• Aucun résultat trouvé

La courtisane selon Lewis Carroll

DÉFI CONVERSATIONNEL ET LANGAGE FORMEL

L’attitude trop radicalement supérieure d’Alice à son arrivée se voit rapidement désarmée par l’intervention du chapelier qui lui pose une devinette. Ainsi interrompue et interrogée, Alice a perdu de son assurance face à un lièvre de Mars qui en rajoute, redoutable :

« Je crois que je pourrais deviner cela, ajouta-t-elle à haute voix.

Voulez -vous dire, demanda le lièvre de Mars, que vous pensez pouvoir trouver la réponse à la question?

- Précisément, répondit Alice.

- En ce cas, poursuivit le lièvre de Mars, vous devriez dire ce que vous pensez ».

- « Je dis ce que je pense (...) ou du moins..., du moins je pense ce que je dis... et c’est la même chose, n’est-il pas vrai ? »

- Pas du tout la même chose ! (...)

[‘I believe I can guess that,’ she added aloud.

‘Do you mean that you think you can find out the answer to it?’ said the March Hare.

‘Exactly so,’ said Alice. ‘Then you should say what you mean,’ the March Hare went on. ‘I do,’ Alice hastily replied; ‘at least... at least I mean what I say...that's the same thing, you know.’

‘Not the same thing a bit!’]

En effet, les hôtes se font inquisiteurs, et la petite fille se retrouve en situation d’infériorité, dans l’obligation d’exposer clairement son idée, et ce, dans un langage exact ; c’est là l’exigence des trois convives.

La formule oratoire « n’est-il pas vrai? » traduit, en sus des hésitations, la gêne de l’héroïne, qui « s’empress[e] de répondre » en recherchant avec précaution le soutien de son auditoire. Mais le Loir, jusqu’alors réduit à un vulgaire accoudoir [the two others were using it like a cushion, resting thier elbows on it, and talking over its head ], choisit ce moment de faiblesse d’Alice pour se manifester. Ses trois interlocuteurs semblent dès lors se liguer pour déstabiliser la jeune fille, au moyen d’une gradation ternaire ascendante exprimée en incise par le lexique verbal : « protesta le Chapelier / renchérit le lièvre de Mars / ajouta le Loir » - Loir qui, même à moitié endormi [who seemed to talk in its sleep], y va de sa contribution désobligeante.

La mise en scène et la mise en mots de cette rencontre par Lewis Carroll transcrivent donc un discours agité, une forme d’obsession pour la forme du langage et le sens, qu’au fond, il véhicule : « La remarque du chapelier lui semblait dépourvue de toute signification, et pourtant elle était grammaticalement correcte » ce qui laisse notre héroïne « terriblement déconcertée »[Alice felt dreadfully puzzled. The Hatter's remark seemed to have no sort of meaning in it, and yet it was certainly English].

Après quelques tentatives d’opposition verbale bredouillantes: « certes... mais alors... mais alors... voyez-vous (...) », Alice fait état de sa perplexité : « je ne saisis pas très bien (...) je ne vois pas ce que vous voulez dire ». Ses échanges avec le Chapelier et le Lièvre de Mars, ponctués par les interventions fugaces et somnolentes du Loir, sont ryhtmés par un schéma de communication sans cesse déséquilibré : question, réponse, absence de réponse, réponse incohérente, changement de sujet, infériorité, supériorité, grossièreté, politesse... le seul fil conducteur à suivre dans la conversation semble être le débat métalinguistique permanent sur le sens :

« Reprenez donc un peu de thé [...] proposa à Alice, le lièvre de Mars. - Je n’ai encore rien pris du tout [...] ,

je ne saurais donc reprendre de rien.

- Vous voulez dire que vous ne sauriez reprendre de quelque chose, dit le Chapelier. Quand il n’y a rien, cela ne doit pas être très facile de reprendre de ce rien ».

[‘Take some more tea,’ the March Hare said to Alice(...)

I've had nothing yet,’ (...)‘so I can't take more’

You mean you can't take less,' (...) ‘it's very easy to take more than nothing’.]

A tel point qu’Alice préfère les laisser parler, « sans songer à les interrompre ».[This answer so confused poor Alice, that she let the Dormouse go on for some time without interrupting it]. Même lorsqu’elle se voit interrogée, et que la parole lui est donc explicitement donnée, on lui dit : « vous auriez intérêt à vous taire ». [‘Really, now you ask me’, said Alice, very much confused, ‘I don't think...’ ‘Then you shouldn't talk,' said the Hatter.]

L’héroïne abandonne alors, « complètement écoeurée» (« in great disgust », « dreadfully puzzled », « this piece of rudeness was more than Alice could bear »), se [lève] et [s’éloigne], sans qu’« aucun [...] ne [prête] la moindre attention à son départ » : « elle se retourna deux ou trois fois dans le vague espoir qu’ils la rappelleraient : la dernière fois qu’elle les vit, ils essayaient d’introduire de force le loir dans la théière ». On peut lire ici une référence à l’époque de l’auteur, où les loirs - devenant parfois des animaux de compagnie - se logeaient volontiers dans une petite théière, recouverte de mousse par les enfants qui les adoptaient.

En conclusion, cet épisode du « Thé chez les fous », parmi les plus connus des Aventures, recèle un contenu symbolique qui retient tout particulièrement notre attention, en ce qu’il traite des notions spatiales, temporelles, émotionnelles et langagières, qui font de tout sujet un être situé, animé et communicant.

9.

La Reine de Coeur et ses sujets

Après l’épisode déconcertant du thé chez les fous, Alice se retrouve « enfin dans le merveilleux jardin, au milieu des parterres de fleurs aux couleurs éclatantes et des fraîches fontaines ». Ce mirage tranquille d’un Eden tant désiré - et qui serait bien mérité - est pourtant loin de correspondre à ce qui attend notre héroïne. Car selon les mots de Inglin- Routisseau1, « ce voyage intérieur [...] est rythmé par d’épuisantes et conflictuelles rencontres ».