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Les devenirs de la subalternité

Deleuze ne mentionne jamais le nom d’Antonio Gramsci dans son œuvre aussi bien que dans ses co-travaux avec Guattari. Cependant il y a certains liens indirects ou éventuels, mais remarquables. Par exemple, ils sont deux philosophes exceptionnels qui prennent les notions d’« immanence », de « sens commun » ou de « moléculaire » pour leurs concepts fondamentaux . Gramsci reconnaissait bien le devenir, qui est l’un des concepts les plus 1

guattaro-deleuziens, comme un thème philosophique et l’utilisait pour définir la « nature de l’homme », en renvoyant au bergsonisme . Depuis son Quelques thèmes de la question 2

méridionale, il employa la notion de « bloc » pour désigner des complexes politiques

idéologiquement amalgamés et, dans les Cahiers de prison, adopta la notion sorélienne de bloc pour élaborer son concept de « bloc historique ». Pour Deleuze et Guattari, elle est une notion habituelle qui est largement utilisée dans L’Anti-Œdipe (« bloc mobile »), Kafka -

Pour une littérature mineure (« bloc d’enfance ») et Mille plateaux (« bloc de devenir »).

Même si de telles ressemblances ne sont que des ressemblances de terminologie, nous ne les négligerons pas. Car elles nous paraissent comme des indices redondants d’une certaine intuition résistante au dogmatisme ou au schématisme conceptuel qui est souvent découvert dans les lectures habituelles des textes de Gramsci. Cette intuition se trouve surtout dans sa théorie de la subalternité, bien que ce qu’il entend par « groupes sociaux subalternes » ne soit pas le même que la minorité conceptualisée par Deleuze et Guattari.

Toutefois, ce qui compte le plus, ce n’est pas une comparaison ou une ressemblance des notions. L’enjeu est de traduire les théories de Gramsci dans la perspective guattaro- deleuzienne. Qu’entendons-nous par « traduire » ? Est-il légitime de traduire ces théories dans une perspective avec laquelle elles n’ont aucune connexion explicite ? Traduire, ce n’est ni remplacer certaines notions par d’autres ni déplacer simplement les idées gramsciennes dans un discours qui est constitué de concepts de Mille plateaux. Ce n’est pas non plus chercher une interprétation guattaro-deleuzienne qui a pour objet de trouver un « sens latent » d’énoncés de Gramsci ou de résoudre des apories posées par une certaine incohérence de ses textes. Nous ne poserons donc pas des questions telles que : la théorie

Sur la popularisation récente de la notion d’immanence et l’approche terminologique de cette notion du

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point de vue gramscien, cf. P. D. Thomas, The Gramscian Moment - Philosophy, Hegemony and Marxism, Chicago, Haymarket Books, 2011, pp. 339-343. Sur le concept gramscien de « transformisme moléculaire », voir Q8, §36. Ce concept indique le moment personnel de la « révolution passive ».

Q10 II, §48 ; Q7, §35.

gramscienne répond-elle suffisamment à des questions qu’elle pose, c’est-à-dire, sa stratégie de la « guerre de position » est-elle un moyen adéquat pour résister contre l’État bourgeois ? (Perry Anderson) ; l’historicisme gramscien se libère-t-il du marxisme hégélien ? (Louis Althusser) ; Gramsci rompt-il véritablement avec l’essentialisme économiste ? (Laclau et Mouffe) . Au contraire, la traduction de la théorie gramscienne de la subalternité 3

suit la manière dont les auteurs de Mille plateaux lisent divers auteurs : la sociolinguistique de Labov devient une théorie de la langue mineure dans le 4e Plateau ; le devenir-rats du

Willard, les études anthropologiques de Pierre Gordon sur des hommes-animaux, les

romans de Virginia Woolf et les études musicales de Pierre Boulez, tout cela apparaissent dans le 10e Plateau comme des exemples du devenir. En outre, Deleuze et Guattari ne

cessent de chercher des idées du devenir chez les auteurs dont ils veulent s’éloigner : par exemple, quoiqu’ils opposent rigoureusement l’« idée bergsonienne d’une coexistence de durées », qui exprime la réalité du devenir, au structuralisme lévi-straussien qui réduit le devenir à une « correspondance de rapports », en distinguant la structure totémique de la série sacrificielle, ils découvrent certains « compromis » dans cette distinction et le devenir- animal dans la mythologie lévi-straussienne . Si on peut lire tous ces auteurs dans leur 4

devenir-guattaro-deleuzien, pourquoi se l’interdire pour la théorie gramscienne de la subalternité ? Rien n’empêche de l’envisager comme une théorie politique et stratégique du devenir-minoritaire.

La traductibilité de la pensée gramscienne en langue de Mille plateaux découle de deux points. En premier lieu, comme nous l’avons déjà dit, les groupes sociaux subalternes ne sont pas simplement ceux qui se soumettent aux classes dominantes ; Gramsci s’évertue, tout au long de ses écrits, à montrer que le subalterne oblige le sujet ou agent politique à

devenir subalterne. Ainsi, il ne cesse d’amener son concept de subalterne à ce que nous

avons appelé « seconde conception » de la minorité. En second lieu, le bloc historique n’est pas seulement l’un des moyens de groupes hégémoniques pour réaliser leur domination sur les groupes subalternes : il consiste à faire une coexistence du système idéologique

dominant et du mouvement du devenir-subalterne de ce système. Dans ce chapitre, en nous

appuyant sur ces deux points, nous traduirons les analyses de Gramsci sur le subalterne,

P. Anderson, « The Antinomies of Antonio Gramsci », New Left Review, I, 100, 1976, pp. 5-78. L. Althusser,

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« Le marxisme n’est pas un historicisme » (1965) in L. Althusser, É. Balibar, R. Establet, P. Macherey et J. Rancière, Lire Le Capital, Paris, PUF, 2008. E. Laclau et C. Mouffe, Hégémonie et stratégie socialiste : vers

une politique démocratique radicale (1985), trad. fr. J. Abriel, Fayard/Pluriel, 2019.

MP, pp. 289-291.

notamment celles sur la culture subalterne, pour les envisager comme des illustrations du devenir-minoritaire de la minorité.

Or, il y a une entrave à la traduction : l’« historicisme absolu gramscien » qui semble mettre en évidence un décalage entre les Cahiers de prison et Mille plateaux. Il est sans doute le sujet le plus polémique depuis la critique althussérienne de Gramsci : dans son texte célèbre, « Le marxisme n’est pas un historicisme » (1965), Althusser le dénonce comme un auteur principal qui déforme le marxisme dans son humanisme et son « historicisme absolu » . D’après André Tosel, « cette critique a en son temps intimidé 5

durablement la recherche marxiste et a conduit à négliger Gramsci » . Si la critique 6

althussérienne de l’historicisme gramscien est vraiment légitime, c’est-à-dire que la pensée gramscienne peut être qualifiée d’historicisme humaniste et hégélien, alors elle ne pourra pas se traduire en langue guattaro-deleuzienne. Car il n’y a d’histoire que majeure, et le devenir est l’anti-Histoire. Pour résoudre cette entrave, nous examinerons, à la lumière de certaines études récentes sur Gramsci, les aspects hétérogènes de l’historicisme de Gramsci dans le chapitre suivant. (Certes, il y a un point précis sur lequel divergent le concept gramscien de subalternité et le concept guattaro-deleuzien de minorité. Cependant ce n’est pas le problème de l’« historicisme » qui produit leur divergence. De plus, celle-ci n’empêche jamais de traduire le concept de subalternité en concept de minorité.)

Depuis les premières lectures et réceptions des Cahiers de prison, la pensée gramscienne subit un certain nombre de malentendus et de conceptions imprécises. Un exemple connu est la thèse de « codeword » selon laquelle Gramsci adopte certains termes comme un « camouflage » pour éviter la censure de la prison. Anderson la suppose dans les premières pages de son « The Antinomies of Antonio Gramsci », et puis elle est effectivement soutenue par certains membres de la société de Subaltern Studies. Les notions gramsciennes de « philosophie de la praxis » et de « groupes sociaux subalternes » sont des victimes par excellences de cette thèse : elles étaient souvent considérées justement comme un camouflage de « marxisme » et celui de « prolétariat ». Or, comme Peter D. Thomas et Green le montrent avec la précision philologique et argumentative , la philosophie de la 7

praxis ne peut être simplement identifiée au marxisme, bien qu’elle soit certainement

L. Althusser, « Le marxisme n’est pas un historicisme », op. cit.

5

A. Tosel, Étudier Gramsci, op. cit., p. 87.

6

Pour la philologie des textes sur les groupes sociaux subalternes, voir M. E. Green, « Rethinking the

7

subaltern and the question of censorship in Gramsci's Prison Notebooks », Postcolonial Studies, n° 14, 2011, pp. 387-404. Cet article met en cause les débats autour de la thèse de « codeword » et montre de façon évidente combien elle est absurde. Cf. P. D. Thomas, The Gramscian Moment, op. cit., pp. 102-108.

influencée par ce dernier ; la notion de prolétariat ne peut jamais se substituer à celle de groupes sociaux subalternes, et comme notre relecture le montera dans ce chapitre, il faut au contraire strictement distinguer l’une de l’autre.

Afin d’avancer notre projet sans confusion inutile qui procède de la réception de Gramsci dans la conjoncture intellectuelle des années 1970 et 1980, nous nous appuierons sur certaines études qui nous permettront de cartographier le plan rhizomatique des Cahiers

de prison et d’y accéder avec précision. Il s’agit surtout des livres récents de Thomas, The Gramscian Moment (2009), et de Tosel, Étudier Gramsci (2016). L’étude remarquable de

Thomas a pour objet d’ouvrir le chemin vers le cœur de la pensée gramscienne dans sa totalité, en confrontant sa philologie de grande précision avec les « images générales de Gramsci » qui sont représentées notamment par la critique althussérienne de l’« historicisme gramscien » et par la lecture d’Anderson sur les Cahiers de prison . Et 8

encore, le livre classique de Christine Buci-Glucksmann, Gramsci et l’État (1975), est toujours indispensable . Il est l’une des études exceptionnelles qui ne relevaient pas des 9

« images générales de Gramsci » . En dernier, il y a Laclau qui reçoit l’héritage 10

gramscienne sur son propre plan théorique. Sa réception est assez particulière, parce que, loin d’objecter ou de réfuter leurs critiques de Gramsci, il transforme en nouveau fond théorique ce qu’Althusser et Anderson considèrent comme des défectuosités gramsciennes. Pour lui, le mélange gramscien de la structure et de la superstructure, et celui de la science et de l’idéologie ne sont jamais de défauts, mais en revanche ils représenteraient « Gramscian Watershed » qui rend possible de redéfinir la politique comme « champ 11

discursif ». 


P. D. Thomas, The Gramscian Moment, op. cit., p. XIX.

8

C. Buci-Glucksmann, Gramsci et l’État - pour une théorie matérialiste de la philosophie, Paris, Fayard.

9

1975.

Pour réfuter « The Antinomies of Antonio Gramsci » d’Anderson, Thomas l’oppose au livre de Buci-

10

Glucksmann :

In particular, Buci-Glucksmann’s Gramsci and the State, (published in French before Anderson’s essay, in 1975) can be read as an almost point-by-point implicit refutation of Anderson’s arguments regarding the general theoretico-political context of Gramsci’s thought (P. D. Thomas, The Gramscian Moment, op. cit., pp. 80-81).

E. Laclau et C. Mouffe, Hegemony and Socialist Strategy: Towards a Radical Democratic Politics (1985),

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§1. Groupes sociaux subalternes

La subalternité dans « Quelques thèmes de la question méridionale »

Si les groupes sociaux subalternes sont, comme Sibertin-Blanc le formule, des « nouvelles figures d’un sujet politique essentiellement multiple et problématique », c’est surtout qu’ils se distinguent de la « figure du prolétariat » . La différence entre ces deux 1

figures posait une série de questions étranges au marxisme du XXe siècle ; pour autant, les

réflexions marxistes sur la subalternité ne sont pas suffisantes pour y répondre. C’était plutôt un groupe intellectuel asio-américain rassemblé sous le titre de Subaltern Studies qui a commencé à envisager les études gramsciennes sur les groupes sociaux subalternes comme son fondement de recherche. Cependant, malgré la popularité de la notion de « subalterne », il n’y a pas beaucoup de recherches théoriques et philosophiques qui prennent le concept gramscien de subalterne pour un sujet propre et indépendant. Nous centrerons nos relectures des écrits de Gramsci sur les problèmes de la subalternité pour envisager toute sa théorie dans la perspective subalterne.

On peut découvrir les questions implicites ou explicites au sujet de la subalternité tout au long des Cahiers de prison, bien que les textes qui définissent exactement le concept de subalterne soient peu nombreux. Et encore, même avant sa période d’emprisonnement, Gramsci a formé le cœur de la problématique des groupes subalternes dans son « Quelques thèmes de la question méridionale », texte célèbre pour avoir premièrement explicité son concept d’« hégémonie » . Si l’on relit rétrospectivement ce texte de 1926, celui-ci révèlera 2

sa valeur philosophique en puissance, qui anticipe la majorité des thèmes principaux des

Cahiers de prison. Notons certains points qui nous permettront de cartographier les

questions gramsciennes de la subalternité. Le premier est le point où le concept gramscien d’hégémonie s’éloigne du concept des révolutionnaires russes. La première question à laquelle Gramsci veut répondre est celle de savoir comment les communistes turinois peuvent établir l’« hégémonie du prolétariat » sur les masses paysannes méridionales contre l’État bourgeois :

G. Sibertin-Blanc, Politique et État chez Deleuze et Guattari, op. cit., p. 191.

1

A. Gramsci, « Quelques thèmes de la question méridionale » in Écrits politiques III : 1923-1926, Gallimard,

2

1980, pp. 327-356. Ce texte a été retrouvé dans les papiers de Gramsci après son arrestation et publié dans Lo

Le premier problème à résoudre, pour les communistes turinois, consistait à modifier la ligne politique et l’idéologie générale du prolétariat lui-même, en tant qu’élément national intégré à l’ensemble de la vie de l’État et subissant inconsciemment l’influence de l’école, de la presse, de la tradition bourgeoises . 3

Il formule évidemment cette question avec les termes marxistes traditionnels : « dictature du prolétariat », « État ouvrier », le prolétariat en tant que « classe dirigeante et dominante » et surtout « alliances de classes ». Cependant son concept d’hégémonie n’est pas exactement le même que celui de la stratégie majoritaire du marxisme orthodoxe, qui est caractérisée par ce que nous appellerons « régime représentatif » dans le Chapitre VIII. Il n’y a pas, dans la conceptions gramsciennes du « bloc agraire » et de l’hégémonie, de figure du prolétariat qui se situe sur la place de fin fixée et immuable de la stratégie : ce n’est pas les masses paysannes, mais le prolétariat lui-même qui doit premièrement modifier sa propre idéologie et se libérer de l’influence bourgeoise pour établir leur alliance de classes dans une conjoncture donnée.

Le deuxième point se trouve dans la formule « la question paysanne est historiquement déterminée », dont on devrait tenir compte pour remettre en question l’« historicisme » gramscien. Ce que l’auteur veut dire par cette formule n’est pas l’idée hégélienne ou humaniste de l’histoire unique et unilinéaire, mais surtout l’affirmation qu’il n’y a pas de « question paysanne et agraire en général » . Deux conditions déterminent la particularité 4

de la question paysanne dans les années 1920 en Italie : la situation de la « société méridionale » et le problème du Vatican . Bref, la formule exprime le problème de la 5

conjoncture : celle-ci qui est toujours particulière, imprévisible, incertaine ou encore

contingente n’est déterminée que dans l’histoire réelle, non pas par certaines théories

Ibid., pp. 332-333.

3

Ibid., p. 332. Cf. la formule de « l’ensemble des rapports sociaux historiquement déterminés » (Q13, §20).

4

La question paysanne qui avait été posée par les « générations mortes » « pesait d’un poids très lourd sur le

5

cerveau » des communistes ainsi que de la bourgeoisie dans les mouvements révolutionnaires à l’échelle mondiale du XIXe et du XXe siècle. Comme Marx l’analyse dans son humour noir du 18 Brumaire de Louis Bonaparte, ce sont les paysans français pleins de nostalgie de Bonaparte Napoléon qui jouent le rôle d’avant-

garde de la contre-révolution entre les années 1848 et 1851. Au milieu du XXe siècle, les masses paysannes

ont posé toute une série de questions subtiles, notamment pour les communistes asiatiques dont les figures révolutionnaires avaient l’image du « camarade des paysans » : Mao Zedong en Chine, Hô Chi Minh au Viêt Nam, Kim Il-sung en Corée, etc. Dans leurs mouvements décoloniaux et révolutionnaires, les questions paysannes étaient toujours considérées comme indiquant une limite du marxisme orthodoxe. Par exemple, la Corée du Nord a officiellement déclaré sa lutte idéologique contre le Marxisme-Léninisme dès les années 1960, et l’une des thèses principales de cette lutte consistait à refuser la théorie générale eurocentrique de la question paysanne.

générales. Il faudrait souligner que ces caractères de la conjoncture ne se distinguent pas de ceux des groupes subalternes. Dans la mesure où le problème de ces derniers est déterminé dans une conjoncture donnée, il faut les envisager et poser le problème de l’hégémonie dans leur particularité conjoncturelle.

En dernier lieu, dans l’analyse du « grand bloc agraire » méridional, on découvre déjà les problèmes principaux de la subalternité et du bloc historique, qui se développent dans

Cahiers de prison : la structure du bloc historique, l’état subordonné des groupes sociaux

subalternes et l’idéologie dont la première fonction est l’amalgamation des éléments du bloc.

On peut dire du Midi qu’il est une vaste désagrégation sociale, les paysans, qui constituent la grande majorité de sa population, n’ont aucune cohésion entre eux […]. La société méridionale est un grand bloc agraire constitué de trois couches sociales : la grande masse paysanne amorphe et inorganisée, les intellectuels de la petite et de la moyenne bourgeoisie rurale, les grands propriétaires fonciers et les grands intellectuels. Les paysans méridionaux sont en effervescence perpétuelle, mais, en tant que masse, ils sont incapables de donner une expression organique à leurs aspirations et à leurs besoins. La couche moyenne des intellectuels reçoit de la base paysanne les impulsions nécessaires à son activité politique et idéologique. Les grands propriétaires sur le plan politique, et les grands intellectuels sur le plan idéologique, sont ceux qui centralisent et dominent en dernière analyse tout cet ensemble de manifestations. Naturellement, c’est sur le plan idéologique que cette centralisation se fait avec le plus d’efficacité et de précision . 6

Dans la « société méridionale » qui est considérée comme « grand bloc agraire », les masses paysannes restent « désagrégées », « amorphes », « inorganisées » et incohérentes,

A. Gramsci, « Quelques thèmes de la question méridionale », op. cit., pp. 345-346. On trouve une formule

6

similaire dans les paragraphes du 18 Brumaire de Louis Bonaparte, dans lesquels Marx décrit les paysans français de l’époque révolutionnaire :

C’est pourquoi ils sont incapables de défendre leurs intérêts de classe en leur propre nom, soit par l’intermédiaire d’un Parlement, soit par l’intermédiaire d’une Assemblée. Ils ne peuvent se représenter eux-mêmes, ils doivent être représentés. Leurs représentants doivent en même temps leur apparaître comme leurs maîtres, comme une autorité supérieure, comme une puissance gouvernementale absolue, qui les protège contre les autres classes et leur envoie d’en haut la pluie et le beau temps. L’influence politique des paysans parcellaires trouve, par conséquent, son ultime expression dans la subordination de la société au pouvoir exécutif (K. Marx, Le 18 brumaire de Louis Bonaparte (1852), trad. fr., Paris, L e s É d i t i o n s s o c i a l e s , 1 9 6 9 , h t t p : / / c l a s s i q u e s . u q a c . c a / c l a s s i q u e s / M a r x _ k a r l / 18_brumaine_louis_bonaparte/18_brumaine.html, p. 107).

c’est-à-dire qu’elles ne sont pas une classe sociale qui est définie par ses rapports sociaux, politiques et économiques, si bien qu’elles sont même « incapables » d’exprimer leurs besoins. Si on les appelle « subalternes », cela indique leurs états indéfinissables. Elles ne deviennent définissables qu’à condition d’être organisées dans le bloc par l’idéologie dominante dont les auteurs sont les grands intellectuels ; la médiation entre ceux-ci et les paysans est précisément le métier des intellectuels de la petite bourgeoisie (c’est pourquoi le problème des groupes subalternes est étroitement lié à celui de la conjoncture, car les caractères imprévisibles et indéterminables d’une conjoncture procèdent de leurs états indéfinissables). Cette conception des groupes subalternes exprime déjà une rupture avec la stratégie léniniste de l’alliance de classes. Car celle-ci est une alliance entre différentes classes identifiées par leurs « intérêts », tandis que les groupes subalternes n’ont même pas d’intérêts communs qui les définiraient comme une classe. Ce qui nous reconduit à la deuxième conception de la minorité : la minorité n’est pas un groupe définissable, mais un

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