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Appendice La « contre-anthropologie multinaturaliste » de

Métaphysiques cannibales

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1. Introduction : vers une cosmo-politique guattaro-deleuzienne

L’homme ne devient pas femme sans devenir-enfant, et la femme ne devient pas animal sans devenir-moléculaire. Le devenir n’est ni transformation d’un état en un autre ni passage d’un état à un autre, mais il passe entre eux, entre l’homme et la femme et entre l’humain et le non-humain. Le bloc de devenir implique ainsi les alliances avec la femme, l’enfant, l’animal, le végétal et le moléculaire, et en ce sens, il est un « bloc d’alliance » . 2

Les deux volumes de Capitalisme et schizophrénie emploient les concept d’« alliance » et de « filiation » — deux catégories classiques de l’anthropologie de la parenté — mais il y a une différence cruciale entre les usages conceptuels de 1972 et de 1980. Dans

Métaphysiques cannibales, Eduardo Viveiros de Castro considère cette différence comme

exposant un passage ou une rupture entre ces deux volumes :

L’Anti-Œdipe reste ainsi dans l’Œdipe; c’est un livre nécessairement, ou pire

encore, dialectiquement œdipien. Il est rivé à une conception anthropocentrique de la socialité ; son problème continue à être celui de l’hominisation, le « passage » de la Nature à la Culture. […] La limitation de l’approche du premier tome de

Capitalisme et schizophrénie expliquerait ainsi l’interprétation de l’alliance comme

jouant le rôle exclusif de transmetteur du triangle œdipien. Argument qui place la parentalité avant la conjugalité (la première « se prolonge » dans la deuxième) et l’alliance comme simple instrument pour la filiation . 3

Pour théoriser le multinaturalisme perspectiviste amérindien, Viveiros de Castro pratique un « certain devenir-indien de la philosophie de Deleuze-Guattari » et un « certain devenir- deleuzien de l’ethnologie américaniste » . Cette pratique le conduit à une relecture originale 4

de L’Anti-Œdipe et de Mille plateaux dans la perspective de la « contre-anthropologie

Cet appendice reprend et remanie certains passages de la postface de ma co-traduction coréenne de

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Métaphysiques cannibales (에두아르두 비베이루스 지 까스뜨루,『식인의 형이상학 - 탈구조적 인류학의 흐름 들』, 박이대승, 박수경 옮김, 후마니타스, 서울, 2018, 303~316쪽).

MP, p. 357.

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E. Viveiros de Castro, Métaphysiques cannibales, op. cit., pp. 96-97. Cf. AŒ, pp. 85-86.

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E. Viveiros de Castro, Métaphysiques cannibales, op. cit., p. 61.

multinaturaliste » de l’amérindien. D’après lui, le concept guattaro-deleuzien d’alliance se libère de la « conception anthropocentrique de la socialité », précisément au moment où il est redéfini comme devenir dans Mille plateaux, en rompant avec ces deux formes de la socialité formulée en 1972, la « filiation germinale intensive » et l’« alliance somatique extensive » . Si l’on relit ainsi ce livre de 1980 à l’aide de Métaphysiques cannibales, il se 5

révèle une cosmo-politique guattaro-deleuzienne qui est caractérisée par une double transversalité.

En premier lieu, prenant les devenirs-animaux pour « segments occupant une région médiane » , le devenir-minoritaire se précipite vers le devenir-imperceptible, si bien que le 6

bloc de devenir supprime la frontière entre l’humain et le non-humain, et qu’il se définit comme bloc d’alliance ou comme relations cosmologiques entre les êtres humains et non humains . Si le « devenir-minoritaire est une affaire politique » , cette politique n’est pas 7 8

une politique humaine, mais la « politique de la sorcellerie » :

Il y a toute une politique des devenirs-animaux, comme une politique de la sorcellerie : cette politique s’élabore dans des agencements qui ne sont ni ceux de la famille, ni ceux de la religion, ni ceux de l’Etat. Ils exprimeraient plutôt des groupes minoritaires, ou opprimés, ou interdits, ou révoltés, ou toujours en bordure des institutions reconnues, d’autant plus secrets qu’ils sont extrinsèques, bref anomiques . 9

C’est là la différence décisive entre la stratégie majoritaire et la stratégie minoritaire : la première est la politique humaine, celle du « zoon politikon » ou du « zoon logon echon », ou encore la politique dont le but est de devenir humain, tandis que la deuxième en tant que politique de la sorcellerie porte sur le devenir-minoritaire de tout le monde, en impliquant un devenir-inhumain de la politique et une politique avec les animaux et les choses. En deuxième lieu, si le bloc de devenir est le bloc d’alliance des humains, des animaux et des choses non vivantes ou même moléculaires, il est vain de distinguer l’ontologie, la politique

AŒ, p. 188.

5

MP, p. 304.

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Le rôle du devenir-animal est particulier. Si Deleuze et Guattari disent que l’écrivain est sorcier, c’est qu’il

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ne devient pas un animal, mais des animaux, une multiplicité d’animaux : il devient une meute ou une multiplicité de loups, d’insectes ou de végétaux. À savoir que le devenir-animal est une « région médiane » où nous devenons une multiplicité cosmologique, en faisant alliance avec tous les êtres du cosmos.

MP, p. 357.

8

MP, p. 302.

et la cosmologie, c’est-à-dire que la politique comme affaire humaine ne se distingue pas de l’ontologie conçue comme science de l’« être » de tous les êtres. De plus, on a beau répartir les domaines ou les disciplines dans différentes catégories, leurs frontières sont résolues dans les « zones d’indiscernabilité » du bloc de devenir. Il y a tout au long de Mille

plateaux divers « modèles » ou « exemples » de devenirs anthropologiques, biologiques,

mathématiques, physico-chimiques, philosophiques, musicaux, politiques, etc. À vrai dire, ce ne sont pas seulement des modèles ou des exemples, car le devenir traverse tous ces domaines, en les déterritorialisant. Si bien que la littérature et la philosophie deviennent anthropologiques, la linguistique devient politique, tout devient musical par la « Ritournelle » et devient politique par le devenir-minoritaire de tout le monde. Ainsi, Deleuze et Guattari introduisent une cosmo-politique du devenir : faire le bloc d’alliance ou de devenir, c’est « faire un monde, des mondes » ; et enfin le devenir fait du Cosmos une « machine abstraite » qui traverse des mondes comme agencements concrets :

C’est en ce sens que devenir tout le monde, faire du monde un devenir, c’est faire monde, c’est faire un monde, des mondes, c’est-à-dire trouver ses voisinages et ses zones d’indiscernabilité. Le Cosmos comme machine abstraite, et chaque monde comme agencement concret qui l’effectue. Se réduire à une ou plusieurs lignes abstraites qui vont se continuer et se conjuguer avec d’autres, pour produire immédiatement, directement, un monde, dans lequel c’est le monde qui devient, on devient tout le monde . 10

Or, si l’on peut envisager Mille plateaux dans sa cosmo-politique du devenir, ce n’est pas à travers le « mononaturalisme » et le « multiculturalisme » occidentaux, mais du point de vue de la contre-anthropologie multinaturaliste indigène. En ce sens, c’est en grande partie grâce à Viveiros de Castro que l’on peut relire, dans une nouvelle perspective anthropologique, les deux volumes de Capitalisme et schizophrénie. C’est la raison pour laquelle, dans cet Appendice, nous poserons la question sur le concept de contre- anthropologie élaboré dans Métaphysiques cannibales. Nous résumerons, sur la carte rédigée dans le moment deleuzien de ce livre, l’idée fondamentale de sa recherche et rendrons compte du projet de la contre-anthropologie, en le confrontant avec certains projets « post-coloniaux ».

MP, p. 343.

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