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3. Chapitre Travail collectif transverse dans les processus organisationnels

4.2. Des interventions ergonomiques capacitantes

4.2.1. Définition, objectifs et conduite des interventions ergonomiques capacitantes

4.2.1.1. Définition d’une intervention ergonomique capacitante

Une intervention ergonomique capacitante est vue comme une démarche de développement

de l’organisation (Arnoud & Perez Toralla, 2017). Cette visée constructive a pour particularité

de n’être pas uniquement « un effet "induit" de l’intervention, mais bien un effet recherché »

(Barcellini, 2017, p. 1).

Les interventions ergonomiques capacitantes sont des interventions qui visent la conception

d’organisations capacitantes (Barcellini, 2017). L’intervention est ainsi considérée comme

capacitante si elle vise d’une part à favoriser les apprentissages et le développement au cours

même de l’intervention et d’autre part à concevoir des systèmes de travail qui eux-mêmes

favorisent les apprentissages et le développement (Barcellini, 2015, 2017 ; Arnoud & Falzon,

2017). Leur objectif n’est donc pas de concevoir une nouvelle organisation, mais de concevoir

et de mettre en place un « dispositif d’expérimentation et d’apprentissage, pour susciter et

favoriser de nouveaux fonctionnements organisationnels » (Barcellini, 2017, p. 3).

La durabilité de l’action, par la pérennisation du dispositif mis en place (Carta & Falzon,

2017), est une caractéristique essentielle de l’intervention ergonomique capacitante (en lien

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avec le deuxième objectif de ces interventions, à savoir de concevoir des systèmes de travail

qui eux-mêmes favorisent les apprentissages et le développement). En effet, celle-ci « est

d’emblée pensée pour générer une transformation durable de l’organisation » (Barcellini,

2017, p. 4). Cela se traduit par la création, au cours même de l’intervention, des conditions qui

permettront son propre dépassement, sa propre évolution (Coutarel & Petit, 2009). Cela

signifie que l’intervention ergonomique capacitante « initie une démarche de développement

au sein de l’organisation qui continuera à se déployer après cette intervention » (Barcellini,

2017, p. 4). Cette spécificité nécessite donc la mise en place de dispositifs particuliers, qui

incluent la pérennisation, ceci ayant un potentiel impact sur la temporalité de telles

interventions (Ibid).

4.2.1.2. Objectifs et productions de l’intervention ergonomique capacitante

Une intervention ergonomique capacitante renvoie à trois objectifs (Barcellini, 2017 ; Carta &

Falzon, 2017) :

- des objectifs productifs de transformation : ils renvoient aux dispositifs mis en place,

c’est-à-dire à la fois aux solutions organisationnelles et à la manière de les produire et

de les renouveler. Cela consiste donc à définir une (des) solution(s) permettant de

résoudre un problème, et d’autre part la façon dont les acteurs doivent travailler

ensemble pour permettre la mise en place de cette solution ;

- des objectifs constructifs : ils correspondent au développement des savoirs et des

compétences des individus et des collectifs nécessaires pour produire et renouveler les

solutions organisationnelles. Dans une situation où l’intervention cherche à développer

les compétences d’un travail collectif transverse, on cherche alors à développer trois

types de savoirs : un sens partagé des événements, une conscience des

interdépendances entre acteurs, et un savoir partagé sur le processus global de travail

dans lequel les acteurs sont impliqués ;

- des objectifs autopoïétiques : ils visent la pérennisation des deux premiers objectifs et

donc la capacité de l’organisation à se renouveler de manière durable.

Ces objectifs aboutissent à deux types de production : des productions matérielles, qui

prennent par exemple la forme de règles organisationnelles, une cartographie de processus,

des procédures ; et des productions immatérielles qui renvoient aux apprentissages qui

soutiennent l’élaboration des solutions matérielles, par exemple une compétence à analyser

une situation ou une compétence à un travail réflexif collectif.

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4.2.1.3. Une intervention de type conduite de projet

L’intervention ergonomique capacitante ayant pour objet la transformation (ou la conception)

de l’organisation, elle est menée selon une conduite de projet (Barcellini, 2017) afin de

structurer et d’accompagner cette transformation. Cet accompagnement « implique la mise en

œuvre d’un système organisé d’actions menées en interaction avec des acteurs de

l’entreprise » (St-Vincent, Vézina, Bellemare, Denys, Ledoux & Imbeau, 2011, p. 64). Cela

suppose notamment de mettre en place une démarche participative, et de s’appuyer sur

différentes instances.

Les interventions ergonomiques capacitantes ont pour particularité de « réinventer

l’organisation par la participation » (Arnoud & Perez Toralla, 2017, p. 4). Elles consistent

donc à faire participer les acteurs de différents niveaux de l’entreprise pour qu’ils soient

partenaires de l’intervention, c’est-à-dire les impliquer dans l’amélioration, la conception et la

mise en place de solutions (St-Vincent & al., 2011 ; Rocha, 2014).

L’intervention se déroulant dans un contexte social et organisationnel préexistant, celui-ci

peut avoir une influence sur la possibilité de mettre en place une démarche participative

(St-Vincent, Toulouse & Bellemare, 2000), plus particulièrement sur :

- la disponibilité des personnes aux réunions du groupe de travail impliqué dans la

conception des solutions, qui peut être limitée par : des relations tendues entre des

acteurs de métiers différents, un manque de temps des managers pouvant amener à

suspendre l’intervention pendant la période d’indisponibilité, ou encore une mise en

question par un manager de la participation d’un de ses subordonnés ;

- le mode de résolution de problèmes, généralement différent de celui que les acteurs

ont l’habitude d’expérimenter. En effet, les acteurs peuvent trouver la démarche

structurée de résolution de problème trop longue, tout en reconnaissant qu’elle permet

d’aborder et de traiter plusieurs problèmes en une seule réunion ;

- les types de solutions qui sont produites dépendent des représentations de l’activité

qu’ont les participants, et des possibilités de changement permises par le contexte

économique, social et organisationnel de l’entreprise. Par conséquent, dans certaines

interventions, les solutions recherchées en premier lieu sont celles qui permettent une

application directement par les participants au groupe de travail ;

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- la communication avec la direction : son point de vue et son soutien peuvent être

nécessaires pour développer et implanter les solutions produites.

Pour mener à bien un projet de transformation de l’organisation, les interventions

ergonomiques capacitantes nécessitent généralement de mettre en place différentes instances,

notamment : un comité de pilotage, un comité de suivi, et un (des) groupe(s) de travail (Casse,

2015 ; Casse & Caroly, 2017 ; Carta, 2018). L’intervention se déroulant dans un contexte

organisationnel préexistant, l’ergonome a intérêt, autant que possible, de s’appuyer sur des

instances déjà existantes (Daniellou & Béguin, 2004). Nous nous attachons ici à définir les

fonctions des trois types d’instances évoquées ci-dessus.

Le comité de pilotage de l’intervention a pour rôle d’en définir les objectifs, de mettre en

place les moyens nécessaires à son déroulement, et de réaliser les arbitrages au cours des

différentes phases de l’intervention pour permettre son implémentation (Daniellou & Béguin,

2004 ; Carta, 2018). Les décisions qu’il prend concernent notamment le périmètre de

l’intervention, sa durée et les délais associés, le choix des participants (Rocha, 2014 ; Carta,

2018).

Le comité de suivi a pour rôle d’assurer la cohérence du projet et la coordination des acteurs

impliqués dans l’intervention (Daniellou & Béguin, 2004 ; Carta, 2018). Dans le cadre de

projets impliquant des partenaires universitaires et d’entreprise, le comité de suivi est

composé de ces deux types d’acteurs (Rocha, 2014 ; Casse, 2015).

Le(s) groupe(s) de travail est(sont) composé(s) d’acteurs de l’entreprise possédant des

compétences différentes et complémentaires ; ils sont donc inter-métiers. Le groupe de travail

a pour rôle d’analyser des situations de travail à partir de laquelle des solutions vont être

recherchées et expérimentées.

4.2.2. Structure des interventions ergonomiques capacitantes

Les interventions ergonomiques capacitantes impliquent de mettre en place des dispositifs

visant à concevoir une nouvelle organisation (Barcellini, 2017). L’auteure identifie quatre

éléments structurants des interventions ergonomiques capacitantes, à savoir la construction

sociale de l’intervention, le diagnostic ergonomique, la conception et l’expérimentation d’un

dispositif de mise en débat du travail, un dispositif de généralisation et de pérennisation.

L’analyse que nous faisons de différents dispositifs mis en œuvre au cours d’interventions

ergonomiques capacitantes nous amène à distinguer ces éléments structurants selon deux

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catégories : des étapes de l’intervention, ou bien des dimensions transverses. Selon cette

catégorisation, nous considérons que la construction sociale de l’intervention constitue un

élément structurant de l’intervention, mais que cela ne renvoie pas pour autant à une étape de

l’intervention : elle est une dimension transverse qui se construit tout au long de

l’intervention, et que nous proposons de définir et de caractériser plus loin (§ 4.2.3).

L’analyse de différents travaux nous amène ici à comprendre une intervention ergonomique

capacitante comme étant composée de quatre étapes : le diagnostic organisationnel, la

conception du dispositif d’expérimentation, l’expérimentation et sa conception dans l’usage,

et l’évaluation-généralisation-pérennisation de ce dispositif. Bien que certaines d’entre elles

(le diagnostic et l’expérimentation) semblent être communes à toute intervention

ergonomique capacitante, nous ne cherchons pas ici à définir une structure-type de ces

interventions – chacune d’elle étant conçue et mise en œuvre de façon différente – mais plutôt

à identifier les différentes étapes qui peuvent être mises en place.

4.2.2.1. Le diagnostic organisationnel

Comme dans toute intervention ergonomique, le diagnostic réalisé en début d’intervention

permet à l’ergonome de se construire une représentation de l’existant, c’est-à-dire du travail

réalisé,de ses variabilités, des régulations, et des contradictions auxquelles les individus et les

collectifs doivent faire face (Barcellini, 2015, 2017). Cependant, dans une visée constructive –

donc dans une intervention ergonomique capacitante – ses objectifs et ses enjeux sont élargis :

il s’agit également d’identifier les besoins – potentiels ou exprimés – de développement

organisationnel (Ibid, 2017). Chemin faisant, le diagnostic permet de préciser et de reformuler

la demande, de planifier des actions futures de l’intervention, et de modifier son périmètre

(Rocha, 2014).

Par ailleurs, restitué aux acteurs de l’entreprise, le diagnostic devient un objet intermédiaire

qui est mis en débat et partagé (Barcellini, 2017 ; Casse & Caroly, 2017).

4.2.2.2. La conception du dispositif d’expérimentation

Le diagnostic réalisé amène l’ergonome à la fois à mieux comprendre le travail des acteurs et

l’organisation dans laquelle ils agissent, et à préciser la façon dont il pourra conduire la suite

de l’intervention. Le diagnostic ne sert effectivement pas seulement à définir l’existant, il

contribue également à identifier et construire le matériau qui sera utile pour construire la suite

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de l’intervention, pour agir sur l’organisation (Carta & Falzon, 2017 ; Casse & Caroly, 2017).

Par exemple, dans des recherches-interventions telles que celles menées par Rocha (2014) ou

Arnoud (2013), il permet respectivement de définir les situations d’actions caractéristiques

(appelées « situations à forts enjeux ») qui deviennent l’objet de débat dans la suite de

l’intervention, et d’identifier les facteurs qui favorisent ou entravent les capacités effectives

d’agir des individus. C’est donc sur la base du diagnostic que l’ergonome ajuste ou conçoit le

dispositif qu’il expérimente pour développer l’organisation, les individus et les collectifs.

Les recherches-interventions visant à mettre en place une intervention ergonomique

capacitante semblent tendre de plus en plus à préciser la conception des dispositifs.

Par exemple, Rocha (2014) précise qu’après la mise en œuvre d’un diagnostic, il réalise « un

travail de co-construction avec les acteurs du terrain de dispositifs de mise en débat du

travail » (p. 17). Cette co-construction permet une adaptation locale du dispositif mis en

œuvre sur plusieurs sites. La méthodologie de recueil de données décrite donne à voir

notamment le rôle du comité de pilotage : en contribuant à définir le périmètre de

l’intervention ou en décidant l’intégration d’un acteur de l’entreprise dans la co-animation

d’espaces de débat, il contribue à définir la suite de l’intervention, et donc à la concevoir.

Un autre exemple est celui d’une recherche-intervention visant la conception d’un dispositif

de retour d’expérience (REX) basé sur une activité réflexive (Casse, 2015), au cours de

laquelle l’ergonome met en œuvre une démarche de conception collective visant à définir une

nouvelle organisation du REX. Cette démarche constitue un processus itératif d’interaction

entre les trois instances mises en place (comité de pilotage, comité de suivi, groupe de

travail). Elle aboutit à définir certaines dimensions de la suite de l’intervention.

Cette étape de conception collective ou participative du dispositif d’expérimentation nous

semble comporter des enjeux forts pour l’intervention puisqu’elle détermine la façon dont elle

sera conduite et les résultats qu’elle permettra de produire. Pour autant, celle-ci est

généralement présentée de façon brève, diffuse, ce qui la rend finalement peu visible.

4.2.2.3. L’expérimentation du dispositif

La mise en place d’une intervention ergonomique capacitante permet d’expérimenter des

prototypes d’artefacts organisationnels (Barcellini, 2017) permettant ainsi de répondre aux

dysfonctionnements ou aux difficultés identifiés par le diagnostic (Petit & Coutarel, 2013). En

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cela, il constitue « une occasion privilégiée d’expérimenter une nouvelle organisation au

double sens de faire expérience et de tester une nouvelle manière de coopérer entre les

acteurs et de concevoir une nouvelle organisation » (Coutarel & Petit, 2009 ; Carta, 2018, p.

93).

Sur la base du diagnostic, l’expérimentation consiste à « organiser la confrontation de

représentation sur le travail et à les mettre en discussion » (Barcellini, 2015, p. 135) afin de

transformer l’organisation. Les interventions ergonomiques capacitantes semblent avoir toutes

pour point commun d’être étendues à un périmètre recouvrant différents métiers ou services

d’une entreprise (Petit, 2005 ; Arnoud, 2013 ; Raspaud, 2014 ; Casse, 2015 ; Carta, 2018).

L’expérimentation mise en œuvre consiste alors à organiser une confrontation de points de

vue qui repose sur une activité réflexive collective et qui peut prendre la forme d’espaces de

débat. Les intérêts et les méthodes mises en œuvre dans des espaces de débat soutenant cette

activité réflexive sont mis en évidence dans la prochaine section de ce chapitre.

De manière globale, la phase d’expérimentation permet de mettre en place et de tester des

dispositifs – de mise en débat du travail, par exemple – qui visent une genèse

organisationnelle. L’enjeu est ensuite d’ancrer plus durablement ce dispositif (Barcellini,

2017).

4.2.2.4. Evaluation, généralisation et pérennisation

Les interventions ergonomiques capacitantes visent leur propre dépassement (Coutarel &

Petit, 2009) pour permettre de se déployer après l’expérimentation et donc après le temps de

l’intervention (Barcellini, 2017). Dans cette perspective, la phase d’expérimentation ne suffit

pas : le dispositif doit inclure des étapes de généralisation puis de pérennisation des

démarches mises en œuvre au cours de l’expérimentation (Barcellini, 2017 ; Arnoud & Perez

Toralla, 2017).

Pour permettre cela, l’intervention menée par Rocha (2014) inclue une phase de

formation-action des managers et de suivi. Cette phase consiste à rendre les managers capables de faire

vivre la démarche (basée sur des espaces de discussion), à les accompagner pour co-construire

avec eux un dispositif adapté au niveau local (le site qu’ils ont en charge), et à mettre en

discussion les résultats et les difficultés potentiellement rencontrées.

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Dans l’intervention menée par Petit (2005), l’évaluation de l’expérimentation est menée

pendant son déroulement et après sa mise en œuvre. Pendant l’expérimentation, l’évaluation

permet d’ajuster les solutions retenues. En fin d’expérimentation, elle consiste à mettre en

discussion les résultats produits par l’expérimentation pour décider des solutions pertinentes à

conserver dans une perspective de généralisation du dispositif. L’évaluation est ici réalisée au

service de la généralisation du dispositif expérimenté.

4.2.2.5. In fine : des structures malléables

De manière formelle, la conduite de projet – d’une intervention ergonomique capacitante –

s’appuie sur une démarche qui est définie au moment du démarrage du projet (Barcellini &

al., 2013). Toutefois, le dispositif mis en œuvre au cours de ce projet étant dépendant

notamment des résultats du diagnostic et de l’issue de la conception de la méthodologie

d’expérimentation, le contenu du projet (le déploiement du dispositif) est ainsi évolutif : « le

"plan" initial fait l’objet de retournements et régulations » (Arnoud & Perez Toralla, 2017, p.

13). De cette façon, la capacité des interventions à saisir les opportunités de développement

leur permet d’être malléables. Le comité de suivi, composé d’acteurs de l’organisation et du

monde académique, a un rôle à jouer de ce point de vue. En effet, en ayant pour rôle de

favoriser le développement comme moyen de l’intervention, cette instance « conditionne bien

souvent la malléabilité et le succès des interventions menées » (Ibid).