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A partir de la fin des années 50, le gouvernement fédéral lance une série d’initiatives et plans pour la colonisation de l’Amazonie « par la patte du bœuf ». Des changements profonds vont s’opérer dans les filières bovines amazoniennes, étroitement corrélés avec les dynamiques démographiques, d’occupation et d’organisation de l’espace, abordées dans l’introduction.

C. Un pays de cocagne pour les productions animales …

Avec l’ouverture des fronts pionniers amazoniens, la forêt a cessé d’être un obstacle à l’avancée de l’élevage extensif. Les éleveurs trouvent même d’importants avantages comparatifs sur le plan zootechnique et fourrager.

La culture des pâturages en terre ferme après déforestation bouleverse les systèmes régionaux de production bovine. Par rapport aux systèmes en plaine de décrue, la ressource fourragère est accessible toute l'année, évitant les graves problèmes d’alimentation en période de crue. Les performances zootechniques s'en ressentent, qu'on les exprime en gains de poids annuels, conformation des animaux, rendement de carcasse, précocité … Ce facteur est renforcé par le matériel génétique apporté par les nouveaux colons, un Nelore plus performant que les races mélangées sans contrôle qui peuplent les várzeas. La terra firme jouit ainsi d'un puissant avantage comparatif pour l'élevage bovin, et les différents acteurs de la filière y trouvent leur compte : l'éleveur vend son bœuf à trois ans plutôt que 4, 5, 6 ans ou même plus. Le transporteur trouve en terre ferme des animaux plus lourds, donc son coût de transport par kilo est diminué (il

paie au kilomètre mais vend au kilogramme). L'abatteur bénéficie de rendements de carcasse plus élevés, ce qui augmente d'autant son bénéfice (animaux mieux conformés). Le boucher jouit d'une meilleure proportion muscles/os, donc plus de recettes par kilo de carcasse. Le consommateur peut acheter de la viande toute l'année, les ventes de bœuf sur pied n'étant plus rythmées par le niveau des eaux. De plus il a la certitude de consommer du bœuf et non du buffle, qu'il n'apprécie pas autant (mais ne sait guère identifier sur les étalages). Face à cette unanimité, le bœuf de terra firme se substitue progressivement au bœuf de várzeas, et les marchés amazoniens s'ouvrent en grand aux productions bovines des fronts pionniers.

Les marchés du Nordeste obéissent à la même tendance. L’élevage y est présent depuis le début de la colonisation, mais avec des parcours très peu productifs en zone semi aride dans les caatingas arbustives et épineuses, dont la production fourragère est très nettement inférieure à celle des pâturages artificiels bien arrosés d'Amazonie Orientale. Les régions humides du Nordeste sont mises en culture et rarement consacrées à l’élevage. Les énormes marchés des villes nordestines sont donc progressivement conquis par les produits de l’élevage amazonien.

D. La naissance de nouveaux circuits

Avec l’explosion démographique due au mouvement pionnier émergent des centres de consommation dans tout ces nouveaux territoires. Un réseau urbain se met en place, où se concentre plus de la moitié de la population totale (49% en 1980, 51% en 1991 et 55% en 1996 d’après l’IBGE). Becker (1992) parle ainsi de « frontières urbaines ». Les pôles régionaux naissants, les villes minières et les nombreux chefs lieux créés sur la frontière sont autant de nouveaux marchés consommateurs. La demande en produits d'élevage ne se limite donc plus aux capitales ribeirinhas, mais s'affirme également au long des fronts pionniers, éloignés des fleuves et de la ressource halieutique. Entre ces bassins de production et centres de consommations émergeants, de nouveaux flux se dessinent indépendamment de ceux de la première filière, évoquée plus haut.

Je distingue trois types de circuits : locaux, régionaux et d’expédition. Une fraction de la production bovine est absorbée au sein même du municipe producteur, une deuxième alimente les centre régionaux, et une troisième est orientée sur les grandes capitales les plus accessibles (Belém, Manaus ou les villes du Nordeste voire du Sudeste). Les modalités de ce schéma varient d'une région à l'autre en fonction :

(i) des bassins de production : les volumes et qualités définissent la part qui peut être exportée ou consommée sur place,

(ii) du transport : suivant les distances, le temps et type de transport, qui peut-être fluvial ou routier, des marchés sont plus accessibles que d’autres

(iii) du centre consommateur : selon les volumes qu’il absorbe, les acteurs se mobilisent plus ou moins pour garantir son approvisionnement. Ainsi le Sud du Pará, avec presque 3 millions de bovins-viande en 92 (IBGE, 1992), ne peut se suffire du marché de Belém et s'est tourné très tôt vers le Nordeste, relativement accessible et capable d'absorber de gros volumes. Au contraire la Transamazonienne est isolée des circuits nationaux1 et avec seulement 550 000 têtes en majorité d'aptitude mixte lait-viande, n’accède pas ce débouché. Elle n’approvisionne que ses petits

marchés locaux, et par le transport fluvial atteint les pôles régionaux que sont Santarém, Macapá et Belém. Le Sudeste paraense et notamment Paragominas, se trouve dans une situation intermédiaire, puisque sa grande production peut être écoulée facilement sur la proche Belém dont il devient d’ailleurs le principal fournisseur aux dépens de Marajó, mais aussi vers le Nordeste, São Luis étant à une dizaine d'heures de camion.

E. L’installation de nouveaux acteurs au long de la filière

Face à la multiplication des producteurs, une nouvelle profession prend de l'importance, celle des marchantes, ou chevillards. Leur fonction est de drainer cette nouvelle production vers les structures d'abattage en place depuis longtemps (à Belém, la Socipe), et de revendre les carcasses. Le nombre de boucheries augmente alors considérablement, suite à cet afflux de matière première, à la démocratisation de la consommation de viande et à l'explosion démographique urbaine. Cette multiplication de détaillants conduira à l'apparition de nouveaux grossistes en aval de l'abattage. Ce sont les atravessadores, ou marchands de carcasses, dont la fonction sera d'assumer à la place du marchante le risque d'impayés et les coûts de livraison face à une distribution très atomisée en milliers de petites boucheries (Famaro 1998).

Dans le cas de Belém, le marché de la viande bovine prend rapidement des proportions suffisantes pour rentabiliser des investissements lourds dans l'industrie d'abattage. Deux gros frigorifiques se mettent en place au tout début des années 80 sous l'initiative de migrants du Sudeste (au contraire de la Socipe, pilotée par des familles paraenses). Le transport réfrigéré n'étant pas encore à l'ordre du jour, ces industries doivent se localiser à moins d'une journée de camion. L'un s'implante à Paragominas, situation privilégiée car au centre d'un bassin de production et en même temps proche de la consommation (300 km). L'autre s’installe à Castanhal, plus proche du marché mais plus distant des éleveurs. En plus de ces deux industries, quelques autres chevillards moins capitalisés investiront aussi dans des petites unités d'abattage à Castanhal, cinq au total, momentanément favorisées par un marché de Belém extrêmement porteur.

On voit que toute une gamme de nouveaux acteurs s'est imposée suite aux chamboulements apportés par la colonisation officielle. C'est une deuxième configuration de filière, qui ne remplace pas la première mais s'y superpose.

F. Survivance de l'ancienne filière, nouvelle organisation spatiale

Bien qu'ayant perdu sa position d'exclusivité la filière traditionnelle ne disparaît pas pour autant. Elle s'appuie sur ses acquis en termes de circuits de distribution (réseau établi de boucheries, permanence de l’établissement industriel) et elle exploite des niches de marché qui lui conviennent, moins exigeantes en qualité : ce sont les consommateurs de plus bas revenus à Belém et Macapá (périphéries et baixadas). De plus, le développement progressif des charges fiscales et de l'inspection sanitaire au long de la filière encourage indirectement l'émergence de circuits clandestins. La capacité à échapper aux contrôles y est alors primordiale, et en ce domaine la production de l'estuaire amazonien est avantagée. Véritable dédale aquatique par lequel on accède facilement à n'importe quel quartier de la ville, le réseau fluvial lui permet d’échapper facilement aux contrôles (les quelques routes desservant Belém sont plus faciles à surveiller). Cependant, bien qu’elle soit très concurrencée pour les animaux

d'abattage, la production de várzea jouit encore d'avantages significatifs pour les activités de naissage. De plus, certains centres consommateurs sont difficilement accessibles par la route, notamment en saison des pluies, et peuvent devenir des marchés captifs pour la production de várzeas.

Ce schéma issu de l’arrivée des pionniers évolue progressivement. De nouvelles législations, des progrès dans les différentes fonctions techniques de la filière bovine, des nouvelles stratégies d’acteurs animent l’organisation du système filière.