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Chapitre 2 : Concepts clés

2.4 L’impact du socio-culturel sur le désir de parentalité

2.4.1 Désir de parentalité : un enfant quand je veux –enfin si je peux

La psychanalyste Geneviève Delasi de Parseval croit que le désir d’enfant n’a jamais été aussi fort même si la pulsion, elle, n’est pas nouvelle; après tout pour en arriver où on en est, il a fallu que nos prédécesseurs fassent des enfants (Forget 2012 : 24). En fait, toutes les sociétés ont à composer avec le fait que leurs membres doivent se reproduire afin de perpétuer la communauté et le contrôle de la taille et de la croissance de la population ont toujours été importants. Cet indispensable travail reproductif s’exerce au sein de ce que nous appelons «famille» ou «parenté». Nous verrons donc dans cette section que les pratiques apparemment guidées par des préoccupations individuelles répondent en fait à des

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impératifs sociétaux puisque le contrôle reproductif est irréductiblement social et individuel (Dandurand & Ouellette 1995 : 6-7 et Finkelstein 1990 : 12). Nous élaborerons également, du mieux que nous le pouvons, les valeurs et les représentations gravitant autour de l’enfant et la place qu’occupe celui-ci dans notre définition de la famille. De surcroît, nous verrons quels sont les sentiments induits par l’infertilité. Nous ferons donc dans cette section une brève – et malheureusement incomplète– revue historique de l’importance d’engendrer et de l’impact de l’incapacité à y parvenir.

Pour la plupart des gens, avoir des enfants va de soi et s’inscrit dans l’ordre normal des choses, pourtant ce désir peut signifier plusieurs choses : une proclamation publique de la maturité sexuelle66; le désir de créer ou de continuer une lignée familiale et de transmettre des biens matériels; une façon d’avoir quelqu’un qui nous aime en retour; une motivation à se lever le matin et à travailler; l’assurance que quelqu’un prendra soin de nous lorsque nous serons âgés; un renouvellement de la chaîne de la vie; une réponse aux standards sociaux; une réponse à une injonction éthique ou religieuse; l’accomplissement des obligations familiales; une façon de se poser en tant qu’individu ayant son identité propre et des valeurs dignes d’être transmises; la raison même d’un couple; un moyen d’unir ou de restaurer l’harmonie conjugale; l’incarnation de la relation de ses parents; un moyen d’obtenir un plus grand sens d’appartenance au réseau amical; un moyen d’accéder à un sentiment de plénitude et d’épanouissement personnel, etc. Ainsi le désir d’enfant s’inscrit dans une psychologie, mais aussi dans une logique sociale. Ce désir et sa réalisation (ou sa non- réalisation dans le cas de l’infertilité) ne peuvent donc être abordés et compris que dans un effort de mise en relation avec le cadre social dans lequel ils s’inscrivent (Chateauneuf 2011 : 58-64 et 152-154, Cleveland 1990 : 188, Dayan et Trouvé 2004 : 28-29, Lazaratou et Golse 2006 : 5, Ragoné 1994 : 119, Hall 1997 dans Hirsch 1999, Jenkins 2002 : 176, Franklin 2013 et Franklin 1990 : 215). Détaillons donc la spécificité de notre cadre et ses implications sur le vécu de l’infertilité.

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Traditionnellement au Québec, l’accession au statut de mère venait compléter le processus de maturation et la transition vers la vie d’adulte –qui était inaugurée par le mariage, symbole de l’initiation à la vie sexuelle (Cleveland 1990 : 165). Récemment, cependant, des transformations au niveau de la conjugalité ont eu lieu : les unions ont connu une forme d’instabilité accrue, tout en devenant plus égalitaire et basée sur l’échange affectif (Ouellette 2000 : 1). Désormais poussés par une visée démocratique et individualiste, les êtres s’unissent et se séparent; les familles se composent, se décomposent, se recomposent (Masquelier-Savatier 2013 : 45). De sorte que le mariage n’est plus le cadre obligé pour entamer sa famille et qu’il est davantage une question de conscience personnelle. Toutefois, le temps parental, lui, semble relever de l’ordre de l’immuable. En effet, le lien de filiation, en se personnalisant et en s’«affectivant», s’affirme davantage comme un lien inconditionnel (Chateauneuf 2012 : 107). Même si les couples se sont fragilisés, les divorces se sont généralisés et les recompositions familiales se sont multipliées, la filiation demeure un lien indissoluble. L’enfant devient un ancrage, le plus beau et le plus fort qui soit (Geneviève Delasi de Parseval dans Forget 2012 : 26).

Voyons ce que nous voulons dire par le lien de filiation s’affective et se personnalise. Auparavant, la société québécoise était fondée sur l’agriculture de subsistance et la famille était la cellule de base d’entraide, de production et de consommation. La place centrale qu’occupait la famille au niveau de l’organisation sociale trouvait une résonance (et un renforcement) dans les discours religieux et idéologiques. Toutefois, au début du 20ème siècle, des changements socio-économiques et culturels ont obligé à redéfinir le sens de la famille (Cleveland 1990 : 170). Dans les années 1940-50, l’image de la famille nombreuse était valorisée et on décrivait comme anormal le fait de ne pas avoir d’enfant ou d’en avoir peu. C’était l’époque d’après-guerre et du baby-boom, contexte dans lequel la société se devait d’être renouvelée. Cependant, vers 1960, les formes traditionnelles de la parenté ont été remises en cause et des questions sur la capacité des familles à assumer adéquatement la reproduction de la société ont été adressées (Dandurand & Ouellette 1995 : 9). De sorte que plusieurs mesures gouvernementales ont été mises en place depuis, par exemple : la

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protection des enfants, le suivi sanitaire des nourrissons et des enfants, la création de programmes redistributifs pour les personnes âgées et invalides, l’implantation de l’école obligatoire et le versement d’allocations familiales. Ces mesures n’ont pas été sans influencer, en retour, le développement qu’ont pris les formes familiales. En autonomisant le travail socialement valorisé (celui sur le marché) et en libérant, pour une bonne part, les obligations matérielles envers les adultes non productifs, cela a eu pour effet que la «famille» s’est nucléarisée. Elle s’est davantage centrée autour de l’enfant, dont les fonctions instrumentales sont peu à peu disparues, de sorte qu’au milieu du siècle, l’enfant est devenu «sans valeur sur le plan économique, mais inestimable sur le plan émotionnel» (Zelitzer 1985 dans Dandurand & Ouellette 1995 : 10). De plus, les larges familles –qui répondaient à des impératifs sociétaux particuliers (sur lesquels nous ne nous pencherons pas ici)– sont devenues de moins en moins la norme; accordant ainsi à chaque enfant un sentiment de rareté67. L’enfant est donc devenu un être vulnérable auquel on doit désormais amour et protection, mais aussi une source de réalisation personnelle. L’idéologie de l’amour, conjugal et parental, fait définitivement de l’affectif le nouveau «ciment» des relations familiales. L’enfant a pris la place d’un objet convoité et indispensable à la réalisation ainsi qu’à l’épanouissement affectif de l’adulte (Dandurand & Ouellette 1995 : 10, Dandurand et Ouellette 2000 :15 et Masquelier-Savatier 2013 : 45).

Voilà pour les valeurs et les représentations gravitant autour de l’enfant et la place qu’occupe celui-ci dans notre définition de la famille. Discutons maintenant de comment le vécu de l’infertilité peut être exprimé socialement; quels sont les sentiments induits par cette condition.

Il est clair que la société induit une «expression obligatoire des sentiments qui imprègne l'individu à son insu et le rend conforme aux attentes et à la compréhension de son groupe» (Le Breton 2010). Selon Le Breton (2010), les sentiments et les émotions participent au symbolisme social et ne relèvent pas d'une psychologie purement individuelle. Ainsi,

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toutes émotions s'appuient sur la mise en acte de codes culturels, mais qui sont rejoués à la première personne. Bref, pour qu'un sentiment ou une émotion soit ressenti et exprimé, il doit appartenir au répertoire culturel du groupe d’appartenance de l’individu. Un savoir affectif circule au sein des relations sociales et enseigne aux acteurs, selon leur sensibilité personnelle, les impressions et les attitudes qui s'imposent à travers les différents bouleversements qui affectent leur existence singulière. Ainsi, un répertoire de sentiments et de conduites est approprié à une situation en fonction du statut social, de l'âge, du sexe (Le Breton 2010: 380-382). Bateson (1986) nomme d’ailleurs ethos «ce système culturellement organisé des émotions».

Le fait que de façon représentative, une femme établie depuis un moment se sente «complète» lorsqu’elle est enceinte ou qu’elle ressente qu’elle a «échoué» si elle n’y arrive pas est donc révélateur de l’impact du socioculturel sur son désir. La stérilité, lorsqu'elle s'impose, est vécue comme une cassure indélébile dans le continuum attendu de l’épanouissement personnel (Pickmann 2006 : 86). En fait, «notre société définit un temps légitime pour l’amour autosuffisant, celui de la rencontre et de la mise en couple. Mais ce temps doit être dépassé et ouvrir sur le désir d’un lien plus altruiste : celui de la parentalité» (Donati 2003 :50 dans Chateauneuf 2011). C’est parce que la vie en occident avance en «progression» que l’infertilité pose un obstacle; elle représente une disruption de la progression normale de la vie. Pourtant la réalité et les aléas de la vie sont sensés nous inviter à l’humilité, dans la mesure où l’attendu n’est pas souvent au rendez-vous (Franklin 1990 : 206 et Masquelier-Savatier 2013 : 46-47). Malgré tout, cette cassure dans la programmation est forte, et d’autant plus importante que la contraception a laissé croire que le processus de reproduction était parfaitement prévisible et sujet au contrôle humain. Ce contrôle, via la contraception, situe l’enfantement dans un espace prévisionnel et cadre dans la pensée «un enfant si je veux et quand je veux». Ainsi, la parentalité planifiée est désormais une sorte d’obligation. À une ère où les contraceptifs sont facilement accessibles, les individus qui ne les utilisent pas sont vus comme déviants –sauf lorsqu’ils essaient d’avoir un enfant (Beck-Gernsheim 1989 : 32). En fait, tout dans notre société –du développement

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professionnel à la grandeur des foyers jusqu’à l’image de la famille idéale– nous encourage à limiter notre fertilité (Rothman 1984 dans Beck-Gernsheim 1989 : 33). Toutefois, il a été démontré que même dans les pays où des planifications nationales familiales sont mises en place et où l’emphase est mise sur le fait de ne pas avoir plus d’un ou deux enfants dans le but de limiter l’explosion de la population et de permettre aux parents de bien élever leur enfant et bien cela implique, implicitement, que le bonheur vient avec le fait d’avoir au moins un enfant (Pashigian 2002 : 138). Précision ici que nous ne sommes pas un pays où le taux démographique est élevé. Il demeure toutefois que plusieurs de nos normes sociales sont pronatalistes, ce qui fait qu’une personne infertile voit ses souffrances exacerbées (Inhorn and Van Balen 2002 : 6). En fait, le Québec enregistre présentement l’un des taux de natalité le plus bas68 et les taux d’avortement, de vasectomie et de ligature des trompes les plus élevés du monde (l’ancien premier ministre Bernard Landry [2001-2003] dans Ça pourrait nous arriver). Ceci fait en sorte que lorsqu’un enfant naît, il est désiré et investi d’une grande valeur affective. Une telle valorisation de l’enfant ne peut qu’alimenter le désespoir des couples infertiles puisque le désir insatisfait devient parfois souffrance et qu’avoir un enfant est toujours le signe de la conformité (Dayan et Trouvé 2004 : 30).

L’histoire de la naissance désirée est un processus qui s’étale sur presque mille ans et traverse trois stades, qui sont les trois stades de réduction de la fécondité. Le premier est celui de la contention de la fécondité. Ce stade a surtout touché les pays chrétiens. Le mode d’exécution utilisé a été le mariage tardif, qui régule ainsi la démographie en agissant comme contraceptif social puisqu’il retarde l’entrée des femmes dans la reproduction. Néanmoins, le modèle place sans le savoir les liens du couple au cœur de l’architecture sociale et sème les germes de l’individualisation. Le deuxième stade est la baisse de la fécondité suite à la baisse de la mortalité infantile, puis juvénile. Et pour finir, le troisième stade est marqué par la marginalisation des naissances imprévues et par la montée en puissance de la naissance désirée. Avec l’arrivée des contraceptifs médicaux, il n’est plus question de se soumettre à l’état de nature et le quotidien des couples s’installe dans la contraception; la naissance, elle,

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provient de l’arrêt de cette dernière et résulte d’un choix. L’avortement donne le droit à l’erreur, à l’imprévision, à la défaillance, aux revirements des intentions. On se dispense d’avoir à se servir du mariage pour arriver à contrôler la fécondité. Deux verrous sautent : la stigmatisation des naissances hors mariage et la prescription millénaire de l’interdit des relations sexuelles avant le mariage. Ainsi, la conception et la naissance d’enfants individuellement désirés sont la norme, ce qui provoque de facto la marginalisation des naissances non désirées. L’enfant est plus rare, mais il est désiré et programmé. Dans un tel contexte, l’enfant se trouve commandé à des corps supposés fertiles à tout moment et beaucoup s’imaginent pouvoir maîtriser la conception comme ils ont pu contrôler la contraception. Le désir de procréer, quand il surgit, doit donc être immédiatement assouvi. Ce désir entretient une relation ambiguë et paradoxale avec son objet : la privation l’exacerbe, la possession l’affaiblit. Ce n’est pas le manque qui crée le désir, mais le désir qui crée le manque (Dayan et Trouvé 2004 : 28-32 et Yonnet 2010 : 43-47).

Le slogan «un enfant si je veux quand je veux» de 1960 est d’ailleurs révélateur de ce changement social. Les féministes de l’époque revendiquaient ainsi le droit de décider librement de leur maternité en s’appuyant sur les valeurs d’individualisme, de liberté de choix et de contrôle sur sa propre vie. Le but à l’époque était de défendre l'idée qu'une femme serait libre de refuser d'être mère et qu'elle n'en serait pas moins femme pour autant –et non pas de revendiquer un droit à l'enfant (Pickmann 2006 : 85). Aujourd’hui ce slogan et ses valeurs viennent davantage appuyer la légitimité des programmes de subventions pour les couples infertiles et l’exigence inverse à celle des féministes –soit l’importance d’avoir un enfant pour accéder au statut de femme (Inhorn and Van Balen 2002 : 9). L’expression si je veux sert à mettre l’accent sur l’idée de projet. La prise en charge des frais engendrés par les NTR résulte d’ailleurs de cette reconnaissance sociale du droit à l’enfant (Dayan et Trouvé 2004 : 32). Bref, non seulement la venue au monde d’un enfant est-elle relativement programmée, mais il est souhaité en tant que symboles d’épanouissement personnel et de réussite du couple (Chateauneuf 2011b : 5).

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