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Le déficit d’accueil est le fait des personnels en contact. Il ne concerne pas que le secteur du tourisme, mais toutes les organisations de services (entreprises publiques et privées, administrations).

Des métiers dévalorisés

Les métiers de contact sont peu rémunérés171 du fait que, même si Jan Carlzon [1989]

a proposé de renverser la pyramide dans le domaine des services pour tenir compte de l’importance du personnel en contact (cf. Figure 10), la base de la pyramide est large et qu’il faut beaucoup de personnels opérationnels [Eiglier, 2004, p. 43]. De plus, les conditions de travail, surtout dans le domaine du tourisme et de la restauration, sont « extra-ordinaires » voire pénibles puisque les horaires sont calqués sur les besoins des clients. La nature du travail est bien souvent répétitive et ennuyeuse au bout d’un certain temps, de sorte que les promotions internes visées consistent à s’éloigner du client et à

170 cf. Mauvaise image de la France (p. 100).

171 Il existe tout de même dans la restauration, des personnels en contact bien payés (dans certaines brasseries et

cafés parisiens, par exemple) du fait du système de rémunération au pourcentage pour service et de l’importance des super-pourboires versés spontanément par le client [Barbièri, Dupey et Lafforgue, 1993]

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se mettre à l’abri [ibid.]. Tout cela aboutit à ce que le statut social du personnel en contact soit peu élevé. Or, la France serait un pays de statut.

Iribarne [2006] a comparé le rapport au travail dans les sociétés anglo-saxonnes, et en France. Dans le monde anglo-saxon, il s’agirait presque de rapports commerciaux entre un fournisseur (le salarié) et un client (l’entreprise). Mais en France, le salarié considère qu’il n’est pas à vendre et exige un statut associé à des droits. Car la France nourrirait une passion pour les hiérarchies, ce qui soumet la société à une tension entre la place accordée aux questions de rang et l’idéal d’égalité. Elle aurait résolu cette contradiction en donnant à certains – les insiders172 – un statut qui leur permettrait de se sentir

respectés. Or, dans les entreprises de services, en particulier dans les chaînes hôtelières, sous l’influence des méthodes de management des business schools anglo-saxonnes, il n’y a plus de valeur attachée au statut, ce qui a des effets déstabilisateurs.

La difficulté des métiers de contact est peut-être renforcée par l’attitude des Français lorsqu’ils sont accueillis. Selon Gelin et Truong [2008, p. 82], la mentalité française est marquée par l’individualisme et une forte distance au pouvoir, si bien que le client français aurait, lors des rencontres de service, besoin d’être reconnu pour ce qu’il est

172 Selon la théorie des insiders-outsiders de Lindbeck et Snower [1989].

Personnel en contact

Direction générale Organisation interne

Clients

Figure 10 – La pyramide inversée des entreprises de service [Carlzon, 1989 ;

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dans ce qu’il a d’unique et, en même temps, marquerait une distance sociale et symbolique avec son interlocuteur. Dans un livre fort peu académique, Anna Sam [2008, p. 103], qui a travaillé pendant huit ans comme caissière de supermarché, narre ses mésaventures et rapporte avoir entendu une de ses clientes dire à son enfant : « Tu vois

chéri, si tu ne travailles pas bien à l’école, tu deviendras caissière, comme la dame » ! Une formation déficiente

De plus, la formation des personnels en contact à l’accueil est déficiente. Les personnels de service sont formés à l’opérationnel, mais pas ou peu au relationnel [Eiglier, 1984, p. 42]. Les concours de recrutement d’agent des services publics qui seront amenés à être en contact avec le public ne comportent pas d’évaluation du potentiel relationnel des candidats.

Dans les lycées hôteliers, la formation aux techniques de service en salle de restaurant n’aborde pratiquement pas les techniques d’accueil173. « On ne peut que déplorer de voir certains enseignants réduire la formation à l’accueil à l’étude des règles de préséance. » [Douillach,

Cinotti et Masson, 2002, p. 84]. Alors que les découpages et flambages ne sont plus de mise dans les restaurants français, les professeurs de service en restauration174

continuent d’enseigner la « cuisine en salle ». Pourtant Revel [1979, p. 27] l’écrivait déjà :

« […] il est fort rare que la bonne cuisine se fasse dans la salle à manger. Le petit ballet autour des crêpes Suzette, de l’omelette flambée, du steak au poivre inondé de cognac, au creux d’un plat d’argent sous lequel brûle une périlleuse et malodorante lampe à alcool, tout cela relève de l’attraction foraine et de la vigilance des sapeurs-pompiers, non pas de la gastronomie. » Ces professeurs gardent la

nostalgie de l’Âge d’or de la gastronomie française, lorsque le maître d’hôtel avait un rôle d’éducateur des bourgeois qui cherchaient à adopter les manières de la noblesse [Poulain et Neirinck, 2004, p. 70 et suivantes]. Ils affirment qu’ils ont le devoir de maintenir une tradition, mais aucune instruction ministérielle ne leur impose cela. Selon

173 CINOTTI Yves. Pitié pour les canards. L’Hôtellerie, 13 avril 1995, n° 2 403 [en ligne]. Disponible sur :

<http://yvcinotti.free.fr/Documents/canards_1995.pdf>. (Consulté le 27-10-2010).

174 Les professeurs de lycée professionnel d’hôtellerie-restauration option « service et commercialisation » et les

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Lynch et MacWhannel [2000], si l’enseignement en lycée hôtelier est resté très « aristocratique », c’est parce que la noblesse a constitué la clientèle des premiers hôtels. Les professeurs de techniques de salle ont quand même tenté d’évoluer en prétendant faire un effort de formation à la vente. Cela s’est traduit en réalité par un discours centré sur la connaissance des produits (vins, alcools, fruits, cigares). On déverse « des brouettées

de connaissances livresques et décontextualisées concernant les produits, que les élèves s’empresseront d’oublier une fois l’interrogation écrite passée » [Douillach, Cinotti et Masson, 2002, p. 85].

Tout cela ne serait pas grave si la formation aux techniques d’accueil et de vente n’était pas négligée. Dans un rapport du Conseil national du tourisme175, on peut lire : « Les formations, plus particulièrement celles qui destinent aux métiers de service, n’évoluent pas aussi rapidement que les attentes de la clientèle. »

Cruelle réalité

De nombreux Français seraient sans doute en mesure de citer le nom d’au moins un grand chef de cuisine français. Paul Bocuse, Alain Ducasse ou Joël Robuchon jouissent d’une renommée internationale. Quelques sommeliers176 bénéficient d’une certaine

notoriété, du moins dans le milieu de la restauration, surtout ceux qui ont remporté le concours de meilleur sommelier du monde177. Mais en réalité, ils sont rarement au

contact de la clientèle. Car il existe deux aspects du métier : le sommelier de « scène », présent dans la salle pour conseiller le client et suivre le service assuré par les commis, et le sommelier de « coulisse », qui choisit les vins et se déplace pour rencontrer les producteurs. Cette deuxième fonction est beaucoup plus valorisante pour les sommeliers. Ils passent du rôle de serveur à celui d’acheteur. L’admiration pour les sommeliers est peut-être aussi liée au fait qu’ils sont les ambassadeurs d’un produit prestigieux et que leurs qualités de dégustateur étonnent toujours.

175 CONSEIL NATIONAL DU TOURISME SECTION DE LÉCONOMIE TOURISTIQUE. Comment résoudre la pénurie de

main-d’œuvre dans le secteur de l’hôtellerie-restauration. Février 2008. 17 pages [en ligne]. Disponible sur

<http://www.veilleinfotourisme.fr/servlet/com.univ.collaboratif.utils.LectureFichiergw?ID_FICHIER=11 0588>. (Consulté le 23-6-11).

176 On peut citer Philippe Faure-Brac, Oliver Poussier, Enrico Bernardo.

177 Les Concours pour le Meilleur Sommelier du Monde. Association de la sommellerie internationale [en ligne].

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Mais qui peut, aujourd’hui, citer le nom d’un maître d’hôtel français ? Même les professionnels de la restauration en sont incapables. Alors que les émissions de télévision qui mettent en scène des cuisiniers professionnels ou amateurs font rêver, les métiers du service en salle n’attirent plus les jeunes. C’est ce qu’affirment le président de l’ANPCR (Association Nationale des Professeurs de Cuisine et Restaurant des CFA)178 ainsi que la présidence de l’AFLYTH (Association Française des LYcées

d’Hôtellerie et de Tourisme)179. Du côté des professionnels, Pascal Bardot, chef de

l’Astrance (à Paris XVIe – 3 macarons au Guide Michelin) affirme : « Je reçois un CV par jour de candidats qui veulent travailler dans ma cuisine et cinq CV par an pour la salle. »180 Une

partie des professionnels de la restauration, à commencer par les enseignants de cette discipline, se replie vers les techniques du passé et la connaissance encyclopédique des produits. Les concours de restaurant ne concernent quasiment pas l’accueil et la vente : ils privilégient également le geste suranné et le produit181.

Le déficit d’accueil en France est donc immense et semble bien difficile à combler. Le débat à venir sur le remplacement des caissières et caissiers de supermarché par des machines sera peut-être l’occasion de se demander à quoi servent vraiment des personnes dont la mission d’accueil se réduit au SBAM (sourire, bonjour, au revoir, merci) [Poupard, 2007, p. 83]. Faut-il un électrochoc, comme la chute brutale du

178 LEURIDANT Laurène. Bruno Treffel : “Une mise à plat est nécessaire dans l’apprentissage”. L’Hôtellerie

Restauration, 26 octobre 2010 [en ligne]. Disponible sur : <http://www.lhotellerie-restauration.fr/journal/ formation-ecole/2010-10/Bruno-Treffel-Une-mise-a-plat-est-necessaire-dans-l-apprentissage.htm>. (Consulté le 25-3-2011).

179 ÉVEILLARD Anne. S’adapter sans perdre l’âme de l’enseignement. L’Hôtellerie Restauration Campus, 10

septembre 2010 [en ligne]. Disponible sur : < http://www.lhotellerie-restauration.fr/journal/formation- ecole/2010-07/Agnes-Vaffier-S-adapter-sans-perdre-l-ame-de-l-enseignement.htm >. (Consulté le 25-3- 2011).

180 GAUDRY François-Régis. La cuisine française hachée menu. L’Express Styles, n° 3 113, 2-8 mars 2011. 181 La coupe Georges Baptiste 2010, un des concours de service en restaurant les plus renommés, comportait,

pour les professionnels, les épreuves suivantes : argumentation commerciale (en fait une interrogation orale pour évaluer la connaissance des produits), la prise de commande de deux cafés, l’identification de 20 personnalités professionnelles et/ou politiques à partir d’un trombinoscope (!), le filetage d’une sole meunière, la préparation d’un steak tartare, la découpe d’une selle d’agneau, l’identification de 10 fromages AOC, la préparation de crêpes et de pruneaux flambés, la réalisation d’un cocktail, l’ouverture d’une bouteille cachetée à la cire et l’analyse sensorielle de deux vins. [cf. Les épreuves pratiques. Coupe Georges Baptiste [en ligne]. Disponible sur : <http://www.coupe-georges-baptiste.fr/index2.php?page=public/ id_breve.php&id=26>. (Consulté le 12-2-2011)]

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nombre de touristes étrangers venant visiter la France ? Car ceux-ci supportent non seulement un accueil de qualité faible, mais aussi une hospitalité touristique territoriale pas toujours à la hauteur.