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DÉSIR, SENS ET CROISSANCE : UN CORPS INCONTRÔLABLE

L’enseign l’époque

DÉSIR, SENS ET CROISSANCE : UN CORPS INCONTRÔLABLE

A plusieurs reprises dans les Aventures, Alice se trouve confrontée à des pulsions apparemment impossibles à assouvir. Nous avons choisi d’illustrer ces situations par celle, exemplaire, du premier chapitre, dans lequel Alice bute sur plusieurs difficultés qui sont tour à tour résolues - mais bien d’autres occurrences seraient à analyser dans le texte des Aventures (dragées-récompenses, gants et biscuits du lapin, champignon...).

Après sa chute dans le terrier, Alice en arrive « à penser que rien, vraiment rien n’était véritablement impossible »[Alice had begun to think that very few things indeed were really impossible.]. En effet :

- les portes sont fermées à clé ... une clé d’or apparaît;

- la clé d’or n’ouvre aucune des portes ... une autre porte apparaît;

- ladite porte s’ouvre, mais est trop étroite pour qu’Alice puisse la franchir... une fiole apparaît, « qui n’y était sûrement pas tout à l’heure » [which certainly was not here before].

Devant cette fiole, la petite fille exprime une méfiance anxieuse, ce qui lui inspire une longue et effrayante digression:

« C’était très joli de dire : « Bois-moi », mais notre prudente petite Alice n’allait pas se dépêcher d’obéir. « Non, je vais d’abord bien regarder, pensa-t-elle, pour voir s’il y a le mot: poison ; » car elle avait lu plusieurs petites histoires charmantes où il était question d’enfants brûlés, ou dévorés par des bêtes féroces, ou victimes de plusieurs autres mésaventures, tout cela uniquement parce qu’ils avaient refusé de se rappeler les simples règles de conduite que leurs amis leur avaient enseignées: par exemple, qu’un tisonnier chauffé au rouge vous brûle si vous le tenez trop longtemps, ou que, si vous vous faites au doigt une coupure très profonde avec un couteau, votre doigt, d’ordinaire, se met à saigner; et Alice n’avait jamais oublié que si l’on boit une bonne partie du contenu d’une bouteille portant l’étiquette : poison, cela ne manque presque jamais, tôt ou tard, de vous causer des ennuis ».

[It was all very well to say `Drink

me,' but the wise little Alice was not going to do THAT in a hurry. `No, I'll look first,' she said, `and see whether it's marked "poison" or not'; for she had read several nice little histories about children who had got burnt, and eaten up by wild beasts and other unpleasant things, all because they WOULD not remember the simple rules their friends had taught them: such as, that a red- hot poker will burn you if your hold it too long; and that if you cut your finger VERY deeply with a knife, it usually bleeds; and she had never forgotten that, if you drink much from a bottle marked `poison,' it is almost certain to disagree with you, sooner or later.]

Mais poussée par la curiosité, elle « se hasarda à en goûter le contenu ; comme il lui parut fort agréable (en fait, cela rappelait à la fois la tarte aux cerises, la crème renversée, l’ananas, la dinde rôtie, le caramel, et les rôties chaudes bien beurrées), elle l’avala séance tenante, jusqu’à la dernière goutte ». [so Alice ventured to taste it, and finding it very nice, (it had, in fact, a sort of mixed flavour of cherry-tart, custard, pine-apple, roast turkey, toffee, and hot buttered toast), she very soon finished it off]. Ce florilège de sensations gustatives et la gloutonnerie d’Alice sont à mettre en lien avec l’oralité qui est systématiquement à l’origine des nombreux changements de taille qu’elle subit tout au long de l’oeuvre.

Alice rétrécit alors jusqu’à ne mesurer plus que vingt-cinq centimètres, et s’imagine déjà accéder au « jardin le plus adorable qu’on puisse imaginer», avec ses « parterres de fleurs aux couleurs éclatantes et des fraîches fontaines » [the loveliest garden you ever saw (...) beds of bright flowers and those cool fountains]. On ne peut que remarquer le contraste saisissant qui oppose cette description, et celle du goût de la potion, aux pensées cauchemardesques que la fiole ont évoqué à Alice. Cependant, persiste une angoisse résiduelle, qui a trait à la menace de disparition par désintégration corporelle :

Néanmoins elle attendit d’abord quelques minutes pour voir si elle allait diminuer encore : elle se sentait un peu inquiète à ce sujet ; « car, voyez-vous, pensait Alice, à la fin des fins je pourrais bien disparaître tout à fait, comme une bougie. En ce cas, je me demande à quoi je ressemblerais. » Et elle essaya d’imaginer à quoi ressemble la flamme d’une bougie une fois que la bougie est éteinte, car elle n’arrivait pas à se rappeler avoir jamais vu chose pareille.

First, however, she waited for a few minutes to see if she was going to shrink any further: she felt a little nervous about this; `for it might end, you know,' said Alice to herself, `in my going out altogether, like a candle. I wonder what I should be like then?' And she tried to fancy what the flame of a candle is like after the candle is blown out, for she could not remember ever having seen such a thing.

Mais hélas, la réalité est pire pour Alice : elle a oublié la clé et est maintenant trop petite pour pouvoir l’attraper [she could not possibly catch it] - ce qui ne manque pas de lui attirer les sarcasmes de la poignée de porte, personnage inventé de toutes pièces par Walt Disney, mais auquel on reconnaît une adéquation bienvenue avec l’humour carrollien.

Après une tentative infructueuse pour escalader un pied de la table, elle fond en larmes. [she tried her best to climb up one of the legs of the table, but it was too slippery; and when she had tired herself out with trying, the poor little thing sat down and cried.] - larmes qui seront à l’origine de la Mare dans laquelle elle nagera au chapitre suivant.

Heureusement, « oncle Dodgson » est là (ainsi que l’appelait la vraie Alice Liddell) ; dans une énième apparition, un gâteau miraculeux surgit, ce qui lui permet de récupérer la clé.

Les difficultés qu’Alice rencontre pour ajuster son corps à son environnement trouvent un écho au chapitre VIII, lorsqu’Alice est invitée par la Reine à une partie de croquet où les maillets sont des flamants, les boules, des hérissons, et les arceaux, des soldats . [the balls were live hedgehogs, the mallets live flamingoes and the soldiers had to double themselves up and to stand on their hands and feet, to make the arches.].

« Dès le début, Alice trouva que le plus difficile était de se servir de son flamant : elle arrivait sans trop de mal à le tenir à plein corps sous son bras, les pattes pendantes, mais, généralement, au moment précis où, après lui avoir mis le cou bien droit, elle s’apprêtait à cogner sur le hérisson avec sa tête, le flamant ne manquait pas de se retourner et de la regarder bien en face d’un air si intrigué qu’elle ne pouvait s’empêcher de rire ; d’autre part, quand elle lui avait fait baisser la tête et s’apprêtait à recommencer, elle trouvait on ne peut plus exaspérant de s’apercevoir que le hérisson s’était déroulé et s’éloignait lentement; de plus, il y avait presque toujours un creux ou une bosse à l’endroit où elle se proposait d’envoyer le hérisson ; et comme, en outre, les soldats courbés en deux n’arrêtaient pas de se redresser pour s’en aller vers d’autres parties du terrain, Alice en vint bientôt à conclure que c’était vraiment un jeu très difficile.»

[The chief difficulty Alice found at first was in managing her flamingo: she succeeded in getting its body tucked away, comfortably enough, under her arm, with its legs hanging down, but generally, just as she had got its neck nicely straightened out, and was going to give the hedgehog a blow with its head, it WOULD twist itself round and look up in her face, with such a puzzled expression that she could not help bursting out laughing: and when she had got its head down, and was going to begin again, it was very provoking to find that the hedgehog had unrolled itself, and was in the act of crawling away: besides all this, there was generally a ridge or furrow in the way wherever she wanted to send the hedgehog to, and, as the doubled-up soldiers were always getting up and walking off to other parts of the ground, Alice soon came to the conclusion that it was a very difficult game indeed.]

Cet extrait que Carroll a pris le soin de détailler avec humour constitue pour nous un exemple typique d’une Alice qui ne contrôle absolument plus la situation, et ce notamment parce que les corps « vivants » et facétieux qui déterminent la qualité de son jeu lui désobéissent. Ils sont donc eux aussi le symbole d’un outil social non maîtrisé et d’un défaut d’accommodation, toutefois largement indépendant de la volonté d’Alice.