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DEUX PERSPECTIVES HISTORIQUES DE LA MEDICALISATION DE L’ACCOUCHEMENT

Une importante contribution de l'anthropologie, de la sociologie et d’études sur les sciences et les techniques a permis de montrer l’influence de la culture et de l'histoire sur la construction des connaissances et des pratiques biomédicales (Obermeyer, 2001). Il est reconnu par ailleurs que le contexte environnemental, social et politique contribue à la réalité physique, mentale et sociale de la maladie et de la souffrance (Massé, 1995). Les enchevêtrements entre le social et le cognitif, la contingence et le caractère parfois négocié de certains résultats scientifiques ont été documentés (Latour, 1991). Au cours de mes investigations bibliographiques, le lien entre les processus de biomédicalisation de l’accouchement et la construction des champs théoriques en sciences sociales sur cette question m’est aussi apparu. Avant de décrire le champ théorique suggéré par l’étude de la naissance en Inde dans le contexte du VIH, il m’apparaît donc nécessaire de dresser un bref récapitulatif des événements qui ont marqué différemment les phénomènes de biomédicalisation de l’accouchement dans les pays du Nord et en Inde.

La médicalisation de l’accouchement en Occident Dans les pays du Nord, jusqu’au XVIIIe siècle, les femmes accouchaient à domicile avec l’aide des matrones. Il s’agissait principalement de femmes venant des milieux pauvres qui ne recevaient aucun salaire pour cette fonction. L’aide qu’elles apportaient lors des accouchements était généralement vue comme un service rendu

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par charité. Cette fonction était décrite par des représentants administratifs et religieux de cette époque comme une pratique répugnante et discréditée. En France, aux XVIe et XVIIe siècles, les matrones accusées de sorcellerie furent parfois envoyées au bûcher. Puis, au XVIIIe siècle, elles devinrent un objet de contrôle assidu de l’Eglise, du corps médical et de l’Etat (Gelis, 1984). En sus des matrones, des sages-femmes instruites appartenant à des milieux sociaux plus aisés ont aidé les femmes à accoucher. Le savoir des hommes en ce domaine était réservé à la théorie. Au XVIIe siècle, l’obstétrique n’était pas enseignée dans les facultés de médecine. Seuls certains chirurgiens se lançaient dans la pratique des accouchements. Ils étaient appelés au chevet des femmes lors de l’apparition de complications obstétricales non résolues par les matrones ou les sages-femmes présentes. Rapidement, l’étendue du savoir des médecins dans le domaine de l’anatomie, leur force physique, et leur maîtrise du maniement de certains instruments (forceps, ciseaux chirurgicaux, bistouri) leur permirent de résoudre les problèmes posés lors des accouchements particulièrement difficiles. Pour certains médecins, le recours à la technique lors des accouchements était très fréquent voir systématique. Les forceps puis des techniques extrêmement risquées comme la section de la symphyse du pubis ou la césarienne étaient parfois pratiquées sur des femmes vivantes par certains accoucheurs (Morel, Rousseau, 2004).

La médicalisation de l’accouchement en Occident débuta à partir du XVIIIe siècle. Elle fut mise en œuvre grâce à l’Etat selon deux processus. Le premier visait à favoriser la mise en place de sages-femmes instruites au dépend des matrones. Il consista au lancement de nombreuses formations étatiques de sages-femmes. Par ailleurs, la subordination des sages-femmes aux accoucheurs apparût avec à l’invention des instruments nécessaires à la pratique de certaines techniques requises lors de l’apparition de complications obstétricales. Une hiérarchie s’imposa entre les hommes accoucheurs qui utilisaient ces techniques et les femmes, et les sages- femmes instruites ou les matrones, qui travaillaient à mains nues. Cette hiérarchie des savoirs et des sexes est toujours d’actualité (Ibid :1245).

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A partir du XIXe siècle, l’obstétrique fut peu à peu reconnue comme science et enseignée en tant que spécialité médicale. Pourtant malgré sa reconnaissance académique, elle resta pendant de nombreuses années impuissante à résoudre les problèmes de mortalité maternelle liés aux infections puerpérales et aux hémorragies. L’ensemble de ces problèmes furent résolus au milieu du XXe siècle d’une part grâce à des connaissances médicales spécifiques en la matière comme la découverte de l’aseptie et des antibiotiques. Par ailleurs, l’amélioration considérable des conditions de vie d’une grande partie de la population fut un élément majeur expliquant la réduction de la mortalité maternelle (Thaddeus, Maine, 1994).

Dans les années 1930, de nombreuses femmes des classes aisées demandaient une présence médicale à l’accouchement afin de bénéficier d’une injection de scopolamine au moment des efforts expulsifs (Davis-Floyd, Sargent, 1997). Ce produit avait pour effet de diminuer la douleur et de modérer la perte de contrôle induite par celle-ci. Vers 1940, un mouvement fut lancé pour convaincre les femmes que la meilleure façon d’accoucher était à l’hôpital sous anesthésie totale. Mais au début des années 1950, devant l’augmentation du nombre de cas de démences rapportées, les dénonciations des effets de la scopolamine de multiplièrent (Ibid : 9). Les règles de maternage en vigueur à cette période incitaient les femmes à nourrir les enfants au biberon et non au sein. L’allaitement maternel était vu comme une pratique archaïque réservée aux pauvres, et aux habitants des pays du Sud (Delaisi, Lallemand, 1980). En France, le mouvement de l’accouchement sans douleur (ASD) fut lancé par le Dr. Lamaze. Cette initiative visait à encourager les femmes à maîtriser les sensations de la douleur et à rester conscientes et éveillées à l’accouchement grâce aux techniques de la psychoprophylaxie obstétricale (George, Leulliez, 2004). Selon Lamaze, la douleur de l’accouchement était le fruit d’un conditionnement social que les techniques d’accouchement sans douleur avaient pour objectif de déconstruire. Cependant, selon certaines chercheuses féministes, l’ASD apparaissait comme une manière hypocrite de faire accepter aux femmes l’aliénation de la maternité, concept énoncé par De Beauvoir (1949) vingt ans plus tôt (Davis-Floyd, Sargent, 1997).

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A partir des années 1960, principalement dans les pays du Nord, les progrès considérables de l’obstétrique et la mise en place de services gratuits et disponibles ont permis une diminution radicale de la mortalité et de la morbidité maternelles et infantiles. Depuis lors, une majorité des femmes accouchent dans des maternités à haut niveau d’utilisation de la technologie médicale. Cependant, l’obstétrique ainsi pratiquée est l’objet de contestations de la part de certains usagers, de certaines sages-femmes et d’une minorité de médecins. Ce mouvement dénonce la tendance à la déshumanisation de la naissance dans certaines grandes institutions hospitalières où le recours à un haut niveau de technologie médicale souvent systématique n’est pas toujours justifié (Davis-Floyd, Sargent, 1997). Ce mouvement est particulièrement développé en Hollande où de nombreuses femmes choisissent d’accoucher à domicile sous surveillance biomédicale (Wiegers et al, 2000). En France, par contre, le mouvement en faveur de la démédicalisation de l’accouchement est minoritaire. Les conséquences néfastes de la surmédicalisation de la naissance y sont dénoncées cependant par les collectifs de sages-femmes. Par ailleurs, une pénurie des professionnels de la naissance est observée. Le manque de reconnaissance professionnelle, la hausse des cotisations d’assurance et le manque de personnel dans les services de soins apparaissent comme les facteurs majeurs expliquant la crise actuelle de la périnatalité30.

La médicalisation de l’accouchement en Inde31

En Inde, la prise en charge des accouchements est restée inchangée jusqu’au XIXe siècle. Depuis, des matrones et d’autres praticiens de médecines traditionnelles ont continué d’aider de nombreuses femmes à accoucher, en particulier dans les villages et les bidonvilles. La politique du gouvernement indien favorise la généralisation d’une prise en charge des accouchements soit dans les institutions sanitaires, soit à domicile avec l’assistance de personnes formées dans un cadre institutionnel. La médicalisation de l’accouchement en Inde a été réalisée grâce aux nouvelles orientations des politiques internationales et nationales de la santé, au

30 Pour un aperçu des problèmes actuels de la périnatalité en France voir, par exemple, l’article collectif

(Barresi et al, 2004) et Le manifeste des Sages-Femmes (Collectif, 2003).

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développement des institutions de soins biomédicaux et suite à l’augmentation des recours aux soins fournis par celles-ci. La formation des matrones dans un système biomédical a été lancée au milieu du XIXe siècle. Elle a été suivie par la formation et la mise en place de personnels auxiliaires comme les auxiliaires infirmières sages- femmes dans les villages à partir de 1960. La formation de médecins femmes et hommes à l’obstétrique et la mise en place d’un réseau d’institutions sanitaires vouées à la prise en charge biomédicale des accouchements ont débuté au milieu du XIXe siècle. Malgré ces initiatives influencées par le pouvoir colonial puis par les bailleurs de fonds internationaux, la mortalité maternelle et infantile reste élevée et une majorité de femmes indiennes continue d’accoucher à domicile avec l’aide des matrones dans de nombreux Etats. Enfin, des travaux mettent en avant une vision critique des politiques de santé menées actuellement par le gouvernement fédéral sous l’égide des institutions internationales de santé publique . Ils qualifient la politique sanitaire indienne de « malsaine » et menée contre l’intérêt de la majorité de la population (Qadeer, Visvanathan, 2004). Cette tendance aurait été formalisée dans les années 1990. Elle est caractérisée par cinq orientations majeures de la politique de santé: La diminution drastique des budgets alloués au secteur de la santé, la privatisation des soins médicaux et l’introduction de système de paiements des soins, l’emphase donnée à la technologie médicale et à la mise en place de programmes d’interventions selon des schémas « verticaux ». Ces auteurs ont formulé une hypothèse selon laquelle les services de santé de la reproduction se présenteraient souvent davantage comme un instrument de contrôle des populations que comme un moyen efficace d’améliorer la santé des femmes et des enfants (Ibid : 145).

CHAMPS THEORIQUES DE L’ANTHROPOLOGIE