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D. L’OPTIMISATION PAR MANIPULATION DES PRIX DE TRANSFERT

4. Différents types de manipulation des prix de transfert

a. Les manipulations portant sur les transferts d’actifs corporels

Les échanges intragroupe faisant intervenir des actifs corporels sont monnaie courante. Les sociétés liées au sein d’un même groupe s’achètent et se revendent fréquemment marchandises, matières premières, machines, terrains, immeubles, etc.

Un groupe peut alors succomber à la tentation classique de loger un maximum de charges dans les pays les plus taxateurs, et de localiser un maximum de produits au sein de territoires plus conciliants en procédant, selon les cas, à une sur-facturation ou une sous-facturation de la transaction. Cela lui permet alors de transférer artificiellement les actifs – donc les bénéfices, donc l’impôt – d’une entité du groupe vers une autre entité du même groupe, en contradiction avec le principe de pleine concurrence.

L’OCDE admet toutefois une certaine souplesse : il est ainsi possible qu’une transaction sous-valorisée entre entités parties au même groupe soit compensée par d’autres transactions opérées entre les mêmes sociétés, le principe de libre concurrence étant in fine préservé. Tel serait le cas d’une mère qui, d’une part, vendrait à sa fille une partie de sa gamme de produits à un coût sous-évalué et, d’autre part, lui vendrait l’autre partie de sa gamme avec une marge plus importante que celle qui devrait objectivement prévaloir sur le marché libre.

b. Les manipulations portant sur les prestations de service

Elles sont plus aisées à opérer et passent plus facilement le filtre des contrôles fiscaux que les manipulations relatives aux transferts d’actifs corporels.

En effet, autant le transfert d’une machine-outil d’un pays A vers un pays B est facilement retraçable et observable, autant la délivrance d’une prestation de service (administratif, financier, commercial, technique) se contrôle et se constate avec plus de difficulté.

L’OCDE précise qu’une opération pourra légitimement être considérée comme une prestation de service intragroupe si « dans des circonstances comparables une entreprise indépendante aurait répondu à un besoin identifié soit en exerçant l’activité elle-même, soit en ayant recours à un tiers ». (1)

On peut identifier deux grandes familles de prestations de service intragroupe :

– les prestations de gestion, réalisées par la mère ou toute autre entité du groupe (services de contrôle financier et budgétaire, de comptabilité, de gestion des ressources humaines ou de conseil juridique). De telles prestations donnent lieu au versement de frais de gestion (management fees) ;

(1) OCDE, Principes de l'OCDE applicables en matière de prix de transfert à l'intention des entreprises multinationales et des administrations fiscales, juillet 2010, chapitre VII « Considérations particulières applicables aux services intra-groupe ».

– au-delà de ces services « stratégiques », la mère ou toute autre filiale peut également fournir, pour le compte de l’ensemble du groupe, des services directement liés à l’activité quotidienne du groupe. Entrent par exemple dans cette catégorie les prestations relatives à la politique d’achat, à l’assistance à la production, à la distribution ou à la commercialisation.

c. Les manipulations permises par la politique de financement intragroupe

Les prêts intragroupe peuvent constituer un moyen subtil de transfert des produits entre entités liées, et donc entre États en fonction de la pression fiscale propre à chacun d’eux. Le groupe qui s’adonnerait à ce type de manipulation chercherait alors, selon les cas, à calibrer les prêts accordés à ses différentes entités en exigeant alternativement des taux d’intérêt trop élevés ou en consentant des taux d’intérêt trop faibles par rapport à ceux observables sur le marché en vertu du principe de pleine concurrence. Or il est très délicat de détecter les manipulations en la matière, les conditions d’octroi de prêt étant fonction d’une multitude de facteurs : durée du prêt, montant, nature (fixe, variable), devise utilisée, surface financière, risque de défaut de l’emprunteur, contexte économique, etc. En outre, même des sociétés indépendantes peuvent consentir ou bénéficier de prêts sans intérêt.

En la matière, la manipulation des prix de transfert peut en outre se cumuler avec le recours à d’autres leviers d’optimisation, tel le recours à des produits hybrides (pour des développements plus poussés sur les instruments hybrides, cf. supra).

Exemple : NoGlasnost (mère) et Tuyo (fille) sont deux sociétés du même groupe respectivement implantées dans un État A (IS de 10 %) et un État B (IS de 33,1/3 %). Tuyo enregistre un bénéfice de 10. NoGlasnost lui accorde un prêt de 100, au taux de 10 %, largement supérieur au taux du marché.

Tuyo verse alors un intérêt de 10 à sa mère, intérêt déductible de son assiette taxable, qui est alors totalement effacée. Le Trésor public de B ne reçoit aucun impôt sur les sociétés. Considéré comme un intérêt par le droit de B, la somme que reçoit NoGlasnost est juridiquement assimilée à un dividende par le droit de A, lequel, en application d’un régime mère-fille particulièrement favorable, admet les remontées de dividendes au profit des mères en franchise d’impôt.

Le bénéfice de 10 qui aurait produit un impôt de 3,33 en B en l’absence de prêt génère in fine un impôt nul en B, et un impôt nul en A. La mécanique de manipulation des prix de transfert associée à un instrument hybride (le même flux est considéré comme un intérêt déductible par un droit national, et comme un dividende exonéré par l’autre) permettant une double non-imposition à l’IS via une déduction (en B) suivie d’une exonération (en A).

c

d

Tuyo Fille y Implantée dans l’État B y Bénéfice initial = 10 y Intérêts déductibles = 10 Æ IS = 0

Accorde un prêt de 100 au taux de 10 %

NoGlasnost Mère y Implantée dans l’État A y Bénéfice = 10 (généré par les intérêts)

y Bénéfice non imposable car les intérêts sont assimilés à des divi-dendes

Æ IS = 0

Verse 10 d’intérêts

d. Les manipulations relatives à la rémunération des actifs incorporels Compte tenu de la place croissante prise par l’économie numérique dans les échanges commerciaux, et de la diffusion du numérique à l’ensemble des activités de production, la question des actifs incorporels et de leur juste valorisation lorsqu’ils font l’objet de transactions intragroupe est au cœur des préoccupations des administrations fiscales. Un exemple permettra d’illustrer simplement cette problématique.

Lors de son déplacement aux États-Unis, la mission a pu réaliser à quel point il est malaisé, pour l’administration fiscale, d’obtenir gain de cause devant la justice à l’occasion d’un recours relatif à une manipulation supposée de prix de transfert (cf. encadré suivant).

Un exemple de contentieux de prix de transfert aux États-Unis : l’affaire Veritas (1) L’Internal Revenue Service (IRS) contestait la valorisation d’un certain nombre d’actifs incorporels (2) transférés de la société américaine Veritas Software Corp. à sa filiale irlandaise Veritas Ireland.

D’après l’administration fiscale, ces actifs avaient été largement sous-évalués, le prix convenu aux termes de l’accord entre les deux sociétés – et donc le montant de la redevance versée par la fille Veritas Ireland, par suite imposable au taux d’IS américain de 35 % en tant que produit de la mère américaine – devant être relevé de 118 millions de dollars à 1,675 milliard.

Sourde aux arguments de l’IRS, la United States Tax Court a finalement tranché en faveur de la société, estimant que le prix de transfert avait fait l’objet d’une estimation correcte conforme au principe de pleine concurrence.

e. Le cas particulier des opérations de « business restructuring »

Les stratégies de réorganisation d’entreprise – ou business restructuring – ne constituent pas une manipulation pure et directe des prix de transfert mais elles peuvent avoir pour conséquence de redéfinir artificiellement les flux intragroupe via la relocalisation, à des fins d’optimisation, des différentes entités en fonction de considérations fiscales. Elles peuvent au surplus se doubler d’une manipulation ex post des prix des transactions intragroupe ainsi redessinées.

L’OCDE définit le business restructuring comme le « redéploiement transnational par une entreprise multinationale de ses fonctions, actifs et/ou risques » (3).

(1) United States Tax Court, Veritas Software Corporation & Subsidiaries, Symantec Corporation (Successor in Interest to Veritas Software Corporation a Subsidiaries), Petitioner vs. Commissioner of Internal Revenue, Respondant, 10 décembre 2009.

(2) Notamment l’utilisation de toutes les marques de la société (marques déposées, marques commerciales), les brevets, copyrights, le design, les standards de production, les standards de contrôle qualité, etc.

(3) OCDE, Principes de l'OCDE applicables en matière de prix de transfert à l'intention des entreprises multinationales et des administrations fiscales, juillet 2010.

De telles opérations ne sont pas, par nature, condamnables. Elles peuvent répondre à des considérations et des logiques commerciales et industrielles objectives (pénétration d’un marché par exemple) et ne sauraient être considérées a priori comme un levier d’optimisation voire d’évasion fiscale, surtout lorsque ces réorganisations s’effectuent entre États à fiscalité « normale ». Le soupçon pourra plus légitimement naître dans l’esprit de l’administration fiscale si l’opération voit le transfert d’actifs vers un ETNC ou un État à régime fiscal privilégié.

En tout état de cause, le business restructuring emporte une double conséquence fiscale :

– au moment de la restructuration, avec un transfert d’actif d’un État A vers un État B (changement d’implantation de la société mère par exemple), le premier perdant sa capacité d’imposer ledit actif au profit du second ;

– après la restructuration, et de manière durable, avec la réorganisation des flux intragroupe – et donc des prix de transfert – résultant de la nouvelle organisation géographique de la multinationale.

On peut distinguer trois grandes modalités de réorganisation d’un groupe multinational :

– la première voit la transformation de distributeurs de plein exercice en distributeurs limités ou en commissionnaires qui agissent pour le compte d’une société liée étrangère, qui est alors donneur d’ordre ;

– la deuxième en constitue le miroir au niveau des fabricants, avec la transformation de fabricants de plein exercice en simples sous-traitants ou

« façonniers » agissant pour le compte d’une entreprise associée étrangère donneur d’ordre ;

– enfin, le groupe peut choisir de centraliser des actifs incorporels au sein d’une entité dédiée, une holding par exemple, chargée de détenir et gérer les participations dans les sociétés dudit groupe.

De tels choix de gestion peuvent toutefois être détournés de leur objet premier, voire même être poursuivis dans un but exclusivement ou principalement fiscal. Tel peut être le cas des « contrats de façonnage ». Sous ce schéma, des entités françaises antérieurement considérées comme fabricants au sein de leur groupe sont transformées en « façonniers », tandis que leur siège social est implanté dans un État à la fiscalité plus accueillante. Le façonnier se contente alors uniquement de produire le bien sans en assurer la vente sur le marché et fait remonter l’actif correspondant à la valeur du produit au niveau de mère. En échange, il ne reçoit de celle-ci qu’une modeste marge, comprimée au maximum, ajoutée à ses coûts de fabrication. La masse taxable s’évapore de l’État de fabrication vers l’État moins taxateur, et la réalité fiscale se trouve totalement décorrélée de la réalité économique.

Exemple : Fabric est un fabricant intégré au groupe français Padimpo.

Fabric produit des biens manufacturés d’une valeur de 100 qu’il revend ensuite en réalisant un profit de 10, taxé au taux de 33,1/3 %. L’entreprise acquitte alors un impôt de 3,33, le solde (6,67) étant remonté à la mère sous forme de dividendes en quasi-franchise d’impôt (modulo la quote-part pour frais et charges de 5 %).

Padimpo n’acquitte que 0,11 d’IS sur cette somme (6,67 x 5 % x 33,1/3 %). Au total, le fisc français enregistre 3,44 d’impôt.

Le groupe Padimpo décide de mener une opération de business restructuring et implante son siège en Irlande (dont le taux d’IS est de 12,5 %).

Fabric conclut un contrat de façonnage avec Padimpo aux termes duquel sa seule et unique fonction consiste à fabriquer les produits du groupe, sans en assurer la vente. Padimpo, qui désormais enregistre directement les profits tirés de la vente de biens, lui reverse un montant de 2 destiné à couvrir les coûts de fabrication et à lui assurer une marge minimale. Dans l’hypothèse où ces coûts sont de 1, Fabric dégage un profit de 1, rapportant au Trésor français un impôt de 0,33, un montant 10 fois moins élevé qu’auparavant. Le fisc irlandais prélève quant à lui un impôt égal à 1 (8 x 12,5 %). Au total, le groupe reverse un impôt de 1,33 (0,33 en France + 1 en Irlande), un montant plus de deux fois et demie inférieur à celui acquitté avant l’opération de business restructuring.

Poussée à l’extrême, une telle logique pourrait même permettre à un groupe particulièrement cynique d’utiliser le business restructuring pour rendre une décision de délocalisation plus « acceptable ». Dans un premier temps, il pourrait redéployer ses activités afin d’organiser artificiellement le défaut de rentabilité de telle ou telle filiale implantée dans un pays à forte fiscalité, et, dans un second temps, en tirer argument – apparemment objectif – pour délocaliser la production dans un territoire à bas coûts.

6,67 = dividendes en régime « mère-fille »

2 = couverture des coûts de production + profit minimum

Légende Circuit hors optimisation Circuit après business restructuring

Fabric Fille y Statut de fabricant y Implantée en France y Taux IS = 33,1/3 % y Bénéfice = 10 y IS = 3,33

Padimpo Mère y Implantée en France y Taux IS = 33,1/3 %

y Bénéfice imposable = 0,33 (5 % des dividendes reçus)

y IS = 0,11

Fabric Fille y Statut de façonnier y Implantée en France y Taux IS = 33,1/3 % y Bénéfice = 1 (2 – 1 de coûts de production) y IS = 0,33

Padimpo Mère y Implantée en Irlande y Taux IS = 12,5 % y Bénéfice = 8 (10 – 2) y IS = 1

IV. LA COMBINAISON DES DIFFÉRENTS OUTILS D’OPTIMISATION DANS DES SCHÉMAS TRÈS COMPLEXES : LE NUMÉRIQUE

A. LES SPÉCIFICITÉS DE L’ÉCONOMIE NUMÉRIQUE PERMETTENT UNE