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/ Une notion complexe

D’après Michaël Herzfeld1, ethnologue, «le modèle du patrimoine

en vigueur dans une grande partie du monde est clairement d’origine occidentale. Étroitement lié aux pratiques associées à la transmission de la propriété familiale, ce modèle sert à fournir une logique commune aux organisations internationales comme l’UNESCO, mais en même temps il exclut d’autres modalités de concevoir la création, l’utilisation et la transmission des biens culturels, en confinant toute idée de patrimoine à une structure conceptuelle fortement étatiste.» Le terme «heritage» en anglais prend alors tout son sens, il signifie aussi bien héritage que patrimoine. On peut relever dans la remarque de Michaël Herzfeld que ce modèle, universel, ne tient pas compte des diversités culturelles de chaque peuple.

J’ai travaillé pendant tout un semestre de projet sur la question patrimoniale à Bangkok et ce qu’elle signifiait pour le peuple thaï. Nous avons travaillé en groupe et il était assez compliqué de se comprendre (à travers la langue anglaise qui n’était la langue maternelle de personne) au vu de la diversité de points de vues sur le sujet. En France, certains quartiers, centres-villes, sont conservés dans leur totalité. A Bangkok à première vue, la ville se renouvelle en se construisant sur elle-même. Un bâtiment est détruit pour laisser la place à un autre, peu importe son époque. En Europe, les centres historiques sont conservés, les bâtiments d’un même quartier ont un type architectural proche ou ont été construits approximativement à la même époque. A Bangkok 1 HERZFELD Michael, « Patrimoine et propriété : les origines bureaucratiques et scientifiques des conflits culturels », Nuevo Mundo Mundos Nuevos

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tout se superpose, les époques et les styles forment comme des strates géologiques. Il faut préciser que Bangkok est une ville relativement récente (1782) par rapport à Paris (500 ans av-JC). On y observe surtout des temples qui ont été sauvegardés. En effet, pendant longtemps, en Asie, comme partout ailleurs, le patrimoine à préserver ne concernait que les édifices royaux, et religieux.

Mais les étudiants m’ont appris qu’en Thaïlande et dans d’autre pays d’Asie, la préservation du patrimoine ne concernait pas vraiment le bâtiment en lui-même mais plutôt la manière de le construire. Ainsi, le savoir faire est conservé et transmis de génération en génération.

La sauvegarde du patrimoine en Thaïlande concerne donc autant le patrimoine immatériel que le Patrimoine matériel, physique.

Cela m’a tout de suite fait penser au sanctuaire d’Ise au Japon. Ce temple shinto est reconstruit à l’identique tous les 20 ans. Depuis plus de 13 siècles, l’édifice est entièrement démantelé, détruit, avant d’être reconstruit en une réplique exacte. L’année 2013 correspond à la dernière construction du temple.

«Les arbres sacrés, des cyprès japonais, sont d’abord abattus dans la forêt environnante. Le nouvel édifice est ensuite reconstruit sur un site adjacent à l’ancien. Il y a donc deux sites employés de façon alternative pour la reconstruction, tous les 20 ans», explique Uneno Takei, directeur du musée d’Iseshima. Le rituel et les consignes de reconstruction, extrêmement précis, sont recueillis dans un ensemble de textes transmis depuis le Xème siècle.

Le Japon honore également certaines personnes en tant que «patrimoine vivant national» ou encore «trésor vivant national». C’est le cas de Satoshi Tsukitaku, flûtiste de Nô de l’école de Morita et patrimoine vivant national.

// Le patrimoine dans l’histoire

Le terme «Patrimoine» n’est couramment utilisé que depuis les années 60. Il a remplacé les termes de monuments et monuments historiques, consacrés depuis le XIXème siècle. Françoise Choay dans son anthologie

«Le Patrimoine en questions2» retrace l’évolution de ce terme si complexe

ayant eu diverses significations dans l’histoire et aujourd’hui encore. Historiquement, le corpus des monuments historiques ne concernaient que les édifices prestigieux. Françoise Choay nous le rappelle dans son 2 CHOAY Françoise «Le Patrimoine en questions. Anthologie pour un combat», 2009.

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livre, c’est Ruskin qui fut le premier à «promouvoir la conservation d’un héritage modeste, celui des architectures domestiques et vernaculaires». C’est précisément ce type d’architecture qui nous intéresse ici. Le terme vernaculaire provient du latin vernaculas, qui signifie autochtone ou indigène. L’architecture vernaculaire caractérise un type d’architecture en relation avec son environnement local, qui utilise des matériaux et des techniques traditionnels, et qui se construit en harmonie avec le mode de vie et les coutumes de la région, du pays.3

Les habitations de la communauté correspondent à ce type d’architecture spécifique, sur pilotis et en bois, adapté à l’environnement proche (en bord de fleuve) et construit par les habitants eux-même. L’évolution de la ville de Bangkok autour de la communauté a contraint l’architecture des habitations. Celle-ci a évolué pour répondre à des nouveaux besoins. On peut donc parler de vernaculaire urbain4, bien que ce terme soit

un paradoxe en lui-même, puisque le terme vernaculaire caractérise à l’origine des habitations rurales. L’ouverture du terme Patrimoine à l’architecture vernaculaire ouvre donc la possibilité de soumettre la communauté à une protection patrimoniale.

/// Le Patrimoine à Bangkok

Si l’Europe a ouvert la conservation à de nouveaux types d’architecture, cela ne concerne pas tous les pays. Mais qu’en est-il de la Thaïlande? Bangkok, la capitale, est une ville récente, la relation au temps, dans le domaine du Patrimoine, est donc très différente.

La conservation historique est un concept occidental peu développé en Asie du Sud-Est. Lorsqu’un bâtiment se dégrade, on le rénove, on l’agrandit, on le rafistole, jusqu’à ce qui ne tienne plus debout, alors il est rasé et l’on reconstruit par dessus.

D’après Michael Herzfeld, «Le patrimoine en Thaïlande est lié à l’historicité, à une valeur culturelle mais aussi au prestige. Il s’agit principalement d’objets à caractères religieux, royaux, associés à des réussites nationales ou au progrès (monuments, équipements routiers, franchissements sur les canaux ou le Chao Phraya, mémoriaux, ..)». Ainsi, le patrimoine bâti 3 D’après la définition donnée par Paul OLIVER dans «L’encyclopédie de l’Architecture Vernaculaire du monde», 3 volumes, Cambridge University Press, 1997.

4GOEL Noha. «Squatter settlement : The urban vernacular?», 2010. L’auteure démontre à partir de plusieurs études de cas, les similitudes entre les habitats traditionnels des zones rurales de l’Inde, et les «squatters settlements», ou groupes d’habitats spontanés et met en évidence d’existence d’un nouveau type d’architecture, le vernaculaire urbain.

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Thaïlandais recensé est essentiellement constitué de temples bouddhistes, de palais très visités par les touristes. Mais il est intéressant de noter que la valeur culturelle se distingue du prestige. La définition pourrait donc inclure les différentes communautés historiques de Bangkok, car elles sont caractéristiques de la culture thaïe.

La notion de progrès est aussi relativement nouvelle, car elle ouvre le patrimoine à des bâtiments récents mettant en lumière les savoirs-faire du Peuple de Siam. Les ponts, infrastructures, le projet de la seconde ligne de métro aérien par exemple, ou celui de la promenade le long du Chao Praya peuvent prétendre à une protection patrimoniale puisqu’ils symbolisent le progrès, les techniques nouvelles.

Ce patrimoine du progrès pousse même le gouvernement à considérer comme patrimoine national les malls5 gigantesques, temples de la

démesure, que l’on peut observer à Bangkok dans le quartier de Siam notamment. La prouesse technique et la plateforme économique que représentent ces supermarchés incitent le gouvernement à leur accorder davantage de reconnaissance que les communautés anciennes.

//// Évolution du Patrimoine préservé à Bangkok

Dans les années 1970, une large campagne de promotion de la culture thaïlandaise est lancée en réponse aux profonds et nombreux changements sociaux économiques auxquels la population doit faire face. C’est pendant cette période que la préservation de l’île Rattanakosin, le vieux centre royal, se met en place. Marc Askew l’explique dans son chapitre «Contesting urbanisms. Constructing the past and remaking the present6», ce projet est une réponse pertinente aux changements

urbains que connaît la ville puisqu’elle permet de conforter le pouvoir royal tout en marquant l’identité nationale de chaque habitant. Ce projet sacralise la royauté en donnant l’image d’un centre historique totalement dépendant du roi et de la monarchie et permet ainsi de conserver l’ordre social.

Dans un deuxième temps, l’île Rattanakosin attire de nombreux touristes internationaux, les nouvelles politiques de préservation se sont alors dirigées vers les touristes, dont les dépenses sont essentielles pour l’économie contemporaine thaïlandaise. Ainsi dans le milieu des années 1990, la BMA inaugure plusieurs campagnes de promotion d’un mode de vie thaï plus attirant, dynamique, animé. «Its programmes 5 Centres commerciaux à l’américaine

6 ASKEW, Marc. «Bangkok. Place, Practice and Representation», 2002

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incorporated street festivals and weekend walking streets, fusing the formal conservation planning objectives of the state’s conservation agencies with the need for reviving Bangkok as a recreation space for tourists and middle- class Bangkokians alike. [Marc Askew]» En s’inspirant des pratiques occidentales, la BMA a profité du prétexte du Patrimoine pour nettoyer les rues afin de n’avoir dans le centre historique que des perspectives nettes et sans accrocs. Les vendeurs de rue et autres architectures «indésirables» ont donc été expulsés de ces quartiers.

Plus tard, plusieurs projets impliquant des communautés et combinant la préservation patrimoniale et l’économie touristique ou nationale ont alors vu le jour.

Depuis longtemps, les canaux de Bangkok attirent et les touristes aiment s’y aventurer. Le gouvernement a alors donné son accord pour que le Community Organization Development Institute (CODI) puisse rénover le quartier de Bang Bua, situé le long du canal du même nom. La communauté se situe au Nord de la ville, dans des quartiers peu denses mais fortement touchés par la pollution. Ce programme, nommé Baan Mankong (secure housing) vise la rénovation de 300 000 logements spontanés existants. Les rénovations participatives, comme ce projet, permettent aussi aux habitants de demander leur régularisation et de renforcer les liens entre communautés. Deux de nos professeures thaï m’ont emmenée en bateau visiter ce projet en cours7. Le projet

est intégralement réalisé par les habitants eux-même, les architectes assurent surtout une mission de conseils et apportent leurs connaissance techniques. Les habitants apprennent donc à concevoir l’architecture par leurs propres usages et s’initient à l’auto-construction. Un nouveau cadastre, établi avec les habitants, prévoit la construction d’une salle commune, de terrains de jeux pour enfants et des voies de circulation accessibles aux secours. Le traitement des déchets est également abordé, le tissus de la communauté s’intègre ainsi dans le tissu urbain de la ville en profitant d’un service de ramassage d’ordures par bateau.

C’est l’élargissement à la sphère privée du patrimoine enregistré qui est à l’origine de ce type de projet. Cela représente une réelle opportunité pour l’habitat spontané. Mais plusieurs projets ont profité de rénovations 7 Le projet de rénovation de Bang Bua a démarré en 2006. Il est organisé en trois phases et prévoit la reconstruction des logements initialement bâtis sur l’eau afin de réduire leur emprise au sol.

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en raison de l’attrait touristique du terme communauté, aux dépens des habitants. Le cas de Sam Chuk est en cela exemplaire. Le village est le chef-lieu du district de Sam Chuk, dans la province de Suphan Buri. Constituée de compartiments chinois en bois, la communauté s’est développée près de la rivière Tha Chin, à environ cent kilomètres de Bangkok. Fanny Gerbeaud nous parle de ce projet, que j’ai moi aussi «visité» à la fin de ma scolarité à Bangkok. «Face au risque d’expulsion, les habitants et commerçants, aidés par deux ONG (Chumchonthai et CASE), ont obtenu la régularisation de leur communauté et sa préservation, à la suite de la restauration du bâti encadrée par la municipalité. Avec son artisanat local, son patrimoine architectural et ses traditions, Sam Chuk est un réel succès touristique pour les citadins qui viennent s’y promener et y faire leurs achats le week-end.» Il s’agit ici d’un lieu d’habitat, peut-on réellement parler de «succès touristique»?

///// Mais qui est en charge de la préservation à Bangkok?

La BMA (Bangkok Metropolitan Administration est à l’origine, depuis quelques années, des différents plans de préservation du patrimoine thaïlandais à Bangkok. Elle se charge notamment du secteur de l’île Rattanakosin, c’est également elle, rappelons-le qui mène le projet des rives du Chao Praya. Elle peut donc décider si tel ou tel bâtiment doit être conservé et mener en parallèle des projets de construction destructeurs pour le patrimoine national.

Elle s’est notamment battue pendant plusieurs années pour l’éviction des habitants de Pom Mahakan, une communauté historique implantée le long de l’ancienne muraille, au sein de l’île Rattanakosin. Mais que représente t-elle vraiment? D’après leur statut, «the BMA is responsible for the management of the city of Bangkok. It is the sole organization at the local authority level responsible for its duties and it provides services for the well-being of Bangkok residents.» C’est donc une organisation responsable du développement urbain de la ville de Bangkok et qui gère les services proposés aux citoyens.

Mais cette organisation est loin d’être indépendante, au contraire, elle est fortement liée au pouvoir en place. Elle est même au service de la monarchie «démocratique» corrompue qui gère le pays. La gestion du Patrimoine à Bangkok est également confiée au département des arts, à l’office des ressources nationales et des politiques de planification environnementale, à l’association des architectures du Royaume de Siam, ainsi qu’à la Siam Society, toutes deux sous contrôle royal. Cela exprime

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bien la liberté à laquelle peuvent prétendre toutes ses organisations, chacune étant rattachée de près ou de loin au gouvernement ou à la monarchie.

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