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Différences interindividuelles fortes et mécanismes individualisés

Chapitre 1 Introduction générale

3. Les déplacements collectifs : expression du rôle social dans le maintien de la cohésion

3.2. Différences interindividuelles et processus décisionnels

3.2.2. Différences interindividuelles fortes et mécanismes individualisés

migrations d’ongulés observées en Afrique (Guéron 1993, Guéron et al. 1996). Les terres occupées étant appauvries au fur et à mesure du temps, les troupeaux n’ont alors pas d’autre choix que de migrer vers des zones plus riches, et tous les individus sont alors motivés à trouver de nouvelles ressources alimentaires. Ces grandes migrations peuvent également avoir un but reproducteur, et l’exemple le plus connu est celui des papillons monarques (Danaus plexippus) qui vont traverser la moitié du continent américain, du Mexique au Canada, afin de trouver des zones propices à la reproduction (Brower 1996). Dans ces deux exemples, les membres des groupes ont tous les mêmes besoins au même moment, et il n’y a alors pas de conflits d’intérêt entre différentes motivations mutuellement exclusives.

3.2.2. Différences interindividuelles fortes et mécanismes individualisés

Dans d’autres groupes, comme chez les primates ou les carnivores sociaux, on observe des différences plus accentuées entre les membres d’un groupe. En effet, dans de nombreuses espèces on constate de grandes différences de masse corporelle, notamment ente les mâles et les femelles dans les cas où le dimorphisme sexuel est grand, comme chez les gorilles (Watts 2012) ou les geladas (Cords 2012). De plus, ces groupes présentent généralement des relations sociales hétérogènes, permettant ainsi l’émergence d’individus occupant des positions sociales spécifiques au sein du réseau d’interactions (Lusseau & Newman 2004, Whitehead 2008, Croft et al. 2008). Ces différentes positions selon les types de réseaux d’interactions vont là aussi créer de fortes disparités entre les membres d’un groupe. Toutes ces différences physiques et sociales créent ainsi des écarts de motivation entre les individus (Conradt & Roper 2005). On va alors voir l’apparition de conflits d’intérêt entre les individus d’un même groupe, avec plusieurs individus souhaitant réaliser différentes activités au même moment (Conradt & Roper 2009). Afin de pallier à ces conflits d’intérêt, des processus décisionnels individualisés ont émergé chez de nombreuses espèces sociales, imposant une communication plus globale, où chaque individu a connaissance de l’activité de tous les autres membres du groupe (Conradt & Roper 2005, 2007, Petit & Bon 2010, King 2010, Boinski & Garber 2000). Cela implique également des capacités cognitives plus complexes, et l’on parle alors de processus décisionnels individualisés.

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Dans la littérature, le processus fréquemment décrit est l’apparition d’un leader au sein du groupe, défini comme étant un individu qui initie un départ et qui est suivi par les autres membres du groupe (Petit & Bon 2010, King et al. 2009, Boinski & Garber 2000). Dans certaines espèces, ce leader peut être unique, c’est-à-dire qu’un individu va initier la majorité des déplacements collectifs du groupe, et ce leader a généralement un statut particulier au sein du groupe (Conradt & Roper 2005). Cette situation a été décrite chez les gorilles par exemple, où c’est le mâle dominant qui occupe la position de leader (Schaller 1963, Watts 2000), ou encore chez les éléphants, où la matriarche dirige son groupe afin d’exploiter efficacement l’environnement (McComb et al. 2001, McComb et al. 2011). L’émergence de ces individus leaders permet alors une prise de décision généralement suivie par tous. Toutefois, les cas de leadership biaisé envers un unique individu sont très rares, car ils permettent de satisfaire en priorité les besoins du leader et non des autres membres du groupe. Ainsi, dans la majorité des espèces, le leader n’est pas unique et plusieurs individus peuvent initier des déplacements collectifs. On appelle ce mécanisme le leadership partagé ou distribué (Leca et al. 2003, Conradt & Roper 2007). La propension de chaque individu à être leader peut alors différer, et selon les espèces, différents paramètres impactent la distribution du leadership au sein du groupe (cf Petit & Bon 2010 pour une synthèse, Leblond & Reebs 2006). Ainsi, on constate que les adultes initient plus de déplacements que les juvéniles chez les babouins chacma (Rowell 1969) et chez les oies à tête barrée (Anser

indicus, Lamprecht 1992) par exemple, alors qu’on observe des initiations partagées entre

adultes et juvéniles chez les coatis (Holekamp et al. 2000) ou encore les lémurs bruns (Eulemur fulvus fulvus, Jacobs et al. 2008). Concernant le sexe, les femelles sont leaders plus fréquemment chez les gibbons à mains blanches (Hylobates lar, Barelli et al. 2008), les chevaux (Equus ferus caballus, Welsh 1975) ou les lions (Schaller 1972), alors qu’à l’inverse, les leaders sont principalement des mâles chez les babouins cynocéphales (Rhine & Westlund 1981) et les babouins hamadryas (Kummer 1968, Stueckle & Zinner 2008). Les besoins énergétiques peuvent eux aussi impacter la propension à initier des déplacements de groupe, permettant ainsi aux individus présentant les besoins les plus forts de les satisfaire. Ainsi, les femelles allaitantes initient plus fréquemment que les autres chez les zèbres (Equus burchelli, Fischoff et al. 2007) et les geladas (Dunbar 1983), alors que chez les babouins chacma, les femelles gestantes initient plus que les femelles allaitantes (Stueckle & Zinner 2008). Chez les singes écureuils (Saimiri sciureus, après avoir mis bas, les femelles

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n’occupent plus la position de leader des déplacements collectifs (Boinski 2000). Outre les caractéristiques intrinsèques des individus, le statut social peut lui aussi influencer la propension à initier des déplacements. Ainsi, chez les loups, c’est le couple dominant qui est le plus souvent leader du groupe (Peterson et al. 2002). De la même façon, les dominants sont également plus souvent à l’origine des déplacements chez les mangoustes naines (Helogale hirtula) que les dominés (Holekamp et al. 2000). Enfin, la centralité sociale peut également impacter les processus décisionnels, puisque chez les babouins chacma et les macaques de Tonkean ce sont les individus centraux qui initient plus fréquemment les déplacements (Sueur 2011, Sueur et al. 2013).

Dans ces cas de leadership, on considère classiquement que c’est le leader qui prend la décision de se déplacer pour les autres membres du groupe. Cependant, de plus en plus d’études montrent l’existence de comportements spécifiques pendant la période précédant le départ, émis par différents membres du groupe et permettant ainsi aux individus d’exprimer leur motivation à se déplacer (Petit & Bon 2010). Le leader ne prendrait alors pas la décision du déplacement seul, mais agirait uniquement comme un facilitateur pour définir le moment du départ (Petit & Bon 2010). Il a été montré chez les capucins moines (Cebus

capucinus, Leca et al. 2003), les moutons (Ramseyer et al. 2009), ou encore les oies

(Ramseyer et al. 2009b), que les individus étaient plus regroupés avant un départ que pendant les phases de repos par exemple. On peut également observer l’apparition de comportements particuliers pendant la période avant le départ, comme une augmentation de la fréquence d’urination et de défécation chez les buffles africains (Prins 1996), une augmentation des battements d’ailes chez les oies (Ramseyer et al. 2009b), ou encore l’émission de coups d’œil et de mouvements d’intention chez les macaques (Sueur & Petit 2008) et les hamadryas (Kummer 1968). Enfin, des vocalisations peuvent également être émises pour signifier la motivation de l’individu à se déplacer. Ainsi, les gorilles des montagnes émettent plus de grognements avant un départ (Stewart & Harcout 1994), et les Sifakas de Verreaux (Propithecus verreauxi) émettent des cris de contact spécifiques (Trillmich et al. 2004).

Un cas extrême illustrant cette expression des motivations de chacun est celui du vote, décrit chez quelques espèces comme les babouins hamadryas (Kummer 1968), les macaques de Tonkean (Sueur et al. 2010) ou les buffles africains (Prins 1996). Chez les macaques de