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LES DERNIERS JOURS DE PALAVANKODIE OU LA FIN D’UNE MATRONE ?

Il est onze heures, un matin d’avril, lorsque Pragathi, Pallanie261 et moi

arrivons devant la maison de Palavankodie. Pallanie pousse la porte de la maison et nous entrons. Tandis que le mari et la fille aînée de Palavankodie sortent péniblement de la torpeur d'une sieste que la chaleur humide de la saison rend propice à toute heure, celle-ci se lève immédiatement. Elle demeure silencieuse, le regard un instant levé au ciel. Son mari sent l'alcool ; il nous observe d’un air absent et retourne s'allonger dans la pièce voisine. Nous avons du mal à reconnaître cette femme au sari délavé et aux yeux larmoyants que nous avions quittée neuf mois auparavant. Un cataplasme d'herbes est étalé sur le front de son visage amaigri. Elle nous dit qu’il s’agit d’un remède très efficace contre la migraine. Deux voisines que nous avions rencontrées lors de notre dernière visite viennent s'asseoir à nos côtés. Des enfants pénètrent dans la pièce ; ils jouent et se font réprimander par les adultes. Dehors, les habitants de la maison voisine sont affairés à la préparation de la cérémonie de grossesse de la dernière belle-fille. Un haut-parleur diffuse violemment la musique de Kassi, un film très populaire dans cet Etat du Sud de l’Inde, le Tamil Nadu.

Un homme d'une soixantaine d'année entre dans la pièce. Il nous salue en anglais, se tourne vers une femme dont on devine qu'elle est son épouse et lui adresse un très autoritaire « come on » en lui faisant signe de se lever. La femme s’exécute aussitôt. Il la prend par la taille et lui lance « vangue » (viens)262. Pragathi rompt alors le

silence et la discussion s'installe. Lors de nos dernières visites, Palavankodie était très loquace et intarissable sur les questions de maternité. Elle peine aujourd'hui à exprimer ses propos. Palavankodie resta ce jour muette au sujet de son mari. Auparavant, elle nous a raconté que celui-ci ne la soutenait pas dans les difficultés du quotidien. Refusant de travailler, il passe sa journée à boire pendant que ses deux cadets sont à l'école et que sa femme et sa fille aînée travaillent comme coolie dans

261 Palavankodie et Pallanie, qui est l’une de mes principales interlocutrices, sont parentes.

262 Comme me l'ont expliqué mes interlocutrices, cette attitude rappelle la demande de relation sexuelle au

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les champs263. En plus de ce travail agricole, Palavankodie continu aussi d'aider au

vêlage des animaux. Elle nous dit :

« Parfois les propriétaires d'animaux m'appellent au moment de l'accouchement de leurs chèvres ou de leurs vaches. Ils me paient 10 ou 20 roupies. D'autres me donnent des cadeaux et d'autres ne me donnent rien. »

Palavankodie a appris les soins de l’accouchement avec sa grand-mère. Cette femme l'a élevée après le décès de sa mère quand elle était enfant. Palavankodie a grandi dans une famille où quatre générations de femmes sont devenues matrones, non pas parce qu'elles appartenaient à la caste des barbiers264, dont les femmes occupent

traditionnellement cette fonction, mais parce qu'une ancêtre aurait décidé de devenir maruttuvacci. Selon les propos de Palavankodie, ce « choix » ne relève pas d'une révélation lors d'un rêve ou d'un appel divin. Il s'insère dans un contexte où la paupérisation et le manque d'opportunité d’emploi ont conduit certaines femmes des castes défavorisées à exercer la fonction de matrone, alors que leur tradition familiale n'y était pas engagée265.

Palavankodie accompagnait régulièrement sa grand-mère pour les soins au domicile des patientes. C'est d'abord en tant qu'observatrice, puis en tant qu'aide qu'elle a reçu les enseignements nécessaires à la pratique des accouchements. Suite au décès de sa grand-mère et à son déménagement dans le village de son époux, elle a dû cesser temporairement son activité. Elle raconta l'événement déterminant le début de sa carrière de matrone comme suit :

« Après mon mariage, quand je suis venue dans ce village il y avait tout près la construction d'un barrage. En ce temps, il y avait des personnes de villages voisins qui venaient travailler comme maçons. Dans ce groupe, une femme enceinte travaillait comme « coolie ». Elle était en fin de grossesse, elle commençait à avoir des contractions et personne n'était là pour faire l'accouchement. A ce moment, je passais sur le chemin. Ces gens connaissaient la profession de ma grand-mère et ils m'ont demandé d’aider la femme à accoucher. Dès que je me suis approchée, le bébé est sorti du katavu vāy 266.

263 Le terme coolie signifie travailleur journalier. Les femmes qui travaillent dans les champs gagnent en

moyenne cinquante roupies par jour, les hommes en reçoivent cent. Donner le taux ou une échelle de valeur locale.

264 Caste des Vaannan, barbiers et blanchisseurs non « intouchables » contrairement à ceux de la caste des Vannaarapparayaen (n), c’est à dire « Vannan paria ».

265 Ceci est également relevé dans (Jeffery et al, 1989).

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Alors j'ai pensé qu'il n'y avait rien de mal à faire cet accouchement, c'était mon premier, c'est comme cela que j'ai commencé. »

Palavankodie appartient à la caste des Arundhathiyar267. Elle assistait encore

récemment les accouchements de femmes de sa caste et d'autres castes répertoriées268.Palavankodie n'a jamais accouché de femmes appartenant à une caste

supérieure à la sienne. La fonction d'accoucheuse n'est pas le facteur majeur déterminant le rang social de Palavankodie. Son statut de femme intouchable et son absence de lien social avec des gens de caste plus élevée déterminent sa condition. Avec le temps et l'expérience, Palavankodie a modifié les pratiques enseignées par sa grand-mère. Elle m’expliqua, par exemple, la façon dont elle avait, à maintes reprises, fait face à des accouchements compliqués et les raisons pour lesquelles elle avait modifié le traitement appris par sa grand-mère.

« Ma grand-mère avait pour habitude dans ce cas de donner à boire à la femme en travail (le jus de murunkai kirai 269. C'est tellement aigre qu'elle vomit, cela aide à faire sortir le

bébé. C'est pourquoi les gens d'ici me disent de l'utiliser. Mais je ne le donne pas, j'ai peur que le bébé remonte, et qu'il s'assoit près du cœur de la femme.Ça m'est déjà arrivé. »

Les pratiques de Palavankodie semblent avoir évolué avec ses expériences des accouchements. Son discours confirme, si besoin était, que les pratiques « traditionnelles » ne sont effectivement pas figées. Les changements qu’a connu le monde ces dernières années n'ont pas épargné l'Inde, son économie nationale, ses structures et sa politique (Jaffrelot, 2005a). Comme dans de nombreux endroits de la planète, ces bouleversements ont des conséquences dramatiques pour les personnes les plus vulnérables, dont Palavankodie. Ce sont donc les circonstances et les processus d'appauvrissement, de dé légitimation des savoirs et de perte de pouvoir que je propose de décrire à partir de l'exemple de cette matrone villageoise du Tamil Nadu.

267 Rappel : Appellation contemporaine de la caste intouchable des travailleurs du cuir de langue telugu, nommés également Sakkiliar. Aujourd'hui, en raison de l'inadéquation entre caste et métier et de l'hétérogénéité croissante de la caste, de nombreux arundhathiyar n'exercent plus cette fonction (Deliège, 2004b).

268 Il s’agit de la tradution française du terme scheduled castes. Voir la note 13. 269 Nom botanique : Moringa oleifera, nom commun : ben ailé ou moringa

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