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Dimension pédagogique et doctrinale. La plupart des ouvrages dits classiques

marqués qui doivent être inhibés. Il ne faut pas perdre de vue l’option retenue, la question de la socialisation du droit impose une mise au point essentiellement juridique.

II. L’évolution du périmètre du droit des biens

1. Dimension pédagogique et doctrinale. La plupart des ouvrages dits classiques

consacrés au droit des biens offrent une étude exégétique de la matière. Les intentions sont souvent affichées depuis le titre44 et jusqu’au plan qui structure les développements. On y découvre des idées assurant la défense des vertus liées à l’appropriation privée et individuelle et la consécration d’un véritable droit subjectif de propriété. Qu’elles s’attachent à souligner l’origine essentiellement naturelle ou à marquer plus spécialement le caractère civil de la propriété, elles font majoritairement suite à la conception sociale que Portalis s’engage à soutenir lorsque, présentant l’œuvre législative qui aboutit en 1804, il expose les motifs du titre se rapportant justement à la question de la propriété. Il faut donc vraisemblablement se dégager des critiques adressées à un courant qui en réalité n’afficherait pas « la grande pauvreté théorique »45

dont on l’a souvent accablé. On doit tout de même admettre, qu’exception faite de ces développements théoriques, il s’agit ici principalement pour ces commentateurs de reprendre, dans le fil d’une étude organisée, les principes à l’œuvre dans le deuxième livre du Code civil : « Des biens et des différentes modifications de la propriété ».

A la lecture des différents manuels contemporains, il n’est pas certain que l’armature soutenant l’analyse ait profondément été modifiée mais, une large part est faite aux

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Voir à ce propos : THOULLIER (Ch.-M.), Droit civil français suivant l’ordre du Code, ouvrage dans lequel on a tâché de réunir la théorie et la pratique, Paris, Renouard, 1839 ; DEMOLOMBE (C.), Traité de la distinction des personnes et des biens in Cours de Code Napoléon, Tome IX, Paris, Durand, 1870 ; DEMANTE (A.-M.), Cours analytique de Code civil, Paris, Plon, 3ème éd., 1896.

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enseignements tirés d’une jurisprudence devenue abondante. Surtout, d’autres étapes d’une pensée visant directement le droit des biens mais plus significatives de la période antérieure ont été validées. Elles ont pu conduire à un certain détachement conceptuel et à une réflexion renouvelée sur les catégories traditionnelles, le départ se révélant nécessaire entre celles dont l’importance devait être augmentée, en raison notamment d’hypothèses nouvelles, et celles devenues plus accessoires. On pense principalement aux contributions théoriques d’Aubry et Rau46

. Elles invitent à porter un regard nouveau sur le droit des biens, à remarquer sa centralité et à en réévaluer les fondements. Elles constituent un réel point d’inflexion doctrinal et l’accent doit encore être mis sur la conception qu’elles livrent de la notion de patrimoine47. Avant la synthèse des deux auteurs, celui-ci était, en droit français, essentiellement envisagé sous l’angle de sa dimension pratique et, il constituait, au sens de l’ancien article 2092 du Code civil, le droit de gage général des créanciers, en d’autres termes, la somme des biens du débiteur qui s’offraient à leurs revendications légitimes. L’idée d’une synthèse était sans doute déjà en germe, mais il a fallu l’effort de systématisation pour que s’impose celle d’une certaine réciprocité entre droits et obligations et surtout pour entrevoir le patrimoine dans une fonction de générateur d’utilité au regard de l’individu sujet de droit. C’est une véritable théorie que s’engagent à construire Aubry et Rau après avoir relevé que « les rédacteurs du Code civil

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V. spéc. AUBRY (Ch.) et RAU (Ch.), Cours de droit civil français, traduit de l’allemand de C.S. Zachariae, revu et augmenté avec agrément de l’auteur, Strasbourg, Lagier, 4èmeéd., 1873.

47 Même s’il convient déjà de dire que la réception en droit français de la théorie du patrimoine d’affectation a porté un coup redoutable au principe de l’unicité du patrimoine que les auteurs se sont employés à défendre. On songe principalement à la loi du 19 février 2007 sur la fiducie qui permet la constitution d’un « patrimoine fiduciaire » distinct du patrimoine du constituant : Cf. Infra pp. 199 et 307. Il faut également signaler que certains textes antérieurs avaient déjà eu pour effet d’assouplir le principe le principe d’unicité. En premier lieu, la loi du 10 février 1994 (L. Madelin), qui autorise l’entrepreneur individuel à demander que l’exécution soit poursuivie d’abord sur les biens affectés à son activité. En second lieu, la loi du 1er août 2003 sur l’ « initiative économique » qui permet à une personne physique exerçant une activité professionnelle en étant immatriculée sur un registre de publicité légale de déclarer insaisissables sa résidence principale et depuis une loi du 4 août 2008 « tout bien foncier […] non affecté à son usage professionnel » : Cf. Infra p. 199. Il faut enfin évoquer l’atteinte portée au principe de l’unicité du patrimoine par la création par la loi du 15 juin 2010 (L. Novelli) de l’entreprise individuelle à responsabilité limitée. Cette formule nouvelle consacre un véritable relâchement du lien entre la personne et le patrimoine puisque tout entrepreneur peut avoir une EIRL sans devoir constituer une personne morale. Un patrimoine est affecté à l’activité professionnelle comportant les « biens, droits obligations ou sûretés » nécessaires à l’exercice de cette activité (art. L 526-6 C. com).

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n’ont pas réuni, dans un même chapitre, les règles relatives au patrimoine en général »48

puis remarqué que « le Code ne se sert que très rarement du mot patrimoine »49 et qu’il n’est « employé que dans les dispositions qui ont trait à la séparation des patrimoines »50

. Il faut, dans cette conception, que la notion prenne sa valeur théorique et imprègne l’ensemble du droit civil, le patrimoine « étant dans sa plus haute expression, la personnalité même de l’homme, considérée dans ses rapports avec les objets extérieurs sur lesquels il peut ou pourra avoir des droits à exercer »51, il est « sa puissance juridique considérée d’une manière absolue, et dégagée de toutes limites de temps et d’espace »52

. On saisit les prolongements possibles que la notion de patrimoine assure en direction du principe de socialisation du droit. Il peut être, en effet, envisagé comme un instrument permettant de développer une conception dynamique de la propriété. Cette approche du patrimoine a permis le passage d’une logique verticale et descendante qui privilégie la seule transmission des biens et fait mariage de l’association pauvreté / hérédité53 à celle de la répartition, c’est-à-dire à une logique horizontale propre à assurer la circulation des richesses dans une société donnée. Elle mérite donc, selon les auteurs contemporains, une particulière puisqu’il est impératif « accueillir la distinction de la propriété dynamique toujours légitime (…) et de la propriété réputée passive parce que transmise d’une génération à l’autre »54

. Le revirement consiste à considérer, après Aubry et Rau, le

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AUBRY (Ch.) et RAU (Ch.), Cours de droit civil français…, op. cit., § 573, p. 229.

49 Ibid. 50 Ibid. 51 Ibid., p. 230. 52 Ibid. 53

Cette approche du patrimoine est d’ailleurs favorisée par l’étymologie du terme. « Patrimoine » vient du latin patrimonium et désigne l’ensemble des biens hérités du père, des ascendants ou réunis et conservés pour être transmis aux descendants : CORNU (G.), Vocabulaire juridique, Paris, PUF, 9ème éd., 2011, v° « Patrimoine »

54 ATIAS (Ch.), « Destins du droit de propriété », Droits, 1, 1985, p. 6. A l’heure actuelle, on constate d’ailleurs que la fortune acquise paraît moins compter que la fortune constituée par le travail. La promotion de la conception dynamique de la propriété s’accompagne donc d’une certaine prolétarisation du droit des

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patrimoine dans le rapport originaire qui l’unit à la personne et à remarquer, comme ils l’ont souligné, qu’il est le point de rencontre entre propriété et obligation. Il convient d’en relever l’ambivalence, il est à la fois l’ensemble qui permet de voir la réunion de biens différents et de natures diverses55 et un critère de qualification, d’admission des choses au rang de biens par le recours à la notion d’utilité. Il est en somme, le lien entre la personne et les choses qui l’entourent puis entre les choses et l’économie. Dans l’ordre de ces idées, la qualification juridique d’un bien n’a pas forcément de valeur descriptive, elle doit s’effectuer en fonction de l’effet économique qu’elle peut produire. Il s’agit alors de respecter voire de développer l’utilité des choses pour les personnes. Plus généralement, la réflexion à propos d’un droit socialisé engage à réévaluer la portée de la summa divisio opposant les personnes et les choses. Elle prescrit d’ordonner l’étude des choses à la satisfaction d’un intérêt humain. La conception du droit des biens s’en trouve par principe modifiée. Classiquement considéré comme le droit de la propriété acquise, le droit des biens doit aussi s’analyser en un mode de répartition des avantages concrets qui peuvent être retirés des choses56. Il faut donc raisonner en fonction des possibilités techniques qu’il offre.

Il y a donc un certain profit à fréquenter les idées développées à la fin du 19ème siècle sur le patrimoine. Elles donnent un éclairage nouveau à l’étude du droit des biens. Depuis qu’elles ont été exposées, la présentation académique de la matière fait systématiquement place à des développements souvent liminaires reprenant les éléments relatifs à la théorie du patrimoine. On ne doute plus que celle-ci ait contribué à l’expansion du droit des biens.

biens, v. sur ce point MALAURIE (Ph.), AYNES (L.), Les biens, Paris, Defrénois, 5ème éd., 2013, n° 34, p. 18 ; SAVATIER (R.), « La prolétarisation du droit civil ? », D., 1947, p. 161 ; CATALA (P.), « La transformation du patrimoine dans le droit civil moderne », RTD. Civ., 1966, p. 185.

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Cours de droit civil français …, op. cit., § 573, p. 229.

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Selon la synthèse de Ch. ATIAS v. : Les biens, Paris, Litec, 11ème éd., 2011, p. 1. L’auteur s’appuie sur la célèbre formule de Baudry-Lacantinerie et Chauveau selon laquelle les biens sont « toutes les choses pouvant procurer à l’homme une certaine utilité » : Traité théorique et pratique du droit civil, Des biens, 1ère

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Les auteurs des ouvrages s’y rapportant en ont souvent souligné l’importance57

et le caractère fondamental58. Sous l’angle particulier de l’analyse, le droit des biens forme avec le droit des obligations celui du patrimoine dans son entier. Cette évidence a d’ailleurs sa part dans de nombreux manuels ou traités59

et paraît justifier parfois chez certains auteurs60 que les deux disciplines soient étudiées successivement au sein d’un même ouvrage, droits personnels et droits réels ou encore obligations et droits sur la chose étant alors évoqués à la suite.

Le droit des biens connaît donc des liens avec d’autres matières. Sans doute tiennent-ils à ce que, bien qu’étant un système cohérent et marqué par ses permanences, il n’est pas pour autant une branche autonome. Pleinement intégré au droit privé, l’évolution puis la fixation de ses principes et techniques se sont opérées dans un sens qui a permis qu’une compatibilité s’installe entre le domaine qu’il couvre et celui que l’on attribue à d’autres disciplines61. Le droit des biens pourrait donc s’entendre d’un espace restreint à ses éléments les plus étroits comme d’un ensemble de matières où l’on recourt à ses objets et notions. Le droit des biens n’a pas pour ainsi dire réellement varié dans ses grandes masses, tant si l’on prend en compte l’état contemporain de sa configuration que si l’on s’attache à ses expressions plus anciennes. Il n’affiche pas pour autant l’immobilisme dont

57 LARROUMET (Ch.), Les biens. Droits réels principaux, Paris, Economica, 4ème éd., 2004, p. 7.

58 ZENATI-CASTAING (F.) et REVET (Th.), Les biens, Paris, PUF, 3ème éd., 2008, Avant-propos.

59 V. à ce sujet : MARTY (G.) et RAYNAUD (P.), Droit civil, Les biens, par JOURDAIN, 1995 ; RIPERT (G.) et BOULANGER (J.), Traité élémentaire de Droit civil de Planiol, t. II, 5ème éd., 1950 ; LARROUMET (Ch.), Les biens …, op. cit.

60 V. not. MAZEAUD (H.), (L.), (J.), Leçons de droit civil, t. II, vol. II, Obligations, théorie générale, biens, droit de propriété et ses démembrements, Paris, Montchrestien, 3ème éd., 1966.

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Ainsi le droit des biens « pourrait conduire loin : vers le droit de l’environnement, ayant pour objet la protection d’ensembles d’immeubles par nature, vers le droit des obligations et des successions ayant pour objet la transmission des biens (droit économique, droit rural, droit du travail, droit de la propriété intellectuelle) » et « « sans doute aussi [vers le] droit des contrats et de la responsabilité en tant qu’ils organisent des transferts de biens, des échanges et recherchent la mise en œuvre de la justice commutative, c’est-à-dire, dans la distinction d’Aristote, de celle gouvernant les échanges. On veut parler de cette espèce de justice particulière déterminant les rapports individuels par des proportions égales » : MEMETEAU (G.), Droit des biens, Paradigme, 6ème éd. , 2013, p. 1.

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on l’a souvent accablé. En réalité, le renouveau de la matière a souvent été « conditionné par une remise en cause de sa géométrie »62, il doit, au surplus, « inclure dans ses dépendances les domaines où ses techniques – propriété, droits réels, possession – sont utilisées de manière privilégiées »63. Il faut donc voir également ce qui se déroule à la périphérie du droit des biens pour prendre la mesure des changements dont il a été l’objet ou dont il est la source.