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En deçà de la variété des réalisations discursives, la consistance d’un niveau spécifiquement linguistique

Méthodologie et problématique de travail

3.1.1 Le langage en acte : l’énonciation écrite

3.1.1.2 En deçà de la variété des réalisations discursives, la consistance d’un niveau spécifiquement linguistique

La linguistique énonciative « au sens étroit » (Fuchs 1981172), dans laquelle vient s’ancrer ce travail, tente de repérer, dans des productions langagières attestées, des réalisations de phénomènes linguistiques pour en livrer une description la plus complète possible. Elle se reconnaît dans l’affirmation de Bakhtine selon laquelle

« La langue pénètre dans la vie à travers des énoncés concrets (qui la réalisent), et c’est encore à travers des énoncés concrets que la vie pénètre dans la langue. L’énoncé se situe au croisement exceptionnellement important d’une problématique. […] L’étude de l’énoncé, en sa qualité d’unité

réelle de l’échange verbal, doit permettre aussi de mieux comprendre la nature des unités de langue

(de la langue en tant que système) – les mots et les propositions. » (1979/1984, pp.268 et 272)

C’est dans cet axe que travaillent des linguistes comme J. Rey-Debove, se donnant pour projet un « travail sur les universaux métalinguistiques » à travers son étude du métalangage naturel (1978, p.11)173 ; C. Fuchs, autour d’une une théorie unifiée de la paraphrase (1982a,

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Cette catégorie est ensuite nommée « énonciation au sens restreint » : “Par énonciation au sens restreint,

j’entends, à la suite de Culioli, l’ensemble des opérations régulières de constitution-interprétation des énoncés appréhendables par référence aux paramètres linguistiques – c’est-à-dire nécessairement idéalisés – constitutifs de la situation d’énonciation (énonciateur, co-énonciateur, moment de l’énonciation) ; j’oppose une telle approche à celle de l’énonciation au sens large, qui tend à être co-extensive au champ entier de la pragmatique, et à inclure la variabilité des facteurs individuels et des circonstances particulières de la situation de communication effective entre un émetteur et un récepteur, les déterminations extra-linguistiques de la signification (connaissance d’univers, représentations, etc.)” Fuchs, 1994, p.85.

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Le positionnement de J. Rey-Debove n’est pas à proprement parler énonciatif : ses travaux, qui portent sur des énoncés attestés, ne se soucient guère de la façon dont ces énoncés ont été produits. C’est le point de rupture avec J. Authier-Revuz qui, nous le verrons plus loin, envisage une propriété du dire là où J. Rey-Debove parle de propriété des signes.

p.87) ; J. Authier-Revuz, cherchant à « décrire et identifier » les formes de modalisation autonymique, à « caractériser la spécificité de ce mode énonciatif dédoublé », à « en faire

apparaître des mises en œuvre diversifiées, manifestations de positions énonciatives particulières à des discours, des genres, des sujets. » (1995, p.III). Il s’agit d’atteindre, par-delà la diversité

des énoncés, le niveau proprement linguistique où les similitudes de fonctionnement d’un ensemble de discours différents deviennent perceptibles, sans pour autant réduire les discours à de pures applications de schèmes préconçus. La méthodologie adoptée passe toujours par le recensement d’un grand nombre d’exemples attestés à partir desquels une notion étudiée va être diversifiée et affinée, mais aussi unifiée, avec un arrière-plan structural de profonde unité entre forme et sens174 :

« Tout manuscrit est une terre d’élection pour les amoureux de la langue en acte. Non celle des systèmes et langages formels, mais celle qui vit, se construit, se trompe, se réajuste ; celle dont l’énonciateur ne se paie pas de mots, connaît le prix d’une phrase bien faite, est à l’écoute du jeu des règles et de leurs transgressions, et sait que le sens ne s’établit que progressivement, au cours même d’une activité de langage où production, reconnaissance et reformulation ne cessent d’être en interaction. » (Grésillon, 1994, p.147)

Les linguistes énonciatifs envisagent les possibilités du langage comme virtuellement partagées par tous les locuteurs, même si certains en font des usages spécifiques qui mettent en exergue des caractéristiques particulières. C’est le cas de l’équivoque, appel d’un mot à l’autre fonctionnant à partir du signifiant, que J. Authier-Revuz analyse comme fonctionnant à plein dans des situations particulières comme l’analyse psychanalytique175 ou la poésie mais qu’elle affirme constitutive de toute pratique langagière. Comme elle, J. Rey-Debove étudie l’usage métalinguistique de la langue dans ses aspects les plus quotidiens, le métalangage naturel ; et la paraphrase vue par C. Fuchs n’est pas le résultat d’exercices rhétoriques mais celui de la parole vive, quotidienne. Unissant en une même vision l’exceptionnel et l’ordinaire, c’est l’exceptionnel – le littéraire – qu’observe A. Grésillon, avec la conscience que l’écriture littéraire possède des

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Les travaux sur les guillemets de J. Authier-Revuz : en 1980, un catalogue d’emplois et de sens divers ; en 2000, une théorie unifiée.

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Dans une démarche similaire, I. Fenoglio propose, en linguiste, d’étudier un objet d’habitude réservé au champ freudien : les lapsus. “Le linguiste n’a pas pour fonction d’interpréter psychanalytiquement les fragments

d’énonciation relevés, mais de repérer et déconstruire les formations langagières advenues – peut-être – depuis l’inconscient.” (2000b, p.220).

caractéristiques spécifiques176 mais qu’il existe aussi des « universaux de la production

écrite » que la génétique textuelle peut contribuer à mettre à jour.

Dans une perspective similaire, je postule que les enfants en situation d’écriture mettent en œuvre (malgré leur inexpertise et l’artificialité du cadre scolaire dans lequel ils se trouvent) des comportements que l’on peut rapprocher, par certains aspects, de ceux des adultes ou des écrivains. Même apprentis, ils utilisent les unités minimales de la production écrite que sont les quatre opérations d’écriture177. Même pris dans un contexte – l’école – où leur qualité de sujet parlant n’est pas forcément valorisée, ils exercent et forgent à la fois, dans l’écriture, leur irréductiblement personnel rapport au langage. Ce sont les traces de cette activité d’écriture comme dépassant les cadres de l’ici-maintenant de la situation de production que nous allons examiner : celle du sujet linguistique, l’énonciateur, aux prises avec la langue. La connaissance de la situation de production – consigne, lectorat, enjeu du texte à produire – nous guidera pour orienter l’analyse, entre les locuteurs de chair et d’os que sont les enfants qui tapent sur le clavier et les énonciateurs qui, adoptant une posture d’écrivants, expérimentent la pratique de la langue écrite. Toute la complexité du travail – mais son intérêt, me semble-t-il – est dans l’observation conjointe des différentes composantes de l’écriture, sur le modèle de ces « marginaux de structuralisme [qui] continuent à ne pas faire la coupure, et à intégrer le recours au

sujet et à la situation d’énonciation dans l’analyse linguistique. » (Fuchs, 1981, p.41). A

l’objectif de Benveniste :

« Il faut prendre garde à la condition spécifique de l’énonciation : c’est l’acte même de produire un

énoncé, et non le texte de l’énoncé qui est notre objet. Cet acte est le fait du locuteur qui mobilise la

langue pour son compte. La relation du locuteur à la langue détermine les caractères linguistiques de l’énonciation. On doit l’envisager comme le fait du locuteur, qui prend la langue pour instrument, et dans les caractères linguistiques qui marquent cette relation. » (1974, p.80),

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A la fin de son ouvrage Éléments de critique génétique, A. Grésillon évoque la perspective d’une “science de

la production écrite” : “La critique génétique s’est constituée dans le domaine de l’écriture littéraire, et son champ est celui de la production écrite des œuvres. Elle ne cherche donc pas à englober l’ensemble de la production écrite, et si nous parlons ici programmatiquement de science de la production écrite, ce n’est que latéralement, à titre de domaine apparenté et de débat méthodologique. Cela étant précisé, il est clair que les deux domaines ont des zones d’intersection, d’interférence : tout savoir général sur la production écrite est une sorte de toile de fond sur laquelle devrait se détacher d’autant plus nettement tout ce qui appartient à des pratiques d’écriture spécifiques. Comment ne pas encourager les travaux qui analysent avec les mêmes méthodes la genèse de textes de lois, de discours politiques, historiques, religieux, philosophiques, linguistiques, pédagogiques, etc.?” (Grésillon, 1994, p.217)

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“Pour illustrer l’existence d’universaux de la production écrite, il suffit de rappeler un fait qui est d’une telle

simplicité qu’on n’a probablement jamais songé à lui donner valeur de règle universelle : toute écriture, quelle qu’elle soit, d’où qu’elle vienne, qu’elle soit manuscrite, dactylographiée ou électronique, ne connaît que quatre opérations de réécriture : ajouter, supprimer, remplacer, permuter.” (Grésillon, 1994, p.221)

le matériau étudié ici répond de façon exemplaire en permettant cette étude de l’acte de

produire un énoncé, puisqu’il est précisément constitué des traces de cette production. Il va

s’agir, à partir des constats très généraux déjà faits quant à l’existence possible de modes d’écriture distincts, d’observer des faits linguistiques pouvant aider à affiner cette distinction.

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