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CONTENU LATENT : HYPOTHÈSES D'ANALYSE

DES ENTRETIENS CLINIQUES DE RECHERCHE

2.3.3 CONTENU LATENT : HYPOTHÈSES D'ANALYSE

D’une douleur d’écrire : éléments traumatiques se rejouant dans l'acte d'écrire

Dès le début de l'entretien, Clément fait part de difficultés vis-à-vis de l'écriture : « mon rapport à l'écrit » l.15 « est très laborieux » l.16, « ça a toujours été compliqué / l'écrit / pour moi » l.30. Les termes employés pour parler de l'écriture appartiennent au champ lexical de la difficulté et de la souffrance : « compliqué » (20), « mal » (14), « laborieux » (7), « difficile » (4), « douloureux » (2), « dur » (2), « mauvais », « pas terrible », « mourir ». Cette évocation de difficultés revient tout au long du discours, pour qualifier une pratique difficile pour lui au

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niveau processuel (difficultés à se mettre à écrire, difficultés en orthographe), mais aussi douloureuse au niveau physique et psychique, ce qui me fait penser à de potentiels vécus traumatiques581 liés à l’écriture dont la charge serait toujours présente pour lui, et viendrait se réactualiser dans ses pratiques d’écriture scolaires, étudiantes puis professionnelles. Durant cet entretien, Clément rapporte quatre situations d’écriture – vécues dans le champ scolaire, étudiant et professionnel – où viennent se (re)jouer une souffrance et une douleur (physique et psychique) en lien à l’écriture, qui me semblent être de nature traumatique. La manière dont il présente sa douleur d’écrire me donne l’impression d’une intemporalité de cette douleur : les verbes amenant son expression sont conjugués au présent (« est très laborieux » l.16, « c'est très / très laborieux » l.18, « pour moi c'est tellement douloureux d'écrire » l.254, « c'est laborieux » l.264, l.522, « c'est douloureux» l.469), au sein même de récits d’évènements

conjugués au passé. Il dit par exemple : « quand j'étais à l'école primaire » l.519 « j'passais autant d'temps qu'les autres mais (bafouille) euh à aux devoirs mais c'est vrai qu'c'est euh / / c'est laborieux parc'qu'y faut » l.521. Cette intemporalité de la douleur d’écrire pourrait

renvoyer à l’intemporalité des processus psychiques au regard de l’inconscient, et au caractère traumatique de l’expérience d’écriture, qui lui confère un caractère « toujours actuel », ou du moins dont « le souvenir agit comme un évènement actuel. »582

Au début de l'entretien, Clément parle de la rédaction de son mémoire de fin d’études. Il emploie un terme choc : « quand j'ai écrit mon mémoire euh / d'éducateur spécialisé » l.19 « j'ai cru qu'j'allais mourir » l.20. Ce terme est directement lié à l'écriture du mémoire, qui lui aurait parue insurmontable : « entre cinquante et soixante-dix pages à écrire j'ai cru qu'j'allais mourir » l.20. Cela renvoie-t-il à une angoisse de mort physique ? À une angoisse de mort par abandon ou par forfait ? À une angoisse de mort psychique, causée par la confrontation à un acte – écrire – trop coûteux psychiquement pour lui ? À propos du coût psychique de l'écriture, je note la répétition de l'expression « pour le coup » (36) (notamment dans des phrases telles que « j'essaye au maximum d'éviter ça mais j'peux / / pour le coup j' / là voilà j'vais pas pouvoir j'vais pas pouvoir y échapper » l.254, « pour le coup c'est vrai qu'je / / / c'est compliqué pour moi » l.443, ou encore « c'était euh / / excessivement laborieux / / / / voilà / pour c' / pour le coup » l.556). S. De Mijolla-Mellor (2002)583 indique, quant à la représentation de la mort en psychanalyse, que l'angoisse de mort « occupe […] une place centrale, c'est à elle que renvoient finalement l'angoisse de conscience et l'angoisse de

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Est dit traumatique, sur le plan psychique, un évènement conduisant à un « bouleversement » et à des « effets pathog es du a les … da s l’o ga isatio ps hi ue ». Lapla he, J., Po talis, J.-B., op. cit., p. 499.

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Ciccone, A., Ferrant, A. (2009). Honte, culpabilité et traumatisme. Paris : Dunod, p. 28.

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castration ». Je ferai plus bas des hypothèses quant à une angoisse de castration présente chez Clément, notamment dans ce qu'il évoque de son rapport à son père et aux analogons de la fonction paternelle. L’angoisse de conscience pourrait quant à elle être reliée à la réflexivité, présentée par Clément comme potentiellement douloureuse.

Aux trois quarts de l’entretien, après une relance (« vous avez dit pour moi ça a toujours été

difficile / d'écrire » l.516), Clément se met à parler de situations d’écriture plus anciennes,

vécues à l'école primaire et au collège. Il se souvient d'une douleur physique associée à l'acte d'écrire, éprouvée en classe de 6ème : « systématiquement le jour d'la rédact' 'fin le / le jour d'la rédaction j'avais mal au bide » l.535, « ça m'fracassait l'bide » l.538, « j'étais mais euh / plié en deux parc'que ça m'faisait / ça m'faisait mal de / / de j'sais pas d'aller écrire » l.539. Au cours de cet énoncé, il joint le geste à la parole : il se plie en deux en se tenant le ventre d'un bras, grimace, comme s'il revivait la souffrance d'alors. Le mal de ventre serait directement relié voire confondu avec l'écriture, comme l'indique le rapprochement des expressions « avoir mal au ventre » et « devoir écrire » : « j'étais bien obligé d'aller en cours quand même donc j'pouvais pas éviter tous les cours si j'avais mal au ventre / donc / 'fin si j'p' j'devais écrire » l.542. La localisation de cette douleur, le ventre, me renvoie à l’idée d’un

objet à prendre en soi, à digérer : l’écriture serait-elle, pour Clément, un objet empoisonnant, indigeste, un « corps étranger interne » pour reprendre les termes de S. Freud à propos de la représentation du traumatisme ? Certaines formulations de Clément lorsqu’il parle de l’écriture et de l’écrit (« truc » (23), « machin » (5), « quelque chose » (10)) les font effectivement apparaître tels des objets irreprésentables pour lui, trop chargés qu’ils sont d’enjeux psychiques inconscients. Cela me fait également associer sur le fait que l’écrit représenterait, pour Clément, un objet bizarre584, il emploie d’ailleurs cet adjectif : « c'est bizarre cet écrit» l.77. Plus loin dans l'entretien, la souffrance d’écrire est étendue au travail

de pensée qu’engage cet acte : « le fait d'écrire souv' c'est une euh / / c'est d'la réflexion / c'est mettre à plat un p'tit peu des idées / c'est s'faire du mal » l.575, dit Clément. La douleur est déplacée du corps (mal au ventre) au psychisme (penser, réfléchir fait mal). Cette souffrance psychique est également présentée comme une fatigue : « ça m'fatigue énormément » l.232, « se mettre à écrire c'est s'mettre à réfléchir » l.584, « si on réfléchit on pourrait bouger » l.588, « bouger parfois c'est un peu / fatiguant » l.588. Cette fatigue psychique, liée au mouvement, au fait de « bouger », me conduit à faire l’hypothèse, chez Clément, d’une

crainte que la constance psychique ne soit attaquée par cette pratique d’écriture, trop

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« Élément insensé ou primitif qui doit être évacué » car « a priori inassimilable par le psychique ». Mellier, D. (2005). La fonction à contenir. Objet, processus, dispositif et cadre institutionnel. La psychiatrie de l’e fa t, 48, 425-499.

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douloureuse pour lui, peut-être car trop éloignée des pratiques professionnelles dont il a l’habitude et sur lesquelles il a fondé son soi-professionnel d’éducateur. En effet, il dit avoir choisi ce métier car il permettait d’après lui « plus d'action et moins de / moins d'écrit » l.74, « moins d'travail cérébral» l.76 que d’autres métiers du travail social, comme celui

d’assistant de service social, des professionnels qui « passent leur vie à écrire » l.71. L’inchangé, l’immobilité, sont à l’inverse présentés comme « rassurants » : « c’est rassurant

hein des fois de pas être dans le / / dans la réf' trop dans la réflexion » l.587. Cette immobilité de la réflexion, de la pensée, renverrait à la constance mais aussi à la pulsion de mort585. S. Freud (1920)586 fait un lien entre principe de constance et pulsion de mort, qui « tend à la réduction absolue des tensions ». Écrire conduisant selon Clément à la réflexion, et la réflexion étant pour lui potentiellement douloureuse, ne pas écrire pourrait par moments lui permettre de ne pas se confronter à cette réflexion, de maintenir à distance voire de dénier587 les contenus de pensée douloureux. À l’immobilisme rassurant de l’absence ou du peu de réflexion, il oppose le mouvement qu’engagerait la réflexion : « si on réfléchit on pourrait bouger » l.588. À quoi renvoie ici le verbe « bouger » ? Je l'entends tout d'abord comme une évolution, un changement d'état, par réorganisation d'états ou de positions antérieurs. La pratique d'écriture engagerait ce mouvement : « mettre en mouvement sa pensée est le devoir de tout professionnel commis à l’écriture » rappelle E. Ejzenberg (2008)588. « Bouger »

pourrait signifier un mouvement vers l'inconnu, potentiellement angoissant car mettant au jour des incapacités, réelles ou fantasmées (Clément explique par exemple qu’il ne reprendra pas d'études car il a « peur de / devoir euh / de pas y arriver » l.279). L’emploi du verbe

« devoir» me fait ici penser, d’une part, à la recherche de réponse à un idéal (une auto

injonction de forme « je dois réussir »), et d’autre part à l’enfance, au milieu scolaire, où l’enfant doit se conformer à ses devoirs scolaires d’élève. Le verbe « arriver », employé en synonyme de réussir, pourrait aussi signifier un point d'arrivée, relativement au mouvement induit par le verbe « bouger », et fantasmé inatteignable. Puis, Clément rapporte une expérience vécue en classe de 3ème, que je perçois comme ayant été très douloureuse pour lui sur un plan psychique. « On avait un prof de français / on était en rédaction j'sais pas quel jour et puis y nous dit euh / / arrêtez-vous » l.557, raconte-t-il, « y nous arrêtait puis y lisait une dissertation d'une nana qui était en dessous d'notr' en 4ème par exemple et elle écrivait

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« Ce ui fait te d e les t es viva ts ve s u tat sa s vie … , elle te d à a e e le viva t à l' tat a t ieu ». Delio , P. (2002). Pulsion de mort. Dans De Mijolla A., op. cit., p. 1357.

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Freud, S. (1920). Au-delà du principe de plaisir. Paris : puf (2010).

587 Le d i o espo d à l’ « a tio de efuse la alit d’u e pe eptio v ue o e da ge euse ou doulou euse pou le

moi. » Ionescu, S., Jacquet, M.-M., Lhote, C., op. cit., p. 167.

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tellement bien c'était horrible » l.561, « y (le professeur) dit ah regardez c'est magnifique c'qu'elle écrit » l.564. Là encore, l’irruption de verbes conjugués au présent dans un récit au

passé, et l’essai de situation temporelle précise (« j'sais pas quel jour »), dénoteraient d’une

intemporalité de la situation et du ressenti qu’elle fait naître : tout se passe comme si Clément entendait, aujourd’hui encore, le professeur parler de cette élève qui écrit bien, depuis toujours et pour toujours. Dans cette phrase, des adjectifs aux connotations opposées se mélangent – « horrible » et « magnifique » sont mis sur le même plan, « horrible » qualifiant le sentiment né chez Clément à l'écoute du « magnifique » de l'écriture de l'autre, « horrible » pouvant également qualifier ce qu'il pense de sa propre écriture en comparaison à l'écriture «

magnifique » de l'autre. Je reviendrai plus avant sur les mécanismes d’identification et de projection qui se jouent dans le rapport à l’écriture de Clément.

En fin d’entretien, Clément rapporte une dernière expérience d’écriture aux conséquences douloureuses pour lui. À l’âge de 20 ans, en tant qu’animateur, il écrivit dans un rapport à propos de jeunes qu’il encadrait et qui avaient fait « une connerie » l.597 : « vous puez la merde à dix mille kilomètres » l.599. Après coup, il trouva cela « très violent comme euh comme écrit » l.600, et le temps réel écoulé depuis l’évènement (« c'était y'a / treize ans / maintenant / ou quatorze ans » l.600) n'aurait pas amoindri ce caractère « violent » : certains jeunes d’alors s’en souviennent et le lui rappellent (« une des gamines qui était à la Baleine 'fin qui était à c't'époque-là dans cette association et dans c'voyage » « et ben / elle m'en reparle encore » l.602). Cet écrit est-il également violent pour Clément et pour les jeunes destinataires, ou Clément projette-t-il sur eux son propre ressenti de violence, imaginant qu’ils la ressentent à la même intensité que lui ? Lui-même ne réussirait pas à s’extraire de ce ressenti. Tout se passe comme si la violence du propos écrit sous l’effet d’un sentiment ponctuel (« j'étais très en colère à c'moment-là » l.605) l'avait figé dans le temps – le propos était, reste et restera violent, malgré le changement d’avis de Clément (« ma position par rapport à c'truc là elle a beaucoup évoluée » l.607), et son désir de réparation (« j'pourrais réécrire un autre truc en disant que y sont formidables » l.608), qui d’après lui ne suffirait pas

à réparer la faute, n’effacerait pas, comme il le souhaiterait, les effets de l'ancienne inscription : « c'est resté » l.605, « c'que j'ai écrit avant c'était / c'est resté » l.609. Cela me renvoie aux propos de J. Derrida (1967), qui indique qu' « en consignant la parole, elle (l'inscription) […] prend le risque mortel d'émanciper le sens à l'égard de tout champ de perception actuel, de cet engagement naturel dans lequel tout se réfère à l'affect d'une

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situation contingente »589. Peut-être Clément envisage-t-il l'écriture de cette phrase comme un passage à l'acte, une agression envers ces jeunes, irrémédiable, irréparable, qui ferait de lui une personne violente (et de l’écrit une preuve – pour lui-même et l’autre – de cette violence). Les affects nés dans l’après-coup de ce passage à l'acte semblent le poursuivre, influer sur son rapport à l’écriture et ses pratiques d’écriture actuels.

Apprendre et ne pas apprendre à écrire durant l’enfance

La difficulté à écrire de Clément est, dans son souvenir, présente depuis toujours : « ça a toujours été compliqué / l'écrit / pour moi » l.29. Il dit ne pas se souvenir de son écriture à l’école primaire (« j'sais pas comme c'était quand j'étais à l'école primaire » l.519), mais pense néanmoins que ses difficultés étaient déjà là : « j'sais que / / j'a' / / ça a jamais été mon fort » l.520. Je note, dans la phrase l.519, l’utilisation du mot « comme » en place de

comment, qui renforce l’idée d’une intemporalité de la difficulté, présente hier comme

aujourd’hui. Les situations d’écriture douloureuses contées durant l’entretien sont-elles, chez Clément, à la source du trauma, ou sont-elles réactualisations d’une première expérience, dont le souvenir est refoulé, mais qui leur confère, dans l’après-coup, un effet traumatique ? Le traumatisme590 se constituerait en effet en deux temps : un premier, « celui de l'effroi », confronte l'individu à un événement qui le sidère ; un second, dans l'après-coup, coïncide avec le moment de la mise en sens de l’événement premier, « lors d'une seconde scène venant en réactualiser le souvenir refoulé, et qui confère à l'événement sens et effet traumatique ». Je fais l’hypothèse que les situations d’écriture dont parle Clément jouent le rôle de secondes scènes. Cela ne veut pas dire qu’elles ne sont pas en elles-mêmes traumatiques, mais, en suivant les théorisations d’A. Ciccone et A. Ferrant591, qu’en tant que traumatisme actuel,

elles ont « un effet d’attraction d’expériences traumatiques passées, (qu’elles) réveille, réchauffe, rappelle à la mémoire ». Je fais l’hypothèse que l’écriture renverrait Clément à une expérience traumatique « en souffrance d’élaboration, d’intégration », qui trouverait, dans les expériences traumatique suivantes, « l’occasion de prendre forme, de se déployer, de se représenter, de prendre sens », car « le sujet tente de donner au traumatisme actuel une forme reconnaissable, familière, en attractant des expériences passées, en faisant appel à des

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Derrida, J. (1967), op. cit., p. 24.

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« Cho i atte du, viole t, asa t, … « commotion psychique » soudaine qui anéantit le sentiment de soi, la capacité de siste , d’agi , de pe se , de se d fe d e. » « Événement qui, par sa violence et sa soudaineté, entraîne un afflux d'excitation suffisant à mettre en échec les mécanismes de défense habituellement efficaces ».

Ciccone, A. Ferrant, A., op. cit., p. 26.

Brette, F. (2002). Traumatisme. Dans De Mijolla A., op. cit., p. 1771.

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expériences connues pour donner une forme et un sens à l’expérience actuelle, afin qu’elle puisse être liée, intégrée. » Toutefois, cette répétition, dans l’écriture, d’un vécu traumatique, empêcherait son élaboration.

Si les situations dont Clément se souvient et dont il parle sont des « secondes scènes », c’est qu’un premier évènement a eu lieu, et a fait naître chez lui un ressenti qui, parce qu’il se réactualise dans les pratiques d’écriture, les rend traumatiques. L’événement premier était-il lié à une situation d'écriture, où y a-t-il eu déplacement, sur et dans l'écriture, d'affects liés à un autre événement psychiquement violent ? Ce premier évènement pourrait se situer au moment de l’apprentissage de l’écriture par Clément. Il n’en parle pas, et son discours me conduit à penser qu’il n’en a pas de souvenir conscient. L’absence de souvenir quant à cet apprentissage me donne l’impression que le savoir-écrire est, pour lui, présent (mais aussi absent) depuis toujours, et, présent comme absent, porteur, depuis toujours, de souffrance. Cette présence quasi magique du savoir-écrire me fait penser à ce que décrit R. Kaës (1975)592 à propos de l’objet de savoir, qui, dans le fantasme, apparaitrait immédiatement comme déjà formé. Si Clément ne parle pas de son propre apprentissage de l’écriture, il parle des difficultés d’apprentissage d'un enfant accompagné en prévention spécialisée. Les termes employés pour en parler me font davantage penser à une pratique magique qu’à un réel apprentissage – forme d’apprentissage à laquelle Clément pourrait identifier le sien. Il se questionne sur les difficultés de cet enfant à acquérir la capacité d’écrire, en ces termes : «

qu'est c'qui fait que ça rentre pas » l.457, « j'crois qu'il a eu / une éducation euh / / / 'fin il est allé à l'école j'sais pas il a fait un truc euh il est suivi et des trucs comme ça mais / / / comme si euh / ça rentrait pas quoi / y sait pas écrire » l.458, « y sait lire écrire mais y sait pas faire la différence entre certaines lettres ou j'sais pas quoi certains sons tout ça » l.461. En lieu et place d’apprendre, Clément utilise ici le verbe rentrer. Il me semble dès lors que l’apprendre

n’est pas considéré comme un processus, mais comme le fait de faire rentrer le savoir dans la tête. L’écriture serait ainsi envisagée dans son seul aspect technique et processuel, comme si

la capacité à écrire était programmée dans la tête des individus à l’image d’un programme dans un ordinateur. C’est-à-dire, surtout, de l’extérieur : l’ordinateur n’apprend pas le programme, une personne le lui installe et il l’exécute. Tout se passe comme si, chez l’enfant dont parle Clément, le programme n’avait pas été installé correctement ; dès lors, l’enfant «

sait lire écrire » l.461 mais sans en maîtriser le processus : « y sait pas faire la différence entre certaines lettres ou j'sais pas quoi certains sons » l.461. Clément ne s’identifie pas

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directement à cet enfant, mais parle de son propre père qui écrit très bien et ne lui aurait pas transmis cette faculté en héritage. « Mon père écrit très très bien » l.547 dit-il, « ça c'est assez frustrant parc'que / j'ai pas hé' / hérité pas mal de trucs de / de caractère de mon père mais / pas ça donc euh / / j'suis un peu / j'suis un peu dégoûté » l.548. Cela me fait penser au don, presque magique, d’une capacité, que ni Clément ni l’enfant dont il parle n’auraient reçu correctement. Le savoir-écrire aurait dû être donné par le père et ne l’a pas été. L’emploi du verbe hériter, qui confère à l'écriture un caractère inné bien plus qu'acquis, renvoie aux legs, au don, mais aussi à la notion philosophique de talent. Ce père qui « écrit très très bien » l.547 » mais aurait refusé de donner ce talent à son fils pourrait prendre, pour Clément, la fonction de Père imaginaire, « fruit de l’imagination de l’enfant trouvant son support dans les diverses représentations culturelles du père terriblement tyrannique ou immensément bon, adorable ou exécrable, fascinant ou terrifiant »593. Clément semble effectivement à la fois fasciné par ce père qui maîtrise une pratique (l’écriture) que lui-même ne maîtrise pas, et se dit « dégoûté » l.550 par ce père, exécrable, qui ne lui a pas fait don de cette maîtrise. La facilité à écrire du père symboliserait-elle la puissance du Père, qui serait refusée à Clément ? Cela représenterait-il une forme de castration594 ? J. Laplanche et J.-B. Pontalis (1967)595 indiquent en effet que « le fantasme de castration est retrouvé sous divers symboles : l'objet menacé peut être déplacé […], l'acte peut être déformé ». J'imagine que si l'écriture était représentée par la maîtrise d'un stylo, et le stylo envisagé comme symbole phallique, le fait que le père empêche le fils de tenir le stylo serait-il empêchement de s’imaginer posséder le phallus ? Clément, à qui n'aurait pas été accordée la facilité à écrire du père, devrait en passer par l'apprentissage douloureux de l'écriture. J.-F. Chiantaretto (1998) postule d’un trauma