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Dans son étude menée en zone rurale thaïlandaise, Whittaker (1999) observait que, dans un contexte où la majorité des femmes accouchaient à l'hôpital, les rites du post-partum demeuraient un événement important dont l'objectif était de restaurer la chaleur du corps après l'accouchement. Ces pratiques n'étaient pas seulement considérées comme nécessaires à la santé, la fertilité et le bien-être des femmes, mais représentaient un rite de passage venant instituer l'appartenance à un groupe et définir une nouvelle identité féminine. A Karik, le post-partum, est aussi le lieu de diverses règles de conduite et d'alimentation et d'interdictions variées dont le but est d'éviter l'apparition de certaines maladies. Si jadis ces prescriptions préventives étaient rigoureusement appliquées, il semble qu'aujourd'hui le possible recours aux services de soins biomédicaux modifie leurs observances. Angelai raconte que:

« Après l'accouchement, on ne donnait rien pendant trois jours. C'est pour éviter le risque d'être malade. En ce temps, on n'avait pas d'aide médicale202. Mais c'est de l'histoire

ancienne, maintenant on va à l'hôpital. »

Selon la jeune Kuruschide, femme de salle à la maternité du PHC de Karik, ces règles alimentaires seraient moins utiles maintenant puisque les femmes reçoivent des vitamines lors des consultations prénatales. Cependant, les maladies du post- partum continuent de faire l'objet de traitement à domicile. Nous pouvons maintenant voir ce que les symptômes et les règles, décrits par nos interlocutrices, révèlent à propos de deux phénomènes majeurs et qu’elles disent relativement fréquents: les pertes de sang et les diarrhées.

Les écoulements de sang sont un signe attendu après l'accouchement et font l'objet d'une pratique destinée à les faciliter:

« Après l’accouchement, je fais un bandage de sari très doux autour du ventre de la femme accouchée pour que le mauvais sang coule dehors. Avec ça, le ventre de la femme sera normal et sans aucun gonflement. » (Angelai)

L’ACCOUCHEMENT À DOMICILE AVEC LA MATRONE ANGELAI

Dans ce système de représentation, une évacuation trop importante du sang jugé impur ne sera pas forcément interprétée comme un signe de complication hémorragique - due par exemple à une rupture utérine, ou à une rétention placentaire, mais comme une simple conséquence de l'état « froid » et « humide » du corps après l'accouchement203. Par contre certains autres signes sont interprétés

d'emblée comme évocateurs d'une maladie:

« Si le sang de placenta ne sort pas complètement, la femme souffre de gonflement du ventre. Pour faire sortir le placenta, on fait pénétrer une mèche de cheveu dans la bouche de l'accouchée. Elle aura la nausée, vomira et le placenta sortira avec du sang. » (Angelai).

La suite des informations données par Angelai à ce sujet est aussi éclairante à propos du maintien de pratiques à domicile pendant le post-partum. Selon les observations de Whittaker (1999) menées en Thaïlande, la poursuite des pratiques de soins du post- partum à domicile représenterait une forme de contestation du pouvoir et des savoirs biomédicaux. A Karik, cependant, ces pratiques ne sont pas déterminées par une envie de « résistance » au système biomédical. Ces pratiques prennent place dans un contexte d’urgence à identifier et résoudre un problème médical, sous peine de le voir transformer en motif d'accusation par les représentants de l'ordre social. En effet, lors d'un accouchement réalisé à domicile, il est impératif, pour la matrone Angelai, que le déroulement du post-partum se fasse dans des conditions favorables. Une éventuelle hémorragie intra-utérine, suite à une évacuation incomplète du placenta par exemple, serait catastrophique. Aussi, l'objectif des visites de la matrone à l'accouchée est de s'assurer de l'absence de problèmes. Dans le cas contraire, l'apparition d'un signe pathologique, non traité par la matrone, signifierait pour l'accouchée une obligation, de se rendre à l'hôpital. Pour la matrone, cette référence d’une femme ayant une complication obstétricale à l'hôpital pourrait se traduire au mieux par une série de remontrances de la part du personnel médical. A l'extrême, les condamnations verbales pourraient se transformer en dénonciation auprès des autorités locales et à l'application de représailles. C'est ce que sous-entend Angelai quand elle explique:

203 Dans le sous- continent indien, les corps sont dits « froid » et « humide » lors de la période du post-partum. Ces deux états seraient responsables de la vulnérabilité accrue de l'accouchée au froid et à la fièvre. (van Hollen, 2003b 169-170).

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« Il faut que tout [ le placenta] sorte dehors, sinon je serai arrêtée par les agents de police. »

L’intervention des représentants de la justice dans les affaires sanitaires serait à vérifier. Cependant, il est certain que, dans des zones où les services de soins biomédicaux sont disponibles, les matrones font parfois l’objet d’une étroite surveillance par les agents de santé communautaires en fonction dans la région204.

En dehors des raisons multiples expliquant le défaut d'évacuation des urgences obstétricales des zones rurales vers les services biomédicaux - manque de reconnaissance des cas d’accouchements pathologiques, de pouvoir décisionnel, de moyen de transport, de ressources nécessaires aux paiements des soins hospitaliers - nous voyons ici que l'absence de recours au système biomédical peut être motivée par d'autres raisons. Lors d'un accouchement difficile à domicile, les femmes et les matrones sont parfois confrontées à la difficulté voire l'impossibilité de recourir au système biomédical sous peine de railleries, d'humiliations, ou de possible réprimande pour activités illicites en ce qui concerne la matrone.

La poursuite des activités de soins à domicile lors de la période du post-partum pour des femmes qui ont accouché à l'hôpital suit la logique classique de la proximité et de la disponibilité des matrones et des faibles dépenses associées à leurs services. Selon mes interlocutrices, le choix du recours à la matrone, pour les soins du post- partum, s'expliquerait aussi par la crainte à exprimer devant le médecin, une douleur ou une plainte consécutive aux soins reçus à l'hôpital.

« Depuis ce jour [de l'accouchement au PHC], j’ai de la douleur en bas du ventre, mais je ne le dis pas au médecin » (Palanie)

Nous verrons, dans le chapitre consacré à l'accouchement à l'hôpital, la façon dont les femmes de Karik rapportent leurs expériences diverses, vécues lors de leur confrontation avec les structures, les techniques et les acteurs du système biomédical. Pour l'heure, l'élocution de Palanie laisse sous-entendre que le recours, désormais courant, aux services biomédicaux de prise en charge de l'accouchement, n'est ni parfait ni total. Cette incomplétude est probablement à l'origine de la persistance du recours aux soins des matrones, en particulier pour la période du post-

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partum, dont les structures biomédicales n'ont, en dehors de l'application d'une technique contraceptive immédiate, ni l'espace, le temps et les moyens de s'occuper. Lorsque les soins immédiat du post-partum sont faits et après avoir nettoyé l’endroit où l’accouchement a eu lieu, Angelai rentre chez elle. Elle nous dit :

« Je prends un bain, je ne resterai pas sans me baigner.. Toutes mes belles filles le savent bien même les gens autour moi le savent. »

Selon Jeffery et al (1989 :106), la pollution de l’accouchement serait supérieure à celle de la menstruation, des rapports sexuels, de la défécation ou de la mort. Par conséquence, le fait de toucher les membranes amniotiques, le placenta et le cordon ombilical, de toucher le bébé et de nettoyer le sang de l’accouchement serait considéré une tâche particulièrement répugnante. Comme je l’ai mentionné antérieurement, à Karik, l’accouchement ne semble pas considéré comme tel. Néanmoins, la pratique de ces actes n’est pas anodine. Angelai affirme que la vue régulière du sang de l’accouchement est probablement à l’origine de ses troubles visuels205.

Voyons maintenant quels sont les autres problèmes rencontrés par les femmes, lors de la période du post-partum, et quels sont les moyens d'y remédier. L’une des maladies graves du post-partum rapportées par les femmes de Karik est celle du kaziccal, les pertes de selles. Des règles strictes d'alimentation lors du post-partum206

seraient appliquées en prévention des conséquences dramatiques de ce symptôme. Comme l'explique Angelai:

« Certaines femmes sont mortes à cause du kaziccal dans notre village. Donc on a fait une restriction de la nourriture. On ne donne pas de légumes et pas de fruits. Le ventre de la femme accouché est trop faible et ces aliments sont trop difficiles à digérer. On prépare seulement le vaitttiya kuzampu [la sauce médicale], pour l’accouchement c’est-à- dire le koli selavu207. »

205 En Afghanistan, des matrones des zones rurales expliquent que la pratique régulière des accouchements

est à l’origine de la perte de leurs dents (Communication personnelle de Priscille Sauvegrain). 206 Dont la proscription des nourritures "chaudes" comme les mangues et les papayes. 207 Voir la note 141.

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Mes interlocutrices ont fait part d'autres troubles du post-partum que je contenterai de mentionner: kalunrivale208 nōy209, la maladie de douleur aux pieds ou aux jambes.

Selon Papathie, les remèdes principaux rapportés consistent à dormir les jambes surélevées, boire le sang du pigeon, à en manger la viande et à prendre du ventayam210, le traitement de base des troubles gastriques à Karik. Dans ce cas, le ventayam est à préparer selon les règles que nous explique Papathie:

« On fait un trou dans le tronc d'un bananier, on y dépose le ventayam et on referme. Le lendemain matin, on reprend le ventayam qui s'est gonflé d'eau et on le mange. La femme guérira aussitôt. C'est ce que j'ai fait pour moi, le kalunrivale est parti. »

On note une fois encore dans ce discours, que la particularité d’une pratique utilisée à un instant donné, est, de première intention, avancée comme faisant autorité. La variabilité individuelle des règles alimentaires pendant la grossesse et lors du post-partum est documentée par Jeffery et al (1989). Lors de ces travaux menés en Malaysie, Carol Laderman (1987) s’est aussi intéressée à ce sujet. Ces observations me semblent pertinentes dans le cadre de mon propos. Selon cette auteur, l'ambiguïté et la variabilité des interprétations du système malais au sujet des restrictions alimentaires permettent de construire un modèle explicatif des conduites. Ce modèle n’est pas construit à partir d’une règle qui dicterait une pratique. Il propose une vision cohérente des pratiques observées à un niveau individuel, c’est-à-dire où une pratique donnée serait utilisée dans un cas donné, par un individu donné et cela de manière systématique. Ici, l'ethnographie de la période du post-partum permet de documenter l'absence de généralisation des règles et des pratiques et leur adaptation particulière à chaque cas. Nous nous accordons, avec ces auteurs, pour reconnaître que les règles alimentaires observées s’organisent à partir de conduites édictées par le groupe social, se modifient en fonction des expériences individuelles et de la possiblité financière de suivre ou non le modèle prescrit. Néanmoins, la proposition de Laderman d'ériger les conduites alimentaires en modèle explicatif des problèmes individuels semble plus hasardeuse. Elle

208 Contraction de kal ūnru vali soit kal : jambe, ūnru :pied, vali : douleur. 209 Nōy: maladie est la contraction du terme : nōyppatuttu

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suppose en effet, pour un individu donné, une relation « figée » entre le corps, au sens holistique du terme, et l'aliment dont on sait que ni l'un, ni l'autre, ne peuvent être réduits à une simple et unique représentation.