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DÉFINITION DE L’OBJET DE RECHERCHE

La problématisation de mon objet de recherche de thèse passa, au cours de l'année de Master 2 et de la première année de Doctorat, par plusieurs redéfinitions. Le choix de cet objet découle d'un ensemble de questionnements et d’expériences vécues au cours des quinze années précédentes, et de mon désir de tisser des liens entre mes formations, mes expériences professionnelles et mon goût pour l'écriture.

De la formation à l’écriture de fiction aux pratiques d’écriture des éducateurs spécialisés

En parallèle à ma deuxième année de Master, je termine une formation à l’animation d’ateliers d’écriture chez Aleph-Écriture. Membre de la European Association of Creative Writing Program (EACWP), cet organisme s'intéresse à la manière de former des écrivains. Il envisage lancer, en janvier 2013, un Diplôme Universitaire de Formateur en Écriture (DUFÉ) en partenariat avec l’université de Poitiers. A. André, directeur pédagogique d’Aleph-

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Blanchard-Laville, C. (2013a), op. cit., p. 10.

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Écriture, est ouvert à l'approche clinique – il a notamment coécrit un ouvrage avec M. Cifali78.

Lors d’une rencontre au printemps 2012, il se dit intéressé pour accueillir ma recherche de Doctorat dans le cadre d’une Convention Industrielle de Formation par la Recherche (CIFRE). Nous convenons que mon travail consisterait à questionner la formation de formateur en écriture, la fonction et les activités de ces professionnels. Il viserait à fédérer à ces propos les réflexions des membres fondateurs et des équipes d’Aleph-Écriture, et celles d’entreprises et d’associations partenaires. Il permettrait d’enrichir ces réflexions d’éléments théoriques en sciences humaines et en sciences de l’éducation, mais aussi d’étudier les expériences de formateurs, et de faire des préconisations quant aux contenus et aux mises en œuvre de formations de formateur en écriture. En août 2012, la CIFRE est validée par la direction d’Aleph-Écriture et par B. Pechberty, mon futur directeur de thèse. Je rédige mon projet de recherche à destination de l’Association nationale de la recherche et de la technologie (ARNT). Quelques semaines plus tard, fin septembre 2012, lors du Conseil d'Administration de rentrée d’Aleph-Écriture, mon embauche est remise en cause, pour raisons budgétaires. Cette décision m'est notifiée par les dirigeants d'Aleph-Écriture. Il ne me reste alors que très peu de temps avant la date limite d'inscription en Doctorat pour l'année universitaire 2012- 2013. Je décide de poursuivre cette inscription, sans financement doctoral. Je dois redéfinir précipitamment mon projet de recherche – celui convenu avec Aleph-Écriture n’étant plus réalisable sans l’accès à leur terrain. Rapidement, je m’oriente vers la thématique de l'écriture des travailleurs sociaux, qui lie le thème de l'écriture, sur lequel je souhaite travailler depuis longtemps, à celui du travail social, à propos duquel j'ai réalisé mes mémoires de Master. J’envisage plus spécifiquement travailler sur les enjeux des écrits étudiants et professionnels dans le soutien des parcours biographiques et la construction des identités professionnelles des travailleurs sociaux. Cette thématique me paraît pertinente, à une période d’évolution et de mutation des professions sociales, auxquelles sont accordées de nouvelles missions et fonctions, parmi lesquelles l'écriture occupe une place importante79.

Au cours de l’année universitaire 2012-2013, je change plusieurs fois d’idées de thématique de recherche. Leur seul élément commun reste l’écriture, tantôt professionnelle en travail social, tantôt de fiction, tantôt encore son apprentissage ou son accompagnement. Je commence une revue des littératures sur l’histoire des ateliers d’écriture. Je m'intéresse au recours à l’écriture créative dans l’appropriation ou la réappropriation de l’acte d’écrire, pour

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Cifali, M., André, A. (2007). Écrire l'expérience, Vers la reconnaissance des pratiques professionnelles. Paris : Puf

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des personnes ayant un rapport à l'écriture difficile. Puis, je reviens au travail social, pour m’intéresser à l’animation d’ateliers d’écriture en formation de travailleurs sociaux, ou sur les lieux d’emploi de ces professionnels. J’ouvre de nouveaux questionnements, ayant trait aux bénéfices de l'écriture pour les travailleurs sociaux, notamment en termes de prise de distance, d'élaboration d'une pratique voire de « soin » psychique lors de situations professionnelles difficiles ; aux impacts de l’écriture des professionnels sur les relations d’accompagnement ; au partage des écrits entre professionnels et entre professionnels et usagers, à la notion de secret dans les écrits des travailleurs sociaux, à ses incidences sur l’écriture ;à la manière dont les vécus relationnels sont symbolisés dans les écrits des professionnels. J’abandonne peu à peu la thématique de la formation à l’écriture de fiction. Ce choix m'est difficile, mais la raison l'emporte : sans le terrain de recherche que m'offrait Aleph-Écriture et avec peu de littérature sur le sujet, cette thématique serait difficilement soutenable. Différemment, mener un travail sur l'écriture des travailleurs sociaux, dans la continuité de mon parcours professionnel et de mes travaux de recherche de Master, parait judicieux.

Je commence rapidement une revue des littératures sur l'écriture en travail social, et réalise de premiers entretiens exploratoires auprès d'éducateurs spécialisés et d'assistants sociaux, visant à recueillir leurs expériences de l'écriture professionnelle.

Les quatre premières personnes interviewées me font part de difficultés vis-à-vis des pratiques d'écriture, de la violence que représente pour elles leur augmentation en travail social, et des résistances que nombre travailleurs sociaux y opposent. De par mes expériences professionnelles passées d'éducatrice spécialisée, j'avais conscience du fait que l'écriture n'est pas une activité aisée pour les travailleurs sociaux. Toutefois, il me semble que je n'avais encore jamais pris la mesure de la difficulté dans laquelle ces pratiques les mettraient, ni de la souffrance qui en découlerait chez nombre d’entre eux. Ces réalités, que je perçois dans les entretiens, se mêlent aux acquis de ma formation à l’animation d’ateliers d’écriture – dès lors, je ressens un puissant désir de trouver une utilité, une portée concrète à mon travail de recherche, par exemple qu'il serve à aider les professionnels socio-éducatifs dans leur pratique de l'écriture. J'ai envie de mettre des choses en œuvre, notamment de proposer des interventions sur l’écriture à destination des travailleurs sociaux. Mais ce désir d’action s’apaise peu à peu, laissant place à la réflexion et à de nombreux questionnements : qu'est-ce que l'écriture vient modifier des actes professionnels des travailleurs sociaux ? Qu’est-ce qui, dans ces pratiques d'écriture, est parfois si difficile et si violent pour eux ? Ces pratiques viennent-elle attaquer leur identité socio-historique ? Comment intègrent-ils la pratique de l'écriture à leur soi-professionnel ? Quels éléments personnels, subjectifs, de leur rapport à

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l’écriture, peuvent-ils convoquer pour pallier d’éventuelles difficultés à écrire dans le cadre professionnel ? Un rapport à l'écriture compliqué peut-il venir freiner, faire obstacle à leurs pratiques d'écriture professionnelles ?

Je commence à m'intéresser plus en détail à l'histoire des pratiques d'écriture en travail social. Pourquoi et comment y sont-elles advenues ? Y aurait-il des parallèles entre les mythes fondateurs relatifs à l’avènement des pratiques d'écriture dans les sociétés humaines et en travail social ? Curieuse et désireuse de nourrir cette réflexion, je me renseigne sur ce qui s'étudie du travail social dans des disciplines annexes à l’approche clinique, notamment en sociologie, en psycho-sociologie, en socio-psychanalyse et en psychologie de l'activité.

Les lectures et discussions que j'ai à cette période me permettent d'énoncer trois postulats et une hypothèse, qui resteront des éléments centraux de ma recherche. D'une part, les pratiques d'écriture des travailleurs sociaux voient le jour à une période charnière de changements de l'action sociale et de ses professions, que d'aucun qualifie de « crise »80. D'autre part, les travailleurs sociaux vivent difficilement cette période de changements. Enfin, une grande part des travailleurs sociaux rencontre des difficultés vis-à-vis des pratiques d'écriture, et y oppose des résistances. Je fais alors l'hypothèse que les résistances81 des travailleurs sociaux aux pratiques d'écriture peuvent être envisagées comme symptôme de résistances plus générales aux changements de leurs professions.

En août 2013, je résume en quelques phrases mon objet de recherche, qui, s'il pourra être légèrement réorienté au cours des années de Doctorat suivantes, restera à la base de ce travail. Je fais l’hypothèse que les pratiques d’écriture, en tant que pratiques relativement nouvelles pour les travailleurs sociaux, en lien aux changements actuels des professions sociales, cristallisent pour partie les désirs et résistances des professionnels aux changements de leurs professions : les pratiques d'écriture peuvent être envisagées comme symptôme de ces changements difficiles à vivre. Ce travail de recherche visera à éclairer les potentiels éléments inconscients traversant les pratiques d’écriture des travailleurs sociaux, leurs résistances à celles-ci, et les modalités possibles de dépassement de ces résistances.

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Cf. partie « La « crise » du travail social », p. 87.

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En psychanalyse, le concept de résistance est principalement utilisé pour désigner, du côté du patient, « tout ce qui s’oppose à la p og essio du t avail de la u e ». Da s l’app o he ps hod a i ue f eudie e, il s’agit de « la force ps hi ue ue le patie t oppose à l’a s à la o s ie e de e tai es ep se tatio s d plaisantes pendant la cure : ’est la force psychique développée pour maintenir le refoulement. » La sista e a à voi ave le t a sfe t, e ta t u’elle confère « u a a t e d’a tualit » à des affects passés, ressentis vis-à-vis d’u e situatio si ilai e, ou d’u e situatio différente mais qui trouve écho dans la situation actuelle (« le patient reproduit des attitudes et des sentiments de sa vie qui, à travers le transfert, se laissent utiliser comme moyens de résistance »). S. Freud souligne le caractère protéiforme des sista es. Mo h poth se selo la uelle les sista es ue les du ateu s oppose t à l’ itu e se aie t li es à des l e ts e t ieu s à l’a te d’ i e ais ui vie e t se ejoue da s et a te, est o st uite pa a alogie à ette conception théorique de la résistance. Pollak Cornillot, M. (2002). Résistance. Dans De Mijolla, A., op. cit., p.1464-1465.

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1.1.4 REVUE DES LITTÉRATURES : ÉTAT DE LA RECHERCHE EN