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Chapitre 2 : Déficience intellectuelle et psychopathologie

2.2. Difficultés de détection et dans la démarche diagnostique

Selon Bouras (2013) les progrès plus importants de notre connaissance de la relation entre psychopathologie et DI ont eu lieu dans les domaines de l’évaluation, du diagnostic et de l’épidémiologie. L’auteur reconnait toutefois que la question controverse de la relation entre problèmes de comportement et troubles psychiatriques n’a pas encore trouvé de solution.

À notre avis, bien que, tout comme Bouras, nous reconnaissons les pas de géants qui ont été faits dans ce domaine, beaucoup d’autres questions ne sont toujours pas résolues de manière satisfaisante. En effet, les difficultés concernant la détection et le processus de diagnostic psychiatrique nous semblent particulièrement importantes et feront l’objet principal de ce sous-chapitre. Nous développerons ensuite d’autres éléments utiles à ce débat dans les sections dédiées à l’évaluation, aux taux de prévalence et à la relation entre troubles psychiatriques et problèmes de comportement.

Le travail de Sovner et Hurley (1986) est toujours une référence dans l’étude des spécificités de l’expression psychopathologique dans la population avec DI. Sovner (1986) décrit également plus spécifiquement les facteurs qui limitent l’application des critères du DSM-III pour le diagnostic des personnes avec DI. Ces auteurs utilisent le terme

« pathoplastique » en référence aux effets de distorsion de la personnalité et de l’intelligence sur la manifestation du trouble psychiatrique (cités par, Moss, 2001). Sovner et Hurley (1986) mettent en évidence quatre facteurs (les noms des facteurs ont été traduits de l’anglais en accord avec Tassé & Morin, 2003) :

Distorsion intellectuelle : les déficits de pensée abstraite et de capacité de communication limitent la capacité de la personne à traduire en mots les expériences vécues et de les décrire de façon exhaustive. Comme noté par Sovner (1986), la majorité des troubles de l’Axe I du DSM-III, mais cela reste vrai pour les versions suivantes du manuel, est caractérisée par l’importance des expériences subjectives vécues et rapportées par la personne. La distorsion intellectuelle est probablement le facteur plus lié à l’importance du déficit cognitif, i.e. plus le déficit sera important, plus le poids de ce facteur sera grand.

Cependant, même pour les personnes avec un déficit modéré, il reste très difficile de rapporter certaines expériences, comme par exemple les épisodes d’hallucinations.

Masquage psychosocial : les personnes avec DI vivent des expériences de vie et d’interactions sociales moins riches que la population générale. Cet aspect peut avoir comme conséquence une présentation trop simpliste du trouble psychopathologique et donc le risque que celui-ci ne soit pas détecté. À l’inverse, cela peut aussi à amener à considérer comme psychopathologiques des comportements de « nervosité ou bêtise » (en utilisant les mots de Sovner, 1986) qui en réalité font partie intégrante de l’expression comportementale du DI. Un exemple de Menolascino (cité par Sovner 1986, p. 1057) illustre bien ce processus : « Quand une personne normale devient maniaque, elle croit être Dieu. Quand une personne avec retard mental devient maniaque, elle croit de ne pas avoir de retard ».

« Désintégration » cognitive : selon Sovner et Hurley (1986), le stress émotionnel provoque, chez les personnes avec DI, une désorganisation du traitement de l’information.

Même un niveau de stress considéré très faible peut amener à des comportements bizarres et de type psychotique qui peuvent être confondus avec la schizophrénie.

Exagération de la ligne de base : la présence d’un trouble psychiatrique peut exagérer (i.e.

augmenter la quantité et la fréquence) la sévérité des déficits cognitifs et des comportements inadaptés. Cela rend plus difficile l’interprétation des symptômes et des manifestations comportementales de la personne évaluée. Par exemple, suite à une dépression, une personne ayant un comportement agressif peut devenir plus agressive, mais aussi présenter un sommeil normal alors qu’elle avait toujours présenté des problèmes de sommeil. Cela montre l’importance d’évaluer le comportement de façon dynamique : l’accent doit être mis sur les changements dans le temps (Cooper, Melville,

& Einfeld, 2003).

Il est intéressant de noter que malgré que ces quatre facteurs aient été décrits il ya presque 30 ans, ils continuent d’être fréquemment cités dans la littérature. Cependant, d’autres facteurs rendant l’évaluation psychiatrique des personnes avec DI particulièrement difficile ont été mis en évidence. Un des éléments les plus cités est le masquage diagnostique, proposé par Reiss, Levitan et Szyszko (1982). Pour ces auteurs, le terme décrit la tendance de la DI à masquer la présence de problèmes psychopathologiques. Dans leur étude, ces auteurs ont proposé à trois groupes différents de psychologues d’évaluer une vignette clinique identique.

La vignette suggérait une réaction phobique aigüe précipitée par un événement traumatique.

Les groupes se différenciaient selon les informations reçues concernant Alfred, le

protagoniste de la vignette. Pour le premier groupe (contrôle), Alfred avait un QI dans la moyenne et un parcours scolaire réussi. Le deuxième groupe recevait les mêmes informations, mais on y ajoutait qu’Alfred avait des problèmes sérieux de consommation d’alcool.

Finalement, pour le troisième groupe, Alfred avait un QI de 58 et avait suivi un parcours scolaire spécialisé. Les résultats de l’étude ont montré que la phobie était masquée par l’alcoolisme et la DI, avec des effets spécifiques de cette dernière. Reiss et ses collègues ont poursuivi leurs études mettant en évidence cet effet de masquage dû à la DI causant un sous-diagnostic de schizophrénie, de phobie et de troubles de la personnalité (Alford & Locke, 1984; Levitan & Reiss, 1983). Une revue des travaux qui ont étudié le masquage diagnostique a mis en évidence quelques limites méthodologiques de ces études (Jopp & Keys, 2001).

Cependant, et comme les auteurs de cette revue de littérature ont pu le conclure, l’ensemble des travaux montrent l’existence du phénomène de masquage diagnostique. En effet, même les études les plus récentes continuent de citer ce phénomène comme une cause de la difficulté à détecter des problèmes psychopathologiques chez les personnes avec DI (p. ex., Christensen, Baker, & Blacher, 2013).

L’observation et l’interview dans le processus d’évaluation psychiatrique présentent également des difficultés spécifiques. En effet, dans le processus d’observation il est nécessaire d’adapter l’interprétation du comportement à la personne avec DI. L’observation d’une personne qui parle à elle-même, par exemple, doit être interprétée avec prudence. Il est important d’observer plusieurs éléments : la place prise par la personne à l’intérieur de la conversation ; si la personne joue seulement son propre rôle ou si elle joue le rôle de différents acteurs qui prennent part à une conversation à part entière. Ces comportements sont souvent équivalents au fait de « penser à haute voix » plutôt que des conséquences d’éventuelles hallucinations (Mikkelsen, Charlot, & Langa, 2005). Si les capacités verbales de la personne évaluée le permettent, un entretien devrait systématiquement être proposé.

Cependant, plusieurs éléments doivent être pris en considération dans le cadre de l’entretien diagnostique, et notamment le fait que les personnes avec DI ont une tendance accrue à être suggestibles et qu’elles ont un degré d’attention limité. La suggestibilité amène la personne à être d’accord avec l’évaluateur, en raison d’une crainte liée aux conséquences négatives de l’interview et au fait que l’évaluateur puisse juger négativement ou divulguer les réponses.

Pour éviter ce biais, il est important, davantage que pour la population générale, de maximiser la confiance et le sens de sécurité de la personne avec DI lors de l’entretien. Les limites attentionnelles des personnes avec DI requièrent de l’évaluateur, plus que lors des entretiens

avec les personnes à développement typique, qu’il récapitule très fréquemment afin de refocaliser l’attention sur le contenu de l’entretien et d’obtenir plus de détails sur un même sujet (Moss, 2001).

En conclusion, nous avons présenté, dans cette section, les causes principales de la difficulté de détection de problèmes psychopathologiques chez les personnes avec DI.

D’autres éléments auraient pu être évoqués, comme par exemple les facteurs développementaux ou les équivalents comportementaux. Nous mentionnerons d’ailleurs ces facteurs dans la section dédiée au cas illustratif de la dépression (Cf. section 2.5.). L’objectif de ce sous-chapitre était de mettre en évidence les raisons principales qui font que, d’une part, il est nécessaire d’adapter les critères diagnostiques afin de pouvoir les appliquer aux personnes avec DI, et que, d’autre part, l’évaluation de ces personnes requiert l’utilisation de plusieurs sources d’information. Parmi celles-ci, des informations importantes sur le comportement de la personne évaluée peuvent être recueillies grâce aux répondants, i.e. le plus souvent les membres de la famille ou le personnel socio-éducatif. Étant donné la place centrale de cette thématique dans le présent travail, nous dédierons un chapitre spécifique (Cf.

Chapitre 3) à la démarche de récolte d’information au moyen des répondants. La section suivante de ce travail sera par contre consacrée aux travaux portant sur l’adaptation des critères diagnostiques à la population avec DI.