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6. Vue globale

6.2 L’espace du Faire

6.2.4 Faire et défaire : les limites de cet espace. Critères d’évaluation

6.2.4.1 Militants ou résignés ?

Plusieurs des études citées précédemment (Lange, Jeziorsky) constatent aussi le développement possible d’une posture fataliste face à des discours qu’ils qualifient de catastrophistes. Des auteurs, comme Legros et Deplanque (2009), adoptent une posture militante très forte. Ils sont soutenus par des intellectuels médiatisés comme Serge Latouche et prennent leur force d’un mouvement social qui prône la décroissance. Ils justifient leur posture de deux manières.

Premièrement, il est bien trop tard de parler de développement durable tant l’urgence écologique est grande. Il ne peut y avoir de petites mesures et il faut changer de paradigme28. Deuxièmement, et conséquence du premier constat, les éducateurs et les formateurs ont une responsabilité morale face aux jeunes et face au futur. Ne rien faire, c’est collaborer à la catastrophe.

L’intérêt de cette posture, c’est qu’elle met en crise le sens même du concept de posture enseignante, comme celle de Kelly (1986), car s’il est entendu depuis longtemps que la posture neutre n’existe pas, cette approche militante pose même la recherche d’une certaine impartialité comme une prise de position.

La plupart des formations à l’EDD, tout comme l’éducation à la citoyenneté et les autres

« éducations à… » ont pour objectif, entre autres, d’amener les futurs enseignant-e-s vers de l’action. On peut le déduire de la forte composante de la pédagogie du projet dans ces formations. Il s’agit donc de passer par des pratiques de formation pour aller vers de l’action.

Nos modules n’échappent pas à cette logique et les étudiant-e-s sont amenés à conduire un projet et à transformer les savoirs en expériences et en produits matériels. Dans ce processus, trois axes guident nos choix : nous devons donner aux étudiant-e-s un horizon qui est à la fois souhaitable29, possible et dans lequel ils peuvent penser avoir un rôle concret à jouer (et voter n’est pas ce que nous entendons par rôle concret).

28 On essaie par exemple de découpler la croissance économique de la consommation de ressources en éliminant la notion de déchet et en responsabilisant de manière contractuelle les acteurs le long du cycle (Stahel, 2006 ; Braungart & McDonough, 2002). Ce système est propre à la rareté des ressources et bien connu avant l’industrialisation, (Barles, 2005), tiré de Styger (2016)

29 Sur la question de la désirabilité ou de l’horizon souhaitable, un champ d’étude assez vaste pourrait s’ouvrir autour des propositions, développées notamment par Bernard Stiegler et d’autres, de réenchantement du monde.

Comment, en effet, vouloir former en vue d’un agir, même à contre-courant, si les acteurs de ces formations ne sont pas mus par le désir d’agir. En décrivant les sociétés de contrôle il écrit : « Ce contrôle détruit à présent l’espace et le temps public, et c’est pourquoi il engendre des sociétés incontrôlables : il conduit à la liquidation du désir, c’est-à-dire une économie qui est de moins en moins libidinale et de plus en plus pulsionnelle. » (Stiegler, 2006, p.60). En croisant les thèses de Stiegler, Benasayag et de Mouffe, on pourrait dire que la stratégie d’invisibilisation des conflits et des rapports de force et l’élévation au rang de valeur suprême du consensus contribue à la liquidation du désir et donc de l’énergie vitale et nécessaire au changement.

Si un étudiant développe, à la suite de nos modules, une posture fataliste face aux problématiques que nous avons travaillées, il s’agit pour nous d’un indicateur important d’échec. Notre hypothèse est que trois facteurs peuvent conduire à ce constat :

1. « Seul face au glacier : la catastrophe est trop lourde pour moi. »

Si la formation en EDD s’engage sur l’axe de la moralisation des troupes, lorsque l’étudiant ou le jeune enseignant se retrouve seul avec ses élèves, il risque alors de déverser son angoisse morale, sa peur du futur sur ses élèves sans donner de possibilité d’action. Hans Jonas parle d’une euristique de la peur (Jonas (1998, 2013) Cette approche porte au désengagement, car elle pose des objectifs, voir des impératifs trop nombreux, exigeants et lointains.

2. « Au secours les Chinois : ce monde est trop complexe. »

Comme nous l’avons décrit précédemment, le choix d’une échelle de complexité trop large déplace trop loin les frontières de l’action et de l’impact que nous pourrions avoir en tant que formateurs ou étudiant-e-s. Elle peut aussi rendre plus illisible que complexe une situation face à laquelle on attendrait des changements rapides et opérationnels. Cette approche peut amener aussi au désengagement ou au repli sur des micropratiques, car le rôle que la formation peut jouer dans cette situation complexe apparaît peu ou pas efficace, se contentant souvent d’une

« sensibilisation à… ». Nous sommes également convaincus que le monde n’est pas plus complexe qu’avant, il est, par contre, plus limitant ou répressif dans la détermination des possibles. Le capitalisme néolibéral augmente de façon disproportionné la part du pulsionnel (du consommable) et diminue proportionnellement la part du possible (du désirable). Vu dans cette perspective, un éboulement se produit sur notre carte et tous les éléments liés aux acteurs, aux conflits et aux valeurs deviennent inaccessibles et l’EDD ne répond alors plus qu’à une logique de rationalité instrumentale qui donne la prépondérance dans les choix aux questions purement techniques. Ainsi, le développement durable n’est qu’une manière de perpétuer durablement le système productiviste actuel.

3. « Eteins la lumière et sauve le monde. »

La pratique des éco-gestes (références à choix) est très diffuse dans la scolarité obligatoire et rencontre un grand succès auprès des enseignant-e-s et de beaucoup d’instituts de formation

initiale ou continue. En effet, l’éco-geste porte en lui une valeur symbolique et morale très forte.

On fait quelque chose de concret, on n’est pas seulement dans le conceptuel. Cette sensation amène beaucoup de satisfaction, lorsque les projets sont terminés (un potager à l’école, des panneaux solaires dans la cour, de nouvelles poubelles pour le tri, un règlement scolaire écoresponsable…), mais porte en soi sa propre insuffisance de par son double aspect individuel et volontaire. Si quelqu’un ne veut pas recycler et préfère payer davantage de sacs poubelle, ce n’est finalement qu’une question privée et un choix sur lequel la collectivité ou le bien commun n’ont strictement rien à dire. Cette idée simpliste, qui consiste à penser que si tout le monde fait un peu, les choses vont changer30, se heurte durement à la réalité du capitalisme mondialisé qui n’a absolument aucune envie que les choses changent et qui met tout son potentiel économique, politique, culturel et militaire dans la balance. Ce courant de pratiques, par rapport à nos objectifs, s’il s’ancre bien dans le possible, ne donne pas un horizon de transformation. Et il peut aussi conduire à une posture fataliste le jour où les étudiant-e-s prennent conscience d’une complexité majeure des situations.