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III Se dire : le bégaiement mis en mots 1 Parole

3. Communication Pragmatique

• Dans le texte de Lewis Carroll, on observe une perturbation des six fonctions de la communication décrites par Roman Jakobson :

la fonction expressive de l’émetteur : elle se trouve évidemment perturbée par l’ensemble des éléments sémiologiques qui sont propres au bégaiement ; sa mise en scène dans Alice au pays des merveilles et De l’autre côté du miroir est, comme nous l’avons vu, plurielle et imagée, mais se remarque toutefois à certains endroits avec netteté :

- Lorsque le Cavalier continue à parler comme si de rien n’était, alors qu’il est tombé tête la première sur le bas-côté, l’héroïne s’étonne : « Comment pouvez-vous faire pour parler tranquillement, la tête en bas ? demanda Alice, qui le tira par les pieds et le déposa en un tas informe au bord du fossé. Le Cavalier eut l'air surpris de sa question. «La position dans laquelle se trouve mon corps n'a aucune espèce d'importance, répondit-il. Mon esprit fonctionne tout aussi bien. En fait, plus j'ai la tête en bas, plus j'invente de choses nouvelles…». Voilà qui ressemble de près au saisissement dont est pris l’interlocuteur en constatant les bégayages d’une part, et à l’aspiration de tout sujet bègue d’être reconnu pour le fond de son intelligence, indépendamment de la forme de son langage, d’autre part.

- Les interférences multiples du corps avec l’espace et le temps se font l’expression symbolique de la lutte permanente que livre le sujet bègue avec l’outil capricieux de la communication : « Elle marcha de haut en bas et de bas en haut, en essayant un tournant après l'autre, mais, quoi qu'elle pût faire, elle revenait toujours à la maison. Et même, une fois qu'elle avait pris un tournant plus vite que d'habitude, elle se cogna contre la maison avant d'avoir pu s'arrêter.» Butant sur les mots, passant par toutes les stratégies d’évitement, que ce soit d’un point de vue de la parole, du langage ou de la pragmatique, il perd le contrôle et s’épuise : aussi Alice peine-t-elle à suivre le rythme de la Reine Blanche : « elles allaient si vite qu'à la fin on aurait pu croire qu'elles glissaient dans l'air, en effleurant à peine le sol de leurs pieds ; puis, brusquement, au moment où Alice se sentait complètement épuisée, elles s'arrêtèrent, et la fillette se retrouva assise sur le sol, hors d'haleine et tout étourdie. »

la fonction conative du récepteur est également dénaturée par l’être-bègue de l’émetteur : par exemple, l’absence d’indication sur le début et la fin de la communication s’avère déstabilisant : « Alice resta encore une minute pour voir s'il allait continuer à parler ; mais, comme il gardait les yeux fermés et ne faisait plus du tout attention à elle, elle répéta : « Adieu ! » ; puis, ne recevant pas de réponse, elle s'en alla tranquillement ». L’attitude du laquais impatiente l’héroïne : « La façon dont toutes ces créatures discutent est vraiment insupportable, murmura-t-elle. Il y a de quoi vous rendre folle ! ».

Miroir

 la fonction référentielle du contexte est réduite dans son efficacité notamment à cause de la perte de l’O.R.E.V. évoquée par Le Huche [11] :

- L’échange entre Humpty Dumpty et Alice subit des aléas référentiels en ce que le thème de la conversation n’est pas réciproque, mais choisi de manière univoque et alternée par les deux locuteurs : « En ce cas, nous pouvons recommencer, et c'est à mon tour de choisir un sujet… (« Il parle toujours comme s'il s'agissait d'un jeu ! » pensa Alice).» Plus loin, alors que Humpty Dumpty parle d’un tout autre sujet : « – Quelle belle ceinture vous avez ! dit Alice tout d'un coup. (Elle jugeait qu'ils avaient suffisamment parlé de son âge ; et, s'ils devaient vraiment choisir un sujet chacun à leur tour, c'était son tour à elle, à présent).».

- La fonction référentielle est également influencée par des données affectives et la visée de séduction qu’Alice lui attribue : « Vraiment ? dit Alice, tout heureuse de voir qu'elle avait choisi un bon sujet de conversation.»

- Lorsque la Reine Rouge explique à Alice les principes qui régissent la nature au pays du Miroir, son exposé n’est pas dépourvu de confusion : « Ici, vois-tu, les jours et les nuits vont par deux ou par trois à la fois ; et même, en hiver, il nous arrive d'avoir cinq nuits de suite… pour avoir plus chaud, vois-tu. – Est- ce que cinq nuits sont plus chaudes ? se risqua à demander Alice. – Bien sûr, cinq fois plus chaudes. – Mais, en ce cas, elles devraient être aussi cinq fois plus froides… – Tout à fait exact ! s'écria la Reine Rouge. Cinq fois plus chaudes, et aussi cinq fois plus froides ; de même que je suis cinq fois plus riche que toi, et aussi cinq fois plus intelligente ! Alice soupira, et renonça à continuer la discussion. « Ça ressemble tout à fait à une devinette qui n'aurait pas de réponse ! » pensa-t-elle.». En effet la Reine change incessamment de sujet, au-delà du manque de clarté de ses réponses; la petite fille peine à savoir si son interlocutrice lui donne tort ou raison.

- Le nonsense déployé au cours de certaines conversations troublent également la délimitation du contexte de communication : « Le Gros Coco l'a entendu, lui aussi, continua la Reine Blanche à voix basse, comme si elle se parlait à elle-même. Il est venu à la porte un tire-bouchon à la main… – Pourquoi faire ? demanda la Reine Rouge. – Il a dit qu'il voulait entrer à toute force parce qu'il cherchait un hippopotame. Or, il se trouvait qu'il n'y avait rien de pareil dans la maison ce matin-là. – Y a-t-il des hippopotames chez vous d'habitude ? demanda Alice d'un ton surpris. – Ma foi, le jeudi seulement, répondit la Reine.»

 la fonction phatique du canal connaît des altérations multiples, du fait des bégayages et des comportements de l’émetteur, des réactions pas toujours facilitatrices du récepteur, et des ruptures de contact qu’ils impliquent. Walt Disney retranscrit ces pertes de lien d’une façon remarquable à travers le personnage du Dodo - qui rappelons le, évoque linguistiquement le patronyme de l’auteur - dont les attitudes mettent à mal la continuité du canal : lorsqu’il est mandé par le Lapin Blanc afin d’extraire l’Alice géante qui occupe sa « pauvre petite maison», le Dodo use en effet de différentes stratégies d’évitement. Il fait mine de réfléchir à une solution, les yeux au ciel, déambule, puis se mouche... De même, le discours de la Chenille est sans cesse interrompu par ses expirations enfumées ; son corps l’encombre, lui joue des tours, ses pattes s’emmêlent et elle manque de tomber du champignon. L’image de la chute est récurrente chez Lewis Carroll, qu’elle soit effective (Alice dans le terrier, les oiseaux dans la mare, le Lapin sur le châssis, Le Roi dans les cendres, Alice dans les joncs, les soldats et les Cavaliers au sol,...) ou imminente (Humpty Dumpty).

 la fonction poétique du message est corrompue par le défaut d’immédiateté et la transgression des règles, caractéristiques de la personne qui bégaie.

- Ainsi au pays des merveilles, Alice confie-t-elle au chat : « Ils se disputent d’une façon si épouvantable qu’on ne peut pas s’entendre parler; et on dirait qu’il n’y a aucune règle du jeu !». Et en effet, « le bourreau, le Roi et la Reine se disputaient, en parlant tous à la fois, tandis que le reste de l’assistance se taisait d’un air extrêmement gêné.». Le Dodo de Walt Disney alterne les registres rassurant et alarmant : à son arrivée devant la Maison du Miroir

Lapin, il s’efforce de dédramatiser « oh, ce n’est pas si grave que ça» puis s’écrie soudainement : « Mille tonnerres!», avant de constater : «C’est assez inattendu n’est-ce pas?» Le Lapin Blanc, qui a bien du mal a comprendre la pensée du Dodo, le supplie : «Faites quelque chose!». Ce à quoi le Dodo répond, sûr de lui : «Entendu!». Mais aussitôt après, il fait durer le suspense : « C’est une situation extraordinaire...». Le Lapin se met même à bégayer, à la limite de l’exaspération : «Oui! m-m-m-m-mais quoi?!» De là, le Dodo adopte une posture assez fière, et après s’être mouché, déclare : « Je connais un moyen de tout arranger. Ce qu’il faudrait, c’est...» (La survenue de Bill qui passait par là est l’unique élément qui lui inspire une solution :) «... un lézard avec une échelle!» De là, il laisse sa réflexion à haute voix parasiter la qualité de l’émission du message et la clarté de son contenu : la phrase « Je propose que nous...» est répétée à trois reprises, le Dodo se gratte la tête et lève les yeux au ciel. Le message a donc bel et bien du mal à être convenablement émis.

- De l’autre côté du miroir, Alice choisit par ailleurs de solides arguments pour justifier son désir de ne pas respecter la règle édictée par la Reine Rouge : « Tu ne dois parler que lorsqu'on t'adresse la parole ! (...) - Mais si tout le monde suivait cette règle, répliqua Alice (toujours prête à entamer une petite discussion), si on ne parlait que lorsqu'une autre personne vous adressait la parole, et si l'autre personne attendait toujours que ce soit vous qui commenciez, alors, voyez-vous, personne ne dirait jamais rien, de sorte que…». Malgré la logique de ce raisonnement, Alice se trouve confrontée à des règles qu’elle ne comprend pas et qui s’appliquent arbitrairement au pays du Miroir. L’héroïne se révolte fréquemment contre l’arbitraire, dont on sait grâce à Saussure, qu’il régit le signe.

 la fonction métalinguistique du code est remaniée par l’élaboration de sous-systèmes lexico-syntaxique préférentiels: en témoigne la réorganisation langagière à laquelle Humpty Dumpty se livre en permanence. De même, les mots valises (portmanteau words, ainsi qu’ils sont expliqués par l’auteur lui-même dans sa préface à La chasse au Snark), nous explique Gaston Ferdière [23] en citant Bloch1, seraient le résultat de croisements dus à «

un défaut d’attention, perception défectueuse, (...) ou mot corrupteur qui prend dans l’esprit du sujet une telle place qu’il attire pour ainsi dire à lui un mot qui contient les éléments phoniques semblables ». Henri Wallon2, lui, parle

de « contaminations de mots » qui « donnent lieu à des substitutions et à des formations hybrides ». Mais comme le souligne Ferdière, « le mot contamination n’est pas très heureux : il évoque un élément plus fort souillé par un élément plus faible qui pourra par la suite triompher, alors que dans un mot-valise tel n’est pas toujours le cas et souvent les différentes mots simples ont la même valeur initiale.». Le point de vue de Paul Guiraud3 théorise le

mot-valise en tant qu’ «agglutination», créée à partir d’une «liaison logique et grammaticale avec survivances de syllabes faibles privilégiées, en général porteuses de l’accent tonique, aux dépens de syllabes faibles écrasées dans la bagarre». Enfin, André Ombredane 4envisage le mot-valise comme «un véritable geste verbal» : «Les méprises

verbales et les néologismes au cours de la période de tâtonnement semblent même attester la réalité d’organisations plus compréhensives que nous appellerons constellations verbales. Les constellations verbales se montrent, elles aussi, plus ou moins prégnantes ou subordonnées. Elles entrent clairement en conflit (...) et sont les unités par excellence de l’expression verbale. Celle-ci repose, dans le langage de l’individu normal, sur une série d’évocations et d’enchaînements, mais aussi de dissociations et de recomposition des constellations verbales. Le discours tend d’autant plus ver l’automatisme qu’il se borne davantage à l’évocation et à l’enchaînement des constellations par le moyen de ces éléments inducteurs (...) il tend d’autant plus vers (...) l’invention que l’activité de dissociation et de recomposition des constellations l’emporte». Chez Lewis Carroll, c’est ce dernier mécanisme qui prévaut à la composition des mots-valises, et de façon exemplaire dans le Jabberwocky.

Miroir

1 BLOCH, O. Journal de psychologie, 1921

2 WALLON, H. Les origines de la pensée chez l’enfant, Presses universitaires de France, 1945, p.222 3 DIDE, M. GUIRAUD,P. Psychiatrie du médecin praticien, Masson, 1929

• Le trouble de la pragmatique du discours se retrouve à différents endroits du texte, sous la forme majeure de brouhahas de communication ou de ruptures :

- Pendant la partie de croquet : « Chacun lui exposa ses arguments, mais, comme ils parlaient tous à la fois, elle eut beaucoup de mal à comprendre exactement ce qu’ils disaient.»

- Avec la Simili-Tortue et le Griffon : « Ils s’assirent donc, et personne ne parla pendant quelques minutes».

- Dans le jardin des fleurs vivantes : « Quand l'une d'elles commence à parler, elles s'y mettent toutes ensemble, et elles jacassent tellement qu'il y a de quoi vous faire faner !».

Les changements de sujet, les comportements non-verbaux parasites ou inadaptés sont également mis en scène régulièrement, et exemplairement par la fuite du regard du laquais de la Duchesse.

• Le trouble de la relation à l’interlocuteur : la personne qui bégaie est confronté à la rencontre éprouvante de l’Autre. La relation intersubjective se noue de manière inexorablement conflictuelle, de par l’incertitude dont le discours se pare. Le locuteur tente des approches de communication, toujours curieux et désireux de connaître l’autre, mais souvent empêché dans sa fonction - phatique et expressive surtout - de sujet communicant. Alice elle, s’approche du terrier et s’y engouffre, dans la chute à la fois horizontale et verticale, syntagmatique et paradigmatique que symbolise sa trajectoire dans le Terrier :

« Un instant plus tard, elle y pénétrait à son tour, sans se demander une seule fois comment diable elle pourrait bien en sortir. Le terrier était d’abord creusé horizontalement comme un tunnel, puis il présentait une pente si brusque et si raide qu’Alice n’eut même pas le temps de songer à s’arrêter avant de se sentir tomber dans un puits apparemment très profond. Soit que le puits fût très profond, soit que Alice tombât très lentement, elle s’aperçut qu’elle avait le temps, tout en descendant, de regarder autour d’elle et de se demander ce qui allait se passer ». Le sujet bègue, dans sa grande sensibilité, est envahi par les informations sensorielles et psychiques qui lui parviennent de la situation d’échange et perturbe ainsi la mise en place sereine et contenante de la relation à Autrui. Pour le sujet bègue entrer en communication avec ses pairs serait comparable à une chute dans le vide : « et elle essaya de faire la révérence tout en parlant – imaginez ce que peut être la révérence pendant qu’on tombe dans le vide ! Croyez-vous que vous en seriez capable ? »

♠ ♥ ♦ ♣

« Si tu crois que nous sommes vivants, tu devrais nous parler ».

Tweedledee



Partie IV