• Aucun résultat trouvé

Dimension législative et jurisprudentielle. Pour saisir ces différents événements, il

faut encore porter l’accent sur les liens qu’entretient le droit des biens avec le concept de propriété. Tandis que la liste de ses supports s’allonge, son exercice dépend de limitations toujours croissantes qu’elles soient légales ou réglementaires dès lors, en effet, que l’on comprend, que « le droit de propriété situe son titulaire par rapport à d’autres »64. Progressivement aussi, l’on s’aperçoit devant les juridictions que la formule classique de la propriété proposée en 1804, n’autorise plus les usages qui « semblent contraires au but social de la propriété individuelle »65. La définition du droit de propriété que développe l’article 544 du Code civil n’a pas été modifiée depuis son élaboration. Elle demeure une référence du droit positif. En théorie, le droit de propriété confère toujours à son titulaire « le droit de jouir et de disposer des choses de la manière la plus absolue, pourvu qu’on n’en fasse pas un usage prohibé par les lois et les règlements ». Toutefois, dans les premiers temps du XXème siècle, il est apparu que la deuxième partie de la proposition devait recevoir « une résonance qu’elle n’avait pas au début du XIXème siècle, aux lendemains de la Révolution de 1789, manifestation de la conquête de

62 ZENATI-CASTAING (F.) et REVET (Th.), Les biens, op. cit., Avant-propos.

63

Ibid.

64 ATIAS (Ch.), « Destins du droit de propriété », art. préc., p. 10.

65 PLANIOL (M.), Traité élémentaire de droit civil, Principes généraux, La famille, Les incapables, Les biens, Paris, LGDJ, 1908, n° 754.

20

l’individualisme »66. Cette présentation n’exclut pas l’idée de certaines restrictions. La propriété et son exercice connaissent déjà les quelques limitations imposées par le Code et concédées en faveur des voisins ou de l’intérêt général puisqu’il traite entre autre des servitudes légales ou naturelles et qu’il envisage à l’article 545 l’expropriation pour cause d’utilité publique. Néanmoins, c’est principalement par la voie de développements parallèles que les limites à l’usage de la propriété ont été élaborées. Ces restrictions ont contribué à faire céder la conception individualiste de la propriété67.

On relève d’abord un attrait croissant pour les modes de gestion collective des biens. On assiste, en effet, à une véritable extension de la propriété « sociétaire »68 ou plus généralement, dans une certaine représentation, de la propriété collective. Si la logique stricte prescrit de retenir que les biens attribués aux groupes reconnus juridiquement, relèvent de la propriété individuelle d’une personne morale, ils sont tout de même « la chose de plusieurs »69 et dans cette analyse, ils forment proprement l’objet « d’une propriété collective »70 au sujet de laquelle certains auteurs ont depuis longtemps d’ailleurs appelé « l’attention sur la socialisation réelle du pouvoir et du contrôle »71

. Le collectif peut également constituer une modalité particulière d’exercice de la propriété privée. Alors qu’en 1804, le principe de l’indivision n’avait manifestement pas les faveurs du législateur puisqu’il semblait contrarier d’une manière l’accomplissement de la propriété individuelle, l’idée qu’il devait parfois s’établir un ordre durable entre titulaires

66

LARROUMET (Ch.), Les biens. Droits réels principaux…, op. cit., p. 87.

67 Voir sur ce point not.: WEILL (A.), Droit civil. Les biens, Paris, Dalloz, 2ème éd., 1974, n° 24, p. 29 ; MARTY (G.) et RAYNAUD (P.), Droit civil. Les biens, Paris, Sirey, 2ème éd., 1980, n° 36, p. 36 lesquels soulignent la mise en cause de la « structure individualiste de la propriété ».

68 Ibid. 69 Ibid. 70 Ibid. 71 Ibid.

21

pourtant concurrents de droits identiques sur une même chose s’est lentement imposée. Certaines mesures admettaient déjà que pour une durée déterminée l’indivision pouvait se prolonger dans le temps dans l’intérêt des exploitations et pour éviter le morcellement des terres, on songe à celles que proposent la loi du 19 décembre 1961 ou encore celles du 4 juillet 1980 et du 10 juillet 1982, mais la trace législative majeure d’une réelle organisation pour l’indivision est à voir dans la loi du 31 décembre 197672

. Dans cet ordre, alors que le nombre des propriétaires grandit et que la petite propriété tend davantage à se développer de manière horizontale, c’est une autre forme d’indivision certainement plus aboutie dans ses perspectives collectives qui trouve une réglementation. Avec une loi en date du 10 juillet 1965, la copropriété des immeubles bâtis a elle aussi été dotée de règles et fondements propres.

L’importance des phénomènes collectifs se remarque également lorsque l’on envisage les limites qui atteignent le caractère souverain de la propriété privée. Qu’elles soient d’essence légale ou réglementaire, les mesures qui visent à anéantir les prérogatives des particuliers sur leurs biens sont toujours élaborées à la faveur de l’intérêt collectif. Il faut bien entendu penser aux servitudes d’utilité publique posées dans l’intérêt d’ouvrages, de monuments ou de propriétés publiques ; mais aussi aux règles développées en considération du droit de l’urbanisme ou de l’environnement. La multiplication de ces dispositions conduit à considérer que tout exposé concernant le droit des biens et la question de la propriété invite, ainsi que le soulignent les auteurs, à « faire fréquemment état des règles relevant du droit public »73. La réflexion sur la dimension collective de l’usage de la propriété déborde donc les limites du droit privé. Elle porte à revenir sur la « conception privatiste – civiliste même – du droit de propriété »74.

72

L. n° 76-1286 du 31 décembre 1976 relative à l'organisation de l'indivision.

73 TERRE (F.), « L’évolution du droit de propriété depuis le Code civil », Droits, n°1, 1985, p. 38.

74

22

Devant les juridictions on perçoit également que le propriétaire est en relation avec d’autres non plus seulement en ce qui concerne l’objet de la propriété mais bien aussi dans le cadre de l’exercice de celle-ci. Des considérations d’ordre social, ont progressivement imprégné l’œuvre doctrinale puis jurisprudentielle. A la faveur de ces idées, on admet que la propriété doit être limitée dans l’espace et qu’elle ne saurait servir la satisfaction d’intérêts égoïstes75

. Pour tempérer le caractère absolu du droit de propriété, les magistrats sanctionnent, en recourant aux principes de la responsabilité civile délictuelle, les abus de droit commis par des propriétaires à l’égard des voisins. Le propriétaire est, à cet égard, fautif dès lors qu’il exerce son droit dans la seule intention de nuire à autrui. C’est par le célèbre arrêt Clément Bayard que la Chambre des Requêtes76 a pour la première fois dégagé la notion d’abus dans l’exercice du droit de propriété77

. Il y a abus lorsque le

75

Voir à ce propos et pour exemple : SALEILLES (R.), « De l’abus des droits », Bull. soc. et lég., 1905, p. 325 ; JOSSERAND (L.), De l’abus des droits, Paris, Arthur Rousseau, 1905 ; PLANIOL (G.), Traité élémentaire de droit civil, op. cit., n° 871 et s. ; RIPERT (G.), « L’exercice des droits et la responsabilité civile », Rev. crit. Lég. et jurisp., 1905, 352.

76

Req., 3 août 1915., D. P., 17. I. 79 : Dans cette affaire, le propriétaire d’un terrain dénommé Coquerel a posé sur son terrain des carcasses de bois garnies de pointes acérées. Cette installation avait pour but unique de nuire à son voisin en endommageant le ballon dirigeable de son voisin dénommé Clément-Bayard. A l’occasion d’une sortie, le dirigeable heurte cette construction et se déchire. Clément-Bayard saisit le juge pour obtenir que celui-ci condamne Cocquerel à réparer le dommage causé.

La chambre des Requêtes a décidé qu'il apparaissait que Coquerel avait « installé sur son terrain attenant à celui de Clément-Bayard, des carcasses en bois de seize mètres de hauteur surmontées de tiges de fer pointues ; que le dispositif ne présentait pour l'exploitation du terrain de Coquerel aucune utilité et n'avait été érigée que dans l'unique but de nuire à Clément-Bayard, sans d'ailleurs, à la hauteur à laquelle il avait été élevé, constituer au sens de l'article 647 du code civil, la clôture que le propriétaire est autorisé à construire pour la protection de ses intérêts légitimes ; que, dans cette situation des faits, l'arrêt a pu apprécier qu'il y avait eu par Coquerel abus de son droit et, d'une part, le condamner à la réparation du dommage causé à un ballon dirigeable de Clément-Bayard, d'autre part, ordonner l'enlèvement des tiges de fer surmontant les carcasses en bois ».

Il faut noter pour compléter cet exposé, qu’un précédent jurisprudentiel avait déjà permis de mettre la notion d’abus de droit en relation avec l’usage de la propriété, il s’agit de la célèbre affaire de la « fausse cheminée » qui a donné lieu à un arrêt de la Cour d’appel de Colmar de 1855 : C.A. Colmar, 2 mai 1855, D.P., 1856, II , 9. L’importance de cette décision mérite d’être évoquée puisque selon certains, elle est la seule, dans la jurisprudence du 19ème siècle, qui se rattache à ce que nous appelons aujourd'hui abus de droit : v. ANCEL (P.) et DIDRY (C.), « L’abus de droit : une notion sans histoire ? – L’apparition de la notion d’abus de droit en droit français au début du XXème siècle » in L’abus de droit, comparaisons franco-suisses, Saint-Etienne, Publications de l’Université de Saint-Etienne, 2001, p. 53.

77 On cherche généralement les origines de la théorie de l’abus de droit dans la doctrine et la jurisprudence du 20ème siècle. A contre-courant de cette analyse Charmont indique que « la doctrine de l’abus de droit n’est

23

comportement du propriétaire ne peut se comprendre que si sa seule cause a été d’engendrer le dommage. L’exercice de la propriété peut se révéler abusif toutes les fois que le propriétaire use de sa propriété dans l’unique intention malveillante de nuire à son voisin. Dans ce sens, le critère classique de l’abus de droit est l’intention de nuire, critère moral retenu par l’arrêt Clément-Bayard. Cette décision installe une conception morale et sociale de la propriété. Les mutations contemporaines du droit des biens réservent une part croissante à l’expression des considérations d’essence collective ou plus généralement de nature sociale. On ne doute plus, selon ces observations, de la participation du droit des biens au mouvement de socialisation du droit.

III. La part du droit des biens dans la socialisation du droit

1. Hypothèse. En considération de la conception révolutionnaire de la propriété qu’il accueille, le droit des biens est parfois présenté comme le fondement de l’individualisme juridique. En fait, tout au contraire, il apparaît qu’il a participé et continue de participer au mouvement de socialisation du droit.

La contribution du droit des biens à la mise en œuvre de la socialisation revêt une autre dimension. Généralement, les transformations qui ont affecté la discipline se sont accomplies dans le sens d’une mise en correspondance de ses principes avec des réalités nouvelles. Une telle actualisation de la matière révèle son aptitude à assurer la construction d’un certain état de la société. En cela, le droit des biens est un droit social ou socialisé.

pas nouvelle, elle des origines lointaines : on la retrouve partout et dans toutes les législations » : CHARMONT (J.), « L’abus de droit », RTD. Civ., 1902, p. 119. S’il faut rester prudent avec cette affirmation, on peut tout de même penser que la découverte de la dimension sociale de l’exercice des droits subjectifs est une idée ancienne qui a pénétré l’espace juridique bien avant la fin du 19ème siècle.

24

On a souvent retenu la socialisation comme un concept au service du combat contre l’individualisme juridique. Il faut néanmoins admettre que cette conception est trop réductrice. La force de la notion de socialisation tient, en effet, à ce qu’elle intervient dans des registres différents. La socialisation du droit doit également s’entendre d’une « mise aux mœurs » du droit. Elle résulte, dans ce sens, d’une certaine conformation des règles juridiques à l’état du donné, au social. Telle qu’elle est mobilisée dans le discours des acteurs du 19ème siècle, la thématique de la socialisation oscille d’ailleurs entre ces deux pôles. On doit donc considérer ces deux aspects de la socialisation. La notion se construit par opposition aux principes d’un droit individuel et, dans le même temps, elle traduit la nécessité d’élaborer un droit actuel.

2. La nécessité de privilégier le droit des biens. Le droit des biens est de toute évidence le siège d’influences diverses. Il paraît à même d’accorder des idées, a priori, opposées. C’est d’abord un droit ancien qui se révèle d’une grande actualité, c’est aussi une discipline marquée par l’abstraction qui, par ailleurs, est profondément ancrée dans la réalité. Enfin, bien que reposant sur un postulat éminemment individualiste, une part importante des transformations dont il est l’objet se réalise à la faveur de considérations purement collectives. On ne saurait plus nier la dimension sociale qui anime la recomposition du droit des biens. Dans une large mesure, la socialisation du droit s’accomplit dans les contours étendus78

du droit des biens. C’est en observant sa capacité à réestimer ses composantes qu’il est permis de saisir que le droit des biens est à même d’entendre les enjeux liés à la nécessité de socialiser le droit. Sa place est même centrale

78 C’est à un dosage permanent qu’il faut procéder entre la part que l’on attribue au droit des biens dans le champ de l’espace juridique et la place qu’il faut lui accorder en réalité. On peut donc retenir que « d’une certaine façon, le droit des biens n’a pas de limites » ou en tout état de cause que celles ci se défont à la faveur de besoins nouveaux ou d’applications concrètes. Certaines alliances donnent en effet sens à l’expression « peu parlante » de « droit des biens » : v. sur ce point : SCHILLER (S.), Droit des biens, Paris, Dalloz, coll. « cours », 5ème éd., 2011, p. 1.

25

puisque, par le biais de ses objets, de ses techniques, il semble être le lieu où le droit paraît s’acclimater à la réalité sociale79

.

L’évolution a, en effet, voulu que les crises successives et le passage d’une économie agricole, à une économie industrielle puis post-industrielle se soient toujours accompagnés d’une amplification du rôle des biens dans la vie de chaque individu. La permanence que la discipline affiche n’est qu’une façade. Il ne faut donc pas s’arrêter à cette apparence. Surtout, on ne doit pas manquer de relever les variations qui ont affecté son étendue et son contenu. Comme certains l’ont remarqué, « au cœur du droit patrimonial, le droit des biens est en pleine métamorphose. La soif d’appropriation de l’homme et les trésors d’intelligence qu’il développe pour la satisfaire assurent à la matière un perpétuel renouvellement »80. Il est un lieu d’observation des réalités nouvelles.

Le droit des biens est, à la vérité, une discipline vivante et animée. Des transformations majeures ont affecté ses fondements. Un premier revirement a conduit à rompre avec la tradition juridique qui voulait que le droit de propriété soit uniquement le pouvoir absolu d’une personne sur une chose matérielle pour compter avec les hypothèses virtuelles et les incursions de l’immatériel dans le champ de la représentation juridique. Le second virage qu’a connu le droit des biens a consisté à admettre que l’exercice de la propriété individuelle ne saurait légitimer l’usage excessif de la chose appropriée. Le droit subjectif de propriété met en contact des individus investis de pouvoirs identiques. Il porte à considérer l’intérêt de la propriété voisine. En prenant la mesure des contours collectifs de l’exercice du droit de propriété, le droit des biens se socialise davantage. Un regard sur les qualités et sur l’état contemporain de la discipline laisse penser que le succès la socialisation du droit passe par le droit des biens mais aussi par une socialisation du droit des biens.

79 L’aptitude du droit des biens à adapter ses principes à une réalité changeante est déterminante lorsqu’il s’agit de relever sa participation au mouvement de socialisation du droit. Par référence à l’acception sociologique, il est en effet de principe qu’un droit socialisé soit un ensemble actualisé au regard d’exigences nouvelles ; qu’il affiche, en d’autres termes, une certaine propension à l’acculturation.

26

Notre hypothèse est qu’alors même que le droit des biens et spécialement le droit de propriété sont communément présentés comme l’archétype d’une conception individualiste du droit, il s’avère que dès leur apparition ils étaient déjà profondément imprégnés de l’idée de socialisation. Ils n’ont d’ailleurs jamais cessé de l’être dans le sens où, selon une autre conception de la socialisation, l’adaptation de ses concepts aux grands changements sociaux ou économiques est un des traits constants de la discipline. Que le mot ne soit pas exprimé, que l’idée ne soit pas explicite, il nous semble que l’ambition de socialiser le droit était déjà à l’œuvre. L’histoire contemporaine du droit des biens et l’évolution des conceptions juridiques de la propriété n’ont, en réalité, laissé apparaître que ce qui était déjà en germe. Pour tenter de le montrer, il importe, peut-être à contre-courant de certaines thèses, de signaler que le droit des biens constitue la terre d’élection

d’une certaine conception de la socialisation (1ère

partie). Aujourd'hui, l’étape à laquelle cet ensemble normatif accède nous paraît établir qu’il est devenu le terrain d’expansion de

la socialisation du droit (2nde partie).

1ère partie : Le droit des biens : terre d’élection de la socialisation du droit

27

PREMIERE PARTIE : Le droit des biens, terre d’élection de la