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secteur en construction (1950-1980)

2.1. La construction de positions dominantes dans un secteur en croissance rapide

2.1.3. Des positionnements concurrentiels séparés

Le secteur se divise en territoires concurrentiels assez bien séparés entre les opérateurs jusqu’à la fin des années 1970. Ces territoires peuvent être catégorisés par des couples « type de clientèles » / « type d’établissements ». Quelle que soit l’année entre 1950 et 1980, il n’y a généralement qu’un à deux opérateurs sur chaque territoire, rarement trois et quatre (dans seulement deux cas), et à l’exception du territoire des instituts éducatifs pour « débiles » qui constituent le cœur du secteur (cf. infra). Les indices de concentration sont presque caricaturaux : entre 0,5 et 1, ils dessinent des situations de duopole et de monopole qui ne méritent même pas leur nom tant le nombre d’opérateurs est faible. Tout juste peut-on noter qu’à la fin des années 1970 émerge un deuxième territoire plus dense en établissements et en opérateurs dans le Rhône, autour des établissements d’aide par le travail pour « débiles » : avec un HHI de 0,28 et 4 opérateurs sur le territoire, il présente une situation plus

concurrentielle que tous les autres territoires – excepté encore une fois celui des instituts éducatifs pour débiles.

Les opérateurs se dispersent rarement sur plusieurs territoires. Chaque territoire représente toujours l’un des deux principaux types de clientèles et l’un des deux principaux types d’établissements, et même le plus souvent le principal type de clientèle et d’établissement. En effet, ces types de clientèles et d’établissements représentent toujours entre la moitié et la totalité des établissements gérés par chaque opérateur, ce qui justifie d’étudier pour cette période le positionnement des opérateurs à travers leur principal type d’établissements et leur principale clientèle. De plus, à l’intérieur de ces territoires, les opérateurs ont généralement une implantation géographique limitée, autour de quelques zones postales, voire souvent d’une seule.

Cette catégorisation très marquée des territoires d’intervention des opérateurs constitue une clé de lecture essentielle de la stratégie des entrants, qui pénètrent majoritairement le secteur par les interstices du maillage des activités des opérateurs existants. Ces entrants sont avant tous des opérateurs locaux à l’échelle départementale. Généralement, ce sont des associations qui ont été créées spécialement pour répondre à un besoin localisé. Il peut s’agir d’une petite association de parents en milieu rural qui veut gérer son unique établissement dans un esprit familial26 ou d’une association dépendant de l’Éducation Nationale et en charge d’organiser l’ouverture de classes de perfectionnement jamais ouverte par l’académie. La particularité de ces petites associations est que leur projet se réduit à la seule ouverture et gestion d’un établissement, une fois le besoin pris en charge la stratégie associative se réduit à une stratégie d’organisation et de réorganisation interne et rarement de développement externe.

La moitié des associations, autant dans le Rhône (43 %) que dans l’Isère (50 %), choisit de pénétrer le marché du département dans au moins un territoire concurrentiel sur lequel aucun autre opérateur n’est positionné. Une autre part importante (19 % dans le Rhône, 28 % en Isère) se positionne sur un territoire déjà bien couvert par d’autres opérateurs, en général les territoires historiques et porteurs des instituts éducatifs et des centres d’aide par le travail pour déficients intellectuels. En revanche, une part beaucoup plus faible ouvre une structure dont le type et la clientèle ne sont couverts que par un ou deux autres opérateurs. Il s’agit bien d’une phase de construction du secteur : la stratégie des entrants consiste soit à créer un nouveau territoire dans une approche pouvant être qualifiée d’innovante, soit à pénétrer les territoires existants les mieux consolidés qui constituent le cœur du secteur – c’est-à-dire soit à adopter une stratégie de différenciation (établissement innovant), soit une stratégie concurrentielle directe synonyme d’une situation où la demande est tellement forte que les établissements existants ne peuvent l’absorber (les établissements existants constituent des liste d’attentes qui donnent des indications sur les besoins non remplis et détermine le niveau de demande– Voir infra).

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D’autant plus que la gestion « en bon père de famille » des établissements constitue un critère de bonne gestion pour les autorités de tutelles. Voir Robelet M., Piovesan D., Claveranne J-P., Jaubert G., (2009), « Secteur du handicap : les métamorphoses d’une gestion associative », Entreprises et histoire, 56, 85-97.

Tableau 8 : Stratégie d'entrée des nouveaux opérateurs dans le Rhône et l'Isère (1944-1980)

Rhône Isère

n % n %

Opérateurs existants 5 14% 0 0%

Nouveaux opérateurs27 32 86% 18 100%

Entrant au moins dans un territoire vierge 16 43% 9 50%

Entrant au moins dans un territoire peu concurrentiel (1 à 2 opérateurs) 2 5% 3 17%

Entrant au moins dans un territoire concurrentiel (plus de 2 opérateurs) 7 19% 5 28%

Sans information de clientèle 9 24% 3 17%

Total 37 100% 18 100%

À côté de ces territoires concurrentiels peu partagés, l’équipement pour personnes handicapées se développe principalement autour des établissements éducatifs et de la catégorie des « débiles », actuellement désignée par « déficience intellectuelle ». Ce territoire spécifique est partagé par un très grand nombre d’associations (13 dans le Rhône en 1980, soit 38 % des opérateurs repérés dans les archives ; 7 en Isère, soit 41 %), essentiellement parce que le secteur du handicap s’est historiquement construit autour de la reconnaissance de la déficience intellectuelle et de sa prise en charge éducative28. Pourtant, ce territoire des établissements éducatifs pour « débiles » se divise lui-même en une série de territoires spécifiques sur lesquels le positionnement des opérateurs se recoupe peu. Si les lacunes de l’information disponible sur cette période ne permettent pas de réduire complètement cette question (beaucoup d’établissements et d’opérateurs se retrouvent dans les catégories génériques par manque de précision des archives consultées mais aussi car il existe un flou des experts eux-mêmes sur les modes de catégorisations, cf. annexe 2), les données recueillies permettent toutefois d’observer qu’au moins partiellement, ce territoire au cœur du champ du handicap entre 1950 et 1980, n’est pas le terrain d’une concurrence directe. Même dans la catégorisation assez large adoptée, les opérateurs se partagent le territoire de la « débilité » entre d’une part la débilité légère ou profonde et d’autre part entre les différentes formes d’instituts comme les Instituts médico-pédagogiques (IMP), Instituts médico-professionnels (IMPro) ou les Instituts médico-éducatifs (IME qui rassemblent IMP et IMPro). Il est particulièrement révélateur du partage de territoire comme forme de neutralisation de la concurrence, que seul un cinquième des opérateurs commence à privilégier la réunion des IMP et IMPro en IME, et cela seulement à partir de la fin des années 1970. Pour la plupart, il s’agit d’opérateurs anciens (créés au début des années 1950) et relativement petits (entre 1 et 3 structures).29

Tableau 9 : Types d'établissements éducatifs et de déficiences intellectuelles principaux par opérateur (1970)

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La somme des types d’entrée est supérieure au nombre de nouveaux opérateurs parce qu’un opérateur peut entrer sur un marché avec plusieurs établissements, ou plusieurs sections dans un même établissement, positionnés différemment en terme de clientèle (pour le type d’établissement, nous avons recodé les activités d’une structure afin de prendre en compte son activité principale).

28 Chauvière M., (2009), Enfance inadaptée : l’héritage de Vichy –suivi de L’efficace des années 40, Paris : L’Harmattan. ;

Pinell P., Zafiropoulos M., « La médicalisation de l’échec scolaire. De la pédopsychiatrie à la psychanalyse infantile », Actes

de la recherche en sciences sociales, 1978, 24, 23-49 ; Zafiropoulos M., (1981), Les arriérés : de l’asile à l’usine, Paris : Payot. ; Roca J., (2004), « La structuration du champ de l’enfance et de l’adolescence inadaptées et handicapées depuis 1943 : l’exemple de Marseille », Le mouvement social, 209, 25-51.

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Tableau 10 : Types d'établissements éducatifs et de déficiences intellectuelles principaux par opérateur (1980)

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Le développement des IME témoigne de l’émergence plus générale d’une logique de filière (voir infra 2.3) chez certains opérateurs, qui épousent la diversification des types d’établissements spécifique à cette époque. Entre 1970 et 1980, 5 opérateurs dans le Rhône (25 %) et 2 opérateurs en Isère (18 %) créent une part plus importante de nouveaux établissements d’un autre type que celui qui était leur type principal en 1970. Pour 3 d’entre eux (1 dans le Rhône, 2 en Isère), ce développement aboutit à un changement de type principal d’établissements. Dans les deux cas, il s’agit des futurs opérateurs dominants marché du handicap. Ces grosses associations sont en phase de croissance rapide et deviennent dans les années 1980 et 1990 les plus importants opérateurs des départements en terme de nombre d’établissements et de places30. Les nouveaux établissements créés sont toujours des structures susceptibles de jouer le rôle d’établissements d’aval dans une logique de filière : essentiellement des établissements d’aide par le travail (21 % des nouveaux établissements dans le Rhône, 38 % en Isère) et, dans une moindre mesure, d’hébergement (17 % dans le Rhône, 5 % en Isère31) pour les adultes handicapés qui ne peuvent rester dans les instituts éducatifs créés dans la période précédente et qui continuent d’être créés (55 % des nouveaux établissements dans le Rhône, 46 % en Isère).

Tableau 11 : Évolution des types principaux d'établissements par opérateur dans le Rhône et l'Isère (1970-1980)

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Il ressort de l’ensemble de ces analyses quantitatives que l’on assiste à la construction d’un champ organisationnel qui semble se structurer et se stabiliser autour d’opérateurs dominants. Premièrement,

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Sauf pour l’une d’entre elle qui s’il elle n’est pas leader dur le département, est aujourd’hui la plus grande association gestionnaire d’équipement pour personnes handicapées de France (l’association « GA-NAT-DM-14 »).

31 Cependant, avant les lois de décentralisation qui confère au conseil général une compétence en terme de financement des

la construction du champ passe par l’affirmation de territoires concurrentiels créés par de nouveaux opérateurs, dans un contexte général de croissance rapide du nombre de structures et de places. Durant cette période, l’intensité concurrentielle est faible d’une part parce que les positionnements des opérateurs ne se chevauchent pas et d’autre part parce que la découverte de besoins nouveaux est bien plus forte que l’offre existante. Ce « manque généralisé de places » ne contraint pas les nouveaux établissements à une concurrence effrénée car l’offre est loin d’être saturée.

Deuxièmement, le champ organisationnel est en cours de structuration autour des acteurs les plus anciens. Ces derniers assoient leur domination sur les territoires fondateurs du secteur (ie. les instituts éducatifs pour déficients intellectuels) et à s’étendre dans une logique de filière qui consolide à la fois les territoires émergents et les opérateurs dominants (développement des centres d’aide par le travail et des foyers d’hébergement pour adultes déficients intellectuels).

2.2. L’institutionnalisation du marché du handicap : un régime d’autonomie