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‰ Des données quantitatives pour mesurer

Dans la pratique, les données collectées ont plusieurs origines. Tout d’abord des données statistiques, quantitatives. Elles ont été collectées auprès de nombreux organismes, publics ou privés, et à toutes échelles de la nation à l’individu. Ce type de données permet de mesurer. En effet, il s’agit d’une préoccupation permanente au cours

structures de troupeaux, des performances, des degrés de spécialisation, des coûts, des effets d’entraînement etc. … Il est absolument nécessaire à l’analyste de pouvoir mesurer : dans la pratique, les données fiables permettant des mesures solides sont rares, et finalement l’analyste ne mesure que là où les données le permettent. Souvent les données ne peuvent être interprétées que comme des indicateurs. Cette carence en données de qualité est incontournable, renforcée d’un coté par la précarité des services administratifs sur les fronts pionniers, et d’un autre côté par le désintérêt des acteurs à fournir des informations exactes. Face à cette situation, l’alternative est de constituer une trame de mesures aussi étendue que possible sur l’ensemble de la filière, et dont la mise en rapport repose sur des raisonnements et informations de type qualitatif. Mais mesurer n’est pas comprendre, et la cohérence de mon analyse de filière repose donc aussi sur une approche qualitative, construite à partir d’enquêtes de terrain.

‰ Des informations qualitatives pour comprendre

J’ai choisi de ne pas faire d’enquêtes de type « survey », qui reposeraient sur des questionnaires formalisés appliqués à un échantillon représentatif d’une population donnée. En effet au sein des filières bovines amazoniennes seules les fonctions techniques de production bovine et de distribution de viande contiennent suffisamment d’agents pour que ce type d’approche statistique soit justifié. Hors dans les deux cas des collègues du même programme de recherche ont effectué ce travail, et m’en ont communiqué leurs résultats (Ferreira, 2001, Ludovino, 2002, Hostiou 1999, Famaro, 1998, Homem 2000). J’étais ainsi libre d’imaginer un mode de collecte d’informations adapté à mon objet d’étude, et aux contraintes spécifiques qu’il comporte. J’ai donc mis sur pied un programme d’enquêtes qui répondait à deux priorités : (i) couvrir l’ensemble des fonctions techniques pour chacune des sous-filières, (ii) permettre d’appréhender les stratégies des acteurs malgré les réticences fréquentes de ceux-ci à fournir des informations.

Le premier point a demandé une présence relativement longue sur le terrain, rendue facile par la structure du convênio Embrapa-UFPa-Cirad, et par les différents financements dont j’ai pu bénéficier. Certaines fonctions techniques n’ont cependant pas pu être enquêtées, celles situées en aval sur les filières d’expédition hors-région : la distribution et les marchés consommateurs du Nordeste et du Sudeste du pays. Les revues de littérature et données secondaires obtenues auprès de systèmes-acteurs opérant en Amazonie, ont permis d’atténuer cette déficience. Cela correspond par ailleurs à de nécessaires limites géographiques et thématiques au travail de terrain : il m’était difficile de sillonner le pays entier, et de prétendre étudier des marchés dont l’immensité justifierait un travail de thèse à part entière. Concernant l’amont des sous-filières, j’ai choisi 4 régions très contrastées, représentatives de l’ensemble des situations possibles en Amazonie Orientale :

- les zones d’occupation dite « traditionnelle » (ribeirinhas), c’est à dire les várzeas : j’ai choisi le littoral de l’Amapá, et dans une moindre mesure les environs de Santarém, dans le Bas-Amazone.

- les fronts pionniers, que j’ai choisi en fonction de leur âge et des modes de colonisation :

‰ la région de Castanhal, en zone Bragantina, zone de colonisation agricole ancienne (plus d’un siècle), où les dynamiques pionnières sont aujourd’hui éteintes.

‰ la région de Redenção, dans le Sud du Pará, un des premiers fronts pionniers contemporains (début il y a 40 ans).

‰ la Transamazonienne entre Altamira et Uruará, front pionnier plus récent (30 ans) construit à partir d’une colonisation initialement planifiée et encadrée par l’État.

‰ São Félix do Xingú, à 200 km à l’Ouest de Redenção, front pionnier spontané récent et actuellement très actif.

Dans chaque région, j’ai donc eu l’occasion d’enquêter l’ensemble des fonctions techniques impliquées dans la filière bovine.

Le deuxième point a demandé beaucoup plus d’efforts. Les discours des agents de la filière sont souvent des pièges tendus au chercheur. La réticence à fournir des informations, surtout à un étranger, est également un gros problème. C’est parfois un mur du silence qu’il faut franchir, ou plus encore : dans certains cas il faut avoir été agréé par les entités ou pouvoirs locaux avant de commencer les enquêtes …

En conséquence, au cours de cette analyse de filière j’ai souvent avancé dans le flou. Un peu comme quand on marche dans le brouillard en montagne : le voile se déchire par moments, et l’on a une vision partielle mais claire de l’environnement qui nous entoure, à cet endroit et à ce moment précis1. Hormis ces exceptions, les moyens d’orientations et repères doivent s’adapter. On ne se base plus sur la simple vision, mais on doit interpréter les sons qui nous parviennent, le sens du vent, la température, la forme du relief et de la végétation, et toutes sortes de détails propres à chaque endroit, qui nous parlent et nous renseignent. On doit donc lire un nouveau langage, au risque de se perdre. Il en est de même dans les filières bovines. On se rend compte au bout de quelques mois qu’il existe des codes entre les agents, des choses que l’on ne dit pas directement mais qui sont révélées par l’interprétation d’une réponse à une autre question, des sujets sur lesquels on accepte de parler que si les bonnes questions ont été posées ou si l’enquêteur a fait preuve de telle ou telle maîtrise. Il est donc nécessaire d’apprendre à s’entretenir avec ces acteurs de la filière, à défaut de gagner leur confiance, et pour cela savoir quelles sont leurs contraintes, centres d’intérêts, opinions probables etc. … Il faut essayer de se fondre dans le milieu, en assimiler les conventions pour pouvoir le connaître, et finalement l’analyser. Cela demande du temps, de la chance, et exclut les entrevues basées sur des questionnaires.

‰ Les enquêtes de terrain

Ma technique d’enquête est donc basée sur des entretiens ouverts et répétés. J’ai essayé de suivre plusieurs principes de base :

(i) Laisser la personne parler de ce qu’elle veut, plutôt que de ce qu’on aimerait qu’elle nous dise, au moins dans un premier temps. C’est fondamental pour nouer des liens qui peuvent conduire à une situation de confiance. On augmente aussi les chances d’obtenir des informations fiables, puisqu’elles ne seront pas « extirpées de force ». La personne ne se sent pas exploitée, elle peut même trouver plus facilement un intérêt à la conversation.

(ii) Recouper les informations : souvent un agent ne fournit pas d’informations exactes sur lui-même, mais peut très bien parler des autres. C’est particulièrement utile et vrai dans l’analyse de filière, où les relations entre systèmes-acteurs sont fondamentales.

(iii) Revenir plusieurs fois sur les mêmes terrains et chez les mêmes personnes : les informations sont cédées petit à petit, la confiance peut mieux s’installer et permettre à la personne de mieux comprendre l’objectif du travail, on peut

actualiser les entretiens à la lumière de nouveaux évènements ou de récentes informations, et ainsi valider, enrichir les informations obtenues, affiner le raisonnement.

(iv) Rechercher des informateurs de qualité, plutôt que se baser sur des échantillonnages, ou autres méthodes « aveugles » d’identification des personnes à enquêter.

(v) L’enchaînement des entrevues permet très souvent d’identifier les informateurs clés qu’il sera important de rencontrer. La construction progressive des hypothèses indique qui rencontrer et où, pour pouvoir les confirmer ou infirmer.

(vi) Toute personne est susceptible de fournir une information précieuse qui nous manque, depuis le directeur de supermarché jusqu’au salarié agricole temporaire, en passant par le banquier, le notaire, le camionneur … etc. Il n’y a pas de temps perdu en ce domaine.

(vii) Même avec la meilleure logistique possible, la principale contrainte sur le terrain reste le temps disponible, ce qui impose de faire des choix. Je n’ai ainsi pas pratiqué l’enregistrement des entrevues, étant donné le temps nécessaire à la ré-écoute. La prise de notes était faite directement au cours de l’entretien, et complétée immédiatement après avoir quitté la personne. De même, je n’ai que peu séjourné chez les agents, préférant faire plusieurs passages à des époques différentes.

A partir de ces principes, j’ai petit à petit construit une technique d’enquête relativement personnelle, dès le DEA, sans vraiment de références théoriques, ce qui ne me gênait guère car j’avais la conviction que dans le cas des filières bovines amazoniennes, la priorité était de s’adapter aux acteurs plutôt que de se rattacher à un corpus théorique. Ma position à évolué en 1999, avec mon insertion dans l’équipe du projet IAI1 « Cattle ranching, Land-use and Deforestation in Brazil, Peru and Ecuador », coordonné par Charles H. Wood, du Center for Latin American Studies de l’University of Florida. Il s’agissait d’appliquer au thème de la déforestation une méthode innovante d’enquêtes, que j’ai trouvé particulièrement adaptée à ma problématique de filières. Imaginée par des sociologues américains, cette méthode repose sur quelques concepts correspondant très bien aux pratiques sur lesquelles je m’étais aventuré. Elle m’a ainsi permis de justifier sur le plan théorique mon mode de conduite des enquêtes, et surtout de le perfectionner grâce à des instruments spécifiques et des séminaires réunissant tous les membres du projet. Dans cette méthode, on valide le fait qu’il est important d’avoir une bonne connaissance préalable de la région et des types d’acteurs (cet ensemble est appelé « contexte critique »), que cette connaissance permet d’identifier des informateurs clés qui pourront fournir des informations valables sur différents contextes critiques, par rapport aux quelques questions de recherche précises que l’équipe a identifiées. Des techniques particulières d’entretien permettent d’augmenter le nombre et la qualité des informations fournies. Au fur et à mesure des enquêtes, on arrive à un moment où les acteurs n’apportent plus d’informations qui ne soient déjà connues : ce stade de la redondance indique que l’équipe de recherche a fait le tour de la question.

On insiste en premier lieu sur le principe de l’interdisciplinarité : les enquêtes sont réalisées par des équipes de 4-5 personnes, regroupant les sciences animales (vétérinaires, zootechniciens), l’agronomie (spécialisée sur la production fourragère), l’économie et la sociologie rurale, la géographie. Le deuxième principe est celui de la rédaction en commun de compte-rendu d’enquêtes, le jour même. C’est l’occasion pour

1 Inter American Institute, bailleur de la recherche scientifique sur le continent américain, lui même financé par la National Science Foundation des États-Unis.

chaque spécialiste de confronter et d’harmoniser sa vision en fonction de celle des collègues, effort particulièrement productif pour tous. L’entretien en lui-même est semi-dirigé : il ne repose pas sur un questionnaire, mais l’équipe a au préalable identifié des questions clés auxquelles il faudra apporter des éléments de réponse lors de la rédaction du compte-rendu. C’est donc autour de ces thèmes ciblés que l’on oriente la conversation, d’une manière chaque fois différente en fonction de la personnalité de l’informateur. Une technique particulièrement intéressante est celle des scénarios, où l’on suggère à la personne de s’imaginer dans telle ou telle situation, et de décrire quelle serait sa réaction, ou sa stratégie par rapport à une question donnée. On essaie ainsi de replacer l’informateur dans une autre législation, ou une autre région, avec un autre âge, un autre environnement économique, une autre situation familiale etc. … Cet aspect un peu ludique facilite la participation d’autres membres de la famille ou de personnes présentes, ce qui peut enrichir énormément l’entretien. Cette technique simple est très efficace pour appréhender finement des aspects normalement cachés, tels que les échelles de valeur des gens, les fondements précis de leurs stratégies, leurs conceptions, leurs perspectives, leurs ambitions … toutes informations qualitatives qui regroupées, recoupées, confrontées, mises en perspectives, permettent de construire un raisonnement, une trame, un système. Les données quantitatives permettent ensuite de donner des tailles, des épaisseurs, des intensités au sein de ce système, et l’on caractérise ainsi son fonctionnement, ses blocages, ses paliers, ses atouts, ses perspectives. Que ce modèle d’enquêtes aie été validé sur le plan théorique a donc été un apport important dans mon analyse de filière.

Il me reste maintenant à éclaircir sur quelles bases ont été définies des sous-filières, premier pas dans l’analyse.