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La co-énonciation : les manuscrits comme trace de l’autodialogisme.53

2.2.1. Des concepts linguistiques au service de l’analyse des manuscrits : co-énonciation et déploiement lexical

2.2.1.1. La co-énonciation : les manuscrits comme trace de l’autodialogisme.53

Décrivant les manuscrits comme lieu d’observation de l’écriture in statu nascendi, Louis Hay met à l’épreuve les outils linguistiques d’analyse du texte pour montrer qu’ils sont impropres à la description de ce qu’il nomme « cet état de langue » (Hay, 2002, p. 83). C’est le modèle « qui oppose locuteur à interlocuteur et fait donc contraster écriture et lecture » qui lui semble le moins facile à conserver pour l’étude des manuscrits :

« Entre ces deux pôles, la genèse fait surgir des interactions qui rendent cette opposition ambiguë. Nous disons d’un terme assez singulier que l’écrivain se relit – comme s’il avait déjà eu à se lire – et nous savons bien que ces relectures déclenchent d’ordinaire autant de réécritures. » (Hay, 2002, p.

83)

Pour autant, faut-il écarter le paramètre essentiel de l’interlocution pour étudier des genèses de textes ? C’est au contraire en posant au principe de l’analyse cette singularité de la situation d’écriture, dans laquelle le scripteur est aussi lecteur, que travaillent les linguistes de l’Item :

« Les manuscrits montrent que l’auteur joue au moins deux rôles différents, et produit deux types de variantes. D’une part, il produit son texte, au fil de la plume, et ce mouvement engendre des variantes dont la succession se confond avec le processus d’écriture même. D’autre part, l’auteur est à lui-même son premier lecteur, dans deux étapes génétiques différentes : il est probable qu’il y a un certain nombre de relectures partielles de fragments textuels courts dès leur achèvement et avant que ne s’amorce la suite de la production textuelle. Et il est sûr qu’une fois la totalité du texte achevée, l’auteur procède à une relecture d’ensemble. Il effectue des corrections au cours de ces deux étapes. D’un point de vue génétique, l’auteur est donc successivement scripteur, lecteur-scripteur, et lecteur. » (Grésillon et Lebrave, 1984, p. 99)

L’écriture est donc située comme un processus d’échange entre deux entités dont la même personne, l’auteur, assume tour à tour les fonctions de producteur et de récepteur d’un énoncé, le cadre de la co-énonciation réglant la coopération permanente entre ces deux instances. La notion, rappelons-le, est empruntée à Culioli, qui différencie la énonciation de l’interlocution : “l’énonciateur est dans une relation d’altérité avec le

co-énonciateur telle que l’on puisse avoir coalescence ou séparation. Au contraire, le locuteur et l’interlocuteur sont toujours séparés et l’on ne doit pas confondre le champ intersujets (où sujets renvoie à énonciateur) avec la mécanique interlocutoire.” (Culioli, 1986 ; repris dans 1991, p.

130). Il n’y a évidemment pas étanchéité entre les instances lectorale et scripturale à

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Le terme d’autodialogisme est utilisé en référence aux travaux de Jacqueline Authier-Revuz, qui a décelé dans la notion de dialogisme trois dimensions : celle du dialogue de l’énonciateur avec lui-même (autodialogisme), celle du dialogue de l’énonciateur avec son ou ses interlocuteur(s) (dialogisme interlocutif), celle du dialogue avec les ailleurs discursifs (dialogisme interdiscursif).

l’œuvre dans l’écriture, puisque toutes deux sont assumées par l’auteur54 : la souplesse du cadre énonciatif a permis de théoriser ces positions tout en prenant en compte la sinuosité de leur frontière.

A côté des deux rôles « fondamentaux » de scripteur et de lecteur, Jean-Louis Lebrave (1987, p. 770) propose d’en ajouter un troisième, « consacré à la réflexion ». Nous reviendrons sur cette construction, ainsi que sur la notion de « double locution génétique » qu’il propose, et qui est particulièrement adaptée au matériau sur lequel s’appuie la présente étude. Les traces de la double locution génétique sont en effet recensées à partir des pauses d’écriture que l’on peut inférer de l’examen des manuscrits ; dans la mesure où notre matériau comporte les pauses significatives dans le processus d’écriture, la notion sera reconsidérée, à la fois au chapitre 2 (p. 211 sqq. ) et au chapitre 4, à propos de la dimension interlocutive – ou pseudo-interlocutive – de l’écriture.

C’est dans le cadre du dialogisme bakhtinien que Daniel Ferrer situe la situation énonciative particulière à l’écriture : il propose d’adapter aux manuscrits la notion bakhtinienne de « dialogisme actif ». Selon les mots de Bakhtine, dans ce type de dialogisme

« Le discours d’autrui n’est pas reproduit avec une nouvelle interprétation mais il agit, influence et détermine d’une façon ou de l’autre le mot de l’auteur, tout en restant lui-même à l’extérieur. […] Dans la polémique cachée, le mot d’autrui est repoussé et c’est son rejet, tout autant que l’objet dont il est question, qui détermine le mot de l’auteur. » (Bakhtine, 1963/1970, p. 254 )

D. Ferrer propose de lire les manuscrits en déplaçant le propos pour faire jouer au « mot

raturé » le rôle du « discours d’autrui » : il considère la rature comme une manifestation de

la polémique interne qui sous-tend les deux instances co-énonciatrices de l’autodialogisme. Il s’agit probablement, selon lui, du « phénomène énonciatif le plus

important, et tout cas le plus universel, que les manuscrits permettent de mettre au jour » (Ferrer,

2000, p. 15). Cette polémique, cachée dans le texte final, s’exhibe dans les manuscrits, où peut se déceler ce que Ferrer appelle la « mémoire du contexte » :

« un état [du texte] garde la mémoire des états antérieurs à travers les traces ou cicatrices laissées par les remaniements de l’équilibre du système qui ont été rendus nécessaires par les modifications successives. » (Ferrer, 2000, p. 13-14 – je souligne).

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Les écrivains évoquent ce dédoublement, tel Louis-René Des Forêts disant : « Je suis mon propre lecteur par

lequel l’auteur en moi est sans cesse tenu en bride » ou Aragon lançant : « Je n’ai jamais écrit mes romans, je les ai lus. » (cités par Grésillon, 1993, p. 139).

C’est le temps de l’écriture qui est mis en mémoire, à travers les diverses modifications qui ont construit le texte. Évoquant un passage du manuscrit de Salammbô particulièrement travaillé du point de vue des marques énonciatives, puis supprimé par l’auteur, Ferrer indique que le travail effectué sur ce passage a vraisemblablement laissé « des traces dans le système du texte, mais ces traces sont beaucoup trop ténues pour être repérées

sans le secours des manuscrits » (ibid., p. 13). C'est donc aussi à une autre lecture des textes

existants que peut conduire l’analyse génétique : s’intéresser à des phénomènes qui ne sont pas jusque là apparus comme prégnants mais dont l’écriture montre qu’ils ont été l’objet d’incessantes interrogations.

Les notions décrites par Daniel Ferrer ont une portée immédiate sur l’étude du matériau qui est le nôtre. D’abord, l’exactitude avec laquelle le logiciel Genèse du Texte restitue la chronologie des opérations permet d’inférer à maintes occasions la mise en jeu d’une « mémoire du contexte » : nous verrons dans l’analyse du corpus comment un scripteur, qui a fait une tentative de scription en début d’écriture, puis l’a effacée, réutilise par la suite le même énoncé à un autre endroit du texte. D’autre part, on peut supposer qu’il y a des degrés dans la polémique interne au sens de Bakhtine : cachée dans le texte, elle apparaît dans un manuscrit sous les ratures ; dans notre corpus, elle peut aussi se faire jour à travers les pauses d’écriture : on peut en effet supposer que si un scripteur observe une pause significative avant d’écrire un mot, c’est que ce dernier lui a posé un problème, quelle que soit sa teneur55 ; on rejoint ici les réflexions de Jean-Louis Lebrave à propos de « l’interruption génétique » (1987, p. 671), repérée sur les manuscrits par des ratures au fil de la plume et des marques de double locution56 mais dont la pause, même sans rature, peut être le lieu. Parlant quant à elle de « rupture génétique » pour évoquer les moments où le scripteur prend de la distance avec son texte et le commente, Almuth Grésillon signale que sur les manuscrits,

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Chez les enfants, c’est bien souvent l’orthographe qui pose un problème : ne sachant pas écrire le mot projeté, l’enfant soit en cherche un autre, soit réfléchit à sa graphie. C’est là une forme de manifestation de l’autodialogisme bien éloignée de la “polémique cachée” dont parle Bakhtine. En revanche, si le doute porte sur l’adéquation du mot à l’énoncé en train de s’inscrire, la situation est proche de celle que décrit Ferrer à propos de la polémique interne à l’autodialogisme qu’il repère dans les manuscrits.

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J.-L. Lebrave (1987, p. 671) analyse un fragment manuscrit de Heine où celui-ci se livre à une série de tentatives désordonnées sans parvenir à trouver une formulation satisfaisante. A cette phase d’essais raturés succède un “Ja” que Lebrave analyse comme une marque de la double locution génétique : on ne sait plus ici si c’est l’auteur-lecteur ou l’auteur-scripteur qui prend la plume.

« ce qui ne laisse ni trace graphique ni indice linguistique échappe à l’analyse. On imagine en effet sans peine un arrêt de l’écriture, par exemple à la fin d’un paragraphe, où mentalement toute une palette d’enchaînements possibles viennent se faire concurrence ; mais avant que cette hésitation ne passe dans le mouvement de la main, le scripteur choisit UN enchaînement et poursuit son écriture sans laisser de trace visible d’un quelconque arrêt. » (Grésillon, 1989, p. 182)

Encore une fois, notre matériau est infiniment plus riche, sur ce plan, que les manuscrits, puisque les pauses permettent d’inférer – si l’on suppose qu’elles sont occupées à la réflexion sur le texte, ce qui n’est évidemment pas toujours le cas – des interruptions

génétiques (Lebrave, 1987) qui ne laissent pas de traces de ratures. La notion bakhtinienne

de « polémique cachée », que l’on peut reformuler en « double locution génétique », prend une dimension nouvelle : l’hésitation à inscrire un terme pourrait en être la trace.

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