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DES SAVOIR-AGIR LANGAGIERS PROFESSIONNELS

A partir d’une perspective historico-culturelle du développement et d’une approche ergonomique de l’activité enseignante, nous avons posé les bases théoriques de la notion de savoir-agir langagier professionnel en les situant comme des savoirs pour enseigner identifiables au sein d’une co-activité enseignant/élèves. Ils se manifestent à l’aune du système didactique enseignant/savoir/élève et sont constitutifs d’une pratique enseignante. Nous avons développé l’idée qu’ils puissent être une forme de pragmatisation du savoir enseigner (Pastré, 2001) en ce qu’ils traduisent par le langage, des choix relatifs à des concepts pédagogiques et didactiques visant à orienter l’action en classe. Le langage est alors envisagé comme instrument stratégique pour conduire l’activité d’apprentissage des élèves. Nous situons les savoir-agir-langagiers-professionnels au cœur des actes de langage (Austin, 1970) de l’enseignant et mis en scène dans le discours-en-interaction (Kerbrat-Orecchioni, 2011) en classe. Ces différents éclairages nous amènent à prendre en compte et à articuler des dimensions interactionnelles, cognitives, pédagogiques et didactique dans l’analyse que nous allons conduire pour identifier et interpréter du point de vue du développement professionnel, les savoir-agir-langagiers des enseignants.

Dans cette perspective, nous envisageons d’élaborer notre cadre d’analyse en situant les savoir-agir-langagiers-professionnels par rapport :

- au processus de pragmatisation du savoir enseigner ;

- aux fonctions pédagogiques et didactiques qui orientent l’action de l’enseignant pour gérer les problèmes professionnels auxquels ils ont à faire face.

74 1. Un cadre de lecture de la pragmatisation du savoir enseigner à l’aune des

savoir-agir-langagiers professionnels

Nous souhaitons rappeler ici que notre travail est centré sur la recherche de marqueurs de développement professionnel au sein du discours enseignant. Nous avons situé la pragmatisation du savoir enseigner dans le fait de sélectionner et de transformer des outils pédagogiques et didactiques par la reconstruction d’images opératives (Ochanine, 1978) et la reconfiguration de modèles opératifs (Pastré, 2011). Processus qui se traduit par des actes de langage relatifs à des choix effectués par l’enseignant. Nous avons besoin d’un cadre qui nous permette d’analyser l’activité dans cette optique de pragmatisation. Pour l’élaborer, nous croisons cette idée avec les trois niveaux de régulation de l’activité développée par Hoc (1996) : la régulation par les connaissances, la régulation par les règles et régulation par les automatismes.

Dans cette optique, nous empruntons l’idée d’une modélisation de la structure de la compétence pour enseigner autour de trois dimensions (Le Bas, Lebouvier & Ouitre, 2013), que nous adaptons au savoir-agir-langagier de l’enseignant :

- la dimension épistémique, liée au savoir enseigner construit en formation pour prendre en charge les problèmes professionnels ;

- la dimension pragmatique, liée au contexte professionnel et aux différentes situations de classe à l’entrée dans le métier ;

- la dimension réflexive, liée aux moments de mise à distance, d’entretiens avec des formateurs et de bilans personnels post-séances.

Nous situons la pragmatisation du savoir enseigner aux interactions de ces trois dimensions et selon trois lectures complémentaires de l’activité professionnelle de l’enseignant, repérable dans la manifestation et la régulation de ses savoir-agir langagiers professionnels.

75 - Opérationnalisation des savoirs agir langagiers professionnels de l’enseignant

Régulation par les automatismes

Nous considérons d’abord, à l’interaction de la dimension épistémique et de la dimension pragmatique, une première lecture, liée à l’opérationnalisation qui concerne les énoncés de l’enseignant. Ces énoncés sont faits d’actes de langage qui lui permettent de gérer les différents problèmes qui se posent à lui. La dimension réflexive n’est pas totalement absente, mais se veut moins présente et les énoncés produits, peuvent au départ n’être que très peu articulés à l’activité de l’élève. La dimension illocutoire est particulièrement mobilisée à ce niveau de régulation de l’activité.

- Ajustement/régulation des savoirs-agir langagiers professionnels de l’enseignant

Régulation par les règles

Nous considérons ensuite, à l’interaction de la dimension pragmatique et de la dimension réflexive, une lecture de l’activité langagière de l’enseignant plus ajustée à celle de l’élève. La dimension épistémique n’est pas totalement absente, mais se veut moins présente. Ce qui prime, c’est la manière dont l’enseignant régule les échanges. Cet ajustement se traduit par un choix d’actes langagiers en écho à ce que produisent les élèves. La dimension interactive du discours, incluant les aspects didactiques et pédagogiques de la situation est ici très présente.

- Explicitation et compréhension des savoirs-agir-langagiers-professionnels de l’enseignant

Régulation par les connaissances

Nous considérons enfin, à l’interaction de la dimension épistémique et de la dimension réflexive, une autre lecture de l’activité enseignante, sans doute moins visible dans l’opérationnalisation de l’action, mais complémentaire des deux autres dans une perspective de pragmatisation. Il s’agit de la capacité de l’enseignant à comprendre de son action pour mieux anticiper. C’est la conceptualisation de l’activité langagière qui est ici à l’œuvre, par la mise à distance du discours-en-interaction où la dimension pragmatique passe au second plan.

La figure ci-dessous modélise notre cadre de pragmatisation du savoir enseigner par la régulation des savoir-agir langagiers professionnels.

Le terme de « savoir-agir-langagier-professionnel » est désigné dans les figures sous l’acronyme « SALP ».

76 Figure 2 : la pragmatisation du savoir enseigner par la régulation des

savoir-agir langagiers professionnels

Ce cadre d’analyse nous permet de conceptualiser la manière dont peuvent s’opérationnaliser, dans l’action, les savoir-agir langagiers professionnels. Il nous faut maintenant élaborer un cadre qui puisse les mettre en lien avec le système didactique au sein duquel s’exerce l’activité de l’enseignant.

Dimension épistémique : les savoirs issus de la formation

initiale Capacité à

opérationnaliser les SALP pour faire apprendre : dimension

illocutoire

Capacité à conceptualiser ses SALP : mise en relation

dimension illocutoire / dimension interactive et didactique du discours Dimension pragmatique : la confrontation à la classe, à l'hétérogénéité

des élèves, à la variété de situations

Dimension réflexive : mise à distance, bilans post séances et activité

de conception.

Capacité à ajuster : réguler ses SALP en lien avec l’activité des élèves : dimension interactive et

didactique du discours

La « pragmatisation » du savoir enseigner par la régulation des savoir-agir

77 2. Savoir-agir langagiers professionnels, problèmes professionnels et fonctions

pédago-didactiques

La pragmatisation du savoir enseigner et les savoir-agir langagiers professionnels qui la fonde s’exprime en grande partie dans les choix d’étayage de l’enseignant pour ses élèves. Nous les envisageons par ailleurs comme des réponses aux problèmes fondamentaux relatifs au métier d’enseignant, rendues possibles par une action de l’enseignant fondée à la fois sur des fonctions didactiques et des fonctions pédagogiques. Nous ne reviendrons pas ici sur le débat qui a longtemps opposé didactique et pédagogie. Nous pensons comme le soulignait Houssaye, débattant avec Astolfi (1996) que « didactique et pédagogie continuent à être la même chose,

qu’il n’y a pas de différence ontologique entre les deux », ajoutant que pour lui, « leur champ

est semblable, c’est bien le triangle pédagogique ou didactique. » La démarcation entre

pédagogie et didactique en situation de classe est effectivement problématique. En effet, faire classe c’est être attentif à la fois aux dimensions pédagogiques portant sur les relations enseignant/élèves et aux dimensions didactiques relatives à la spécificité des contenus.

Nous retiendrons le terme de « pédago-didactique » pour nommer les fonctions que nous identifierons comme guidant l’action de l’enseignant. Nous nous inspirons ici très fortement du travail de Bruner (1983) qui distingue dans l’interaction de tutelle six fonctions de l’étayage.

- l’enrôlement, il s’agit d’engager l’intérêt et l’adhésion du « chercheur » envers les exigences de la tâche ;

- la réduction des degrés de liberté, par la simplification de la tâche et réduction des actes constitutifs requis pour atteindre la tâche ;

- le maintien de l’orientation, où le tuteur a pour charge de maintenir le débutant à la poursuite de l’objectif défini ;

- la signalisation des caractéristiques déterminantes, où le tuteur souligne les caractéristiques pertinentes de la tâche pour son exécution ;

- le contrôle de la frustration, où « la résolution de problème devrait être moins périlleuse

avec le tuteur que sans lui » ;

- la démonstration, se rapportant à la présentation de modèles ou de solutions pour une tâche.

78 De manière très empirique, nous identifions des « fonctions pédago-didactiques » en lien avec une conception problématique du savoir enseigner et de la formation (Fabre, 1994). En lien avec ces travaux, nous nous inspirons ici très librement des classes de problèmes professionnels caractérisées par Le-Bas (2005) que nous avons évoquées en 2.4 et repris par Ouitre (2011) pour en faire des objets de formation. Ce modèle nous sert de repère pour envisager les savoir-agir-langagiers-professionnels comme des réponses à la problématique sous-tendue entre chaque pôle du système didactique.

- Entre le pôle de l’élève et le pôle sociétal :

l’enseignant est confronté à une classe de problèmes issue de la tension entre un fonctionnement collectif (équité) et un fonctionnement individuel (identité de chaque élève).

Pour résoudre les problèmes liés à cette tension, l’enseignant doit mobiliser des fonctions pédago-didactiques lui permettant d’agir sur l’implication de tous ses élèves. Les savoir-agir-langagiers-professionnels sont alors à envisager comme des réponses à cette problématique d’implication.

- Entre le pôle de l’élève et le pôle du savoir :

l’enseignant est confronté à une classe de problèmes issue de la tension entre les procédures d’apprentissage (comment l’élève apprend) et le produit attendu de l’apprentissage.

Pour résoudre les problèmes liés à cette tension, l’enseignant doit mobiliser des fonctions pédago-didactiques lui permettant d’agir les mobilisations cognitives des élèves.

Les savoir-agir-langagiers-professionnels sont alors à envisager comme des réponses à cette problématique de mobilisation cognitive nécessaire à l’apprentissage.

- Entre le pôle du savoir et le pôle sociétal :

l’enseignant est confronté à une classe de problèmes issue de la tension entre la dimension formelle du savoir (prescriptions institutionnelles) et dimension fonctionnelle (ce que l’élève est en mesure de réaliser).

Pour résoudre les problèmes liés à cette tension, l’enseignant doit mobiliser des fonctions pédago-didactiques lui permettant d’anticiper les scénarios d’action pour confronter l’élève à

79 un savoir adapté à ses ressources. Les savoir-agir-langagiers-professionnels sont alors envisagés comme une partie intégrée à ces scénarios.

Figure 3 : prise en charge des problèmes professionnels par la mobilisation de savoir-agir langagiers professionnels, en lien avec les fonctions pédago-didactiques

À partir de ce cadre, nous allons décliner des fonctions pédago-didactiques caractérisables pour chaque problématique et nous apporterons, pour chacune d’entre elles, des éléments de précision permettant de les rapprocher des actes de langage de l’enseignant.

Dans cette optique, les catégories que nous présentons ci-dessous s’appuient essentiellement sur une construction empirique, à partir de nos observations.

SALP relatifs aux fonctions pédago-didactiques centrées

sur l’implication des

élèves

SALP relatifs aux fonctions pédago-didactiques centrées sur

les mobilisations cognitives nécessaires

aux apprentissages Pôle de l’élève : logique d’apprenant

à partir de ce qu’il est et de ce qu’il sait. Logique individuelle de l’activité

Gestion des problèmes professionnels par les fonctions pédago-didactiques Fonctions pédago-didactiques pour anticiper les scénarios

d’action :

Pôle sociétal : logique institutionnelle, relative à un enseignement pour tous, logique collective

de l’activité

Pôle du savoir : logique épistémique de nature objective et subjective,

80 D’un point de vue chronologique, il nous semble logique de présenter d’abord les fonctions pédago-didactiques relatives à l’anticipation des scénarios d’action de l’enseignant. Nous en identifions deux principales lui permettant de se projeter dans la situation qui amènera les élèves à une confrontation à un savoir signifiant pour eux.

1/ Une fonction de clarification du savoir en jeu et du problème à résoudre permettant de préciser le plus clairement possible les objectifs relatifs à la séance.

Du point de vue des actes langagiers, il s’agit pour l’enseignant de :

- préciser les notions et les concepts qu’il va mobiliser dans ses interventions, dans ses questionnements ;

- verbaliser le problème à résoudre pour les élèves.

2/ Une fonction d’anticipation de paramètres de la situation et de variables didactiques permettant aux élèves d’être confrontés au savoir. Ceux-ci peuvent être précisés à l’écrit dans le cadre de la préparation de la séance (ce qui est le plus courant) ou à l’oral dans le cadre d’une discussion entre pairs ou d’un entretien avec un formateur.

Du point de vue des actes langagiers, il s’agit pour l’enseignant de :

- préciser les éléments qui permettront aux élèves de valider leurs réponses ; - formuler les stratégies qui amèneront les élèves à être confrontés au savoir ;

- formuler les variables sous forme de buts, de contraintes ou de critères de réussite proposés aux élèves ;

- préciser la nature des exercices et les adaptations prévues du point de vue du milieu didactique (les supports, les outils…).

Nous présentons ensuite les fonctions pédago-didactiques centrées sur la problématique d’implication des élèves. Elles font écho à l’une des préoccupations les plus centrales pour l’enseignant qu’est la gestion de classe, en particulier pour les enseignants débutants. Nous en identifions cinq principales qui lui permettent d’impliquer ses élèves dans une activité d’apprentissage.

81 1/ Une fonction d’enrôlement des élèves dans la tâche, centrée sur la recherche d’adhésion et du maintien de l’attention.

Du point de vue des actes langagiers, il s’agit pour l’enseignant de :

- formuler des consignes précises et les éléments relatifs à l’organisation concrète du travail qu’il y aura à faire ;

- préciser les enjeux du travail et la tâche à réaliser ; - verbaliser la finalité des apprentissages visés.

2/ Une fonction d’instauration d’un climat de classe permettant aux élèves de se mettre au travail.

Du point de vue des actes langagiers, il s’agit pour l’enseignant de : - formuler les conditions d’écoute et d’étude ;

- préciser les règles de fonctionnement de la classe ; - formuler des rappel à l’ordre si nécessaire ;

- solliciter l’attention et mettre en confiance.

3/ Une fonction de recontextualisation du travail permettant d’établir un lien entre le présent de la séance et ce qui a déjà été travaillé concernant l’apprentissage en jeu.

Du point de vue des actes langagiers, il s’agit pour l’enseignant de : - verbaliser le lien existant entre l’avant et l’après de la séance ;

- préciser les éléments de progressivité et la fonction de la séance en lien avec les enjeux de l’apprentissage ;

82 4/ Une fonction permettant de faire agir et de faire participer les élèves.

Du point de vue des actes langagiers, il s’agit pour l’enseignant de : - solliciter les élèves et distribuer la parole ;

- réguler les interventions ;

- relancer l’activité par rapport aux enjeux de travail

5/ Une fonction permettant de donner aux élèves les moyens de s’évaluer. Du point de vue des actes langagiers, il s’agit pour l’enseignant de :

- verbaliser des résultats et partager avec l’élève des constats ; - mettre en avant des réussites, des échecs, des progrès ;

- faire mesurer l’écart entre ce qui est produit et ce qui est à apprendre.

Enfin, nous présentons les fonctions pédago-didactiques relatives à la problématique des mobilisations cognitives nécessaires aux apprentissages. Elles sont destinées à ce que l’enseignant puisse ajuster son activité à celle des élèves par un jeu d’étayage et de feed-back. Nous en avons identifié cinq qui visent à favoriser les mobilisations cognitives des élèves.

1/ Une fonction de régulation par feed-backs de l’activité de l’élève. Du point de vue des actes langagiers, il s’agit pour l’enseignant de :

- solliciter individuellement ou en petit groupe et de renvoie une réponse à une proposition ;

- verbaliser des éléments pour organiser de nouvelles tentatives ; - solliciter les avis et de faire valoir la controverse en pairs.

2/ Une fonction d’adaptation aux besoins des élèves dans un contexte d’hétérogénéité. Du point de vue des actes langagiers, il s’agit pour l’enseignant de :

83 - interagir en variant les degrés de difficulté, en lien avec ce que l’élève peut réaliser ;

3/Une fonction relative au questionnement en direction des élèves, visant à faire émerger des procédures.

Du point de vue des actes langagiers, il s’agit pour l’enseignant de : - interroger les erreurs ou les réussites ;

- questionner les justifications, les réponses ; - questionner des manières de faire et d’apprendre ;

- ajuster son intervention par rapport à la réponse d’un élève.

4/Une fonction de mise à distance de l’action permettant à l’enseignant d’obtenir un retour sur l’activité de l’élève.

Du point de vue des actes langagiers, il s’agit pour l’enseignant de :

- verbalise des retours sur des actions et des productions et conduit l’analyse de ce qui est dit ou produite ;

- permet la formulation de règles d’action, de méthodes, de stratégies.

5/Une fonction d’institutionnalisation permettant à l’enseignant de formuler ou de faire formuler le savoir construit à l’échelle d’une séance ou d’une séquence.

Du point de vue des actes langagiers, il s’agit pour l’enseignant de :

- formuler à l’écrit ou à l’oral le savoir construit ; - formaliser des traces de ce savoir.

C’est à partir de ces cadres d’analyse que nous avons élaboré notre outil méthodologique pour prélever, au cœur du discours-en-interaction enseignant/élèves, des indices de développement professionnel identifiables dans le fonctionnement de ses savoir-agir langagiers professionnels.

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