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8. Conclusion : Ramuz et nous

8.1 A la croisée des chemins

Dans son texte « La Beauté de la montagne » paru en 1930 dans un hebdomadaire lausannois, Charles Ferdinand Ramuz pose la question de la manière de représenter la beauté de la montagne et identifie deux difficultés auxquelles se heurte la peinture : la verticalité et les échelles. La peinture, en effet, contraint à un regard simultané. « A la distance où le peintre l’avait peint (le Cervin), impossible de faire figurer un homme, par exemple, ou un arbre ou un quelconque vieux chalet (dont les dimensions seraient connues), car ils n’eussent pas été vus.

[…] Affrontée aux horizontales, la taille de l’homme garde toute son importance, si même elle n’en acquiert pas ; tandis que toute verticale qui la dépasse sensiblement l’anéantit, la nature offrant partout des jets et des élancements, auprès desquels le pauvre relief du corps humain est aboli41 ».

Ramuz voit, par contre, dans le cinéma, mais aussi dans la littérature, une manière de réintégrer les hommes et donc la culture dans cette nature immense. Ces deux arts offrent la possibilité d’introduire plusieurs échelles et de jouer sur une succession de plans qui permettra non seulement aux acteurs d’exister mais aussi aux spectateurs de les voir dans ce qu’ils ont de général et de particulier. Et comme la montagne est faite de sentiers, de chemins et de démarches, c’est aussi dans la temporalité que la question des échelles se pose. La carte permet de supposer un temps entre un point et un autre, le récit permet de le sentir.

En nous inspirant de ce poète, nous voyons émerger clairement sur notre carte ces croisements, ces lieux où les sentiers convergent et qui ouvrent sur une multiplicité de parcours de formation.

41 « La beauté de la montagne », CF Ramuz, in Aujourd’hui, 11 septembre 1930.

Il s’agit des acteurs, des conflits et de l’échelle que l’on choisit pour les rencontrer et de la relation que l’on veut nouer avec eux.

8.1.1 Le premier point structurant de notre espace : les échelles

Pour reprendre l’interrogation qui nous a mis en marche dans cette recherche, la question sur la contrainte que posait notre élève, le type de réponse que l’on pourra et que l’on voudra y donner dépendra donc moins de positionnements idéologiques, éthiques ou déontologiques que de la distance, courte ou longue, que l’on aura voulu construire avec les acteurs. Si on se place à une échelle très large, on pourra y répondre par des arguments de type législatifs ou par des accords internationaux plus ou moins contraignants. Si on développe un rapport proche, amical, de confiance, au sens où les étudiant-e-s entrent dans cet espace informel qui régit les liens entre les acteurs, la réponse pourrait être bien différente. Le concept de complexité lié au développement de la montagne doit lui aussi se comprendre sous cet angle-là. On a tôt fait de passer à des échelles très larges, qui relient Andermatt à l’Egypte et à la Russie en passant par le Qatar et Berne. Les lignes colorées, qui signifient les flux d’investissements, les campagnes de promotions et les charters de touristes volant au-dessus des cartes où les lieudits, ont disparu.

« Le montagnard assure son pied à chaque pas, de manière à ne pas aller en arrière (…) La montagne enseignerait la gravité qui est une magnifique chose, quoique de peu d’emploi utile, parce que combattue par tous les manuels de rhétorique »42. Plus le terrain est escarpé, abrupt, plus il nous semble résistant aux modèles, car la force du singulier pour avancer malgré la gravité est importante. Didactiquement, la représentation simultanée et horizontale, qu’offrent le schéma ou les autres représentations graphiques souvent utilisés dans la formation à la pensée systémique et à la complexité, ne nous semble pas la plus appropriée. Penser la complexité des rapports politiques de la montagne et mettre cette pensée sous forme d’un récit collectif, écrit ou imagé, avec ses sauts entre les temps, ses espaces, ses acteurs et ses échelles, nous semble une piste à suivre au vu de la place que le récit donne aux acteurs et à la mobilité qu’il permet dans les échelles.

42 Ramuz, op.cit.

8.1.2 Le deuxième point structurant de notre espace : les conflits

Tout au long de ce travail, la question des conflits a occupé une place centrale dans notre réflexion et dans notre appareil d’analyse. Ceci est lié à la centralité de l’aspect politique de l’éducation au développement durable. Les conflits structurent notre carte. Penser la gestion ou la transformation d’un territoire sans penser les conflits et les rapports de force n’est pas imaginable. Comme pour la question des acteurs, les conflits peuvent être vus à différentes échelles : d’une échelle macro à une échelle micro. Ils peuvent aussi être vus sur une échelle temporelle. Les Alpes ne sont-elles pas le fruit d’un conflit tectonique ? Comme nous l’avons vu précédemment, il ne s’agit pas pour nous de trouver un moyen pour résoudre ces conflits, comme le ferait une approche du développement durable qui tend vers une situation idéale.

Bien au contraire, pour nous, il s’agit de rendre productifs les conflits. Les étudiant-e-s découvrent, dans l’élaboration de ces conflits, qu’ils sont constituants de tout espace social et de tout projet de transformation sociale et/ou pédagogique. Dans pratiquement tous les entretiens que nous avons conduits sur cette question-là, les étudiant-e-s sont unanimes. Dans le cadre d’une formation, il s’agit pour eux de mettre en valeur les arguments pour et les arguments contre. Ils comptent ensuite sur leur esprit critique pour décider de la position à tenir.

Le traitement des conflits tend donc toujours « naturellement » vers une résolution.

Quelle piste notre recherche devrait-elle suivre pour que l’objectif de la formation ne soit pas la résolution en soi du conflit (qui peut intervenir mais pas comme une fin), mais plutôt qui rend intelligible le conflit, qui le transforme en une démarche interdisciplinaire ?

Les conflits sont déterminés par des rapports de force, et ceux-ci sont bien loin de la situation idéale d’équilibre souhaitée par le DD. Un des constats de notre analyse de l’EDD est que, si elle montre bien les enjeux, elle ne donne pas les règles du jeu : que faire si on veut changer une situation, faire évoluer un rapport de force ? Le chemin que l’on nous indique est celui, justement, de l’éducation : éduquer des citoyens responsables produira une société responsable et durable. Comme si la société était le fruit de son école, et non le contraire. La question du pouvoir est trop souvent posée de manière binaire : ceux qui l’ont, ceux qui ne l’ont pas (et qui voudraient l’avoir pour que les autres ne l’aient plus).

La montagne nous donne une image sublime des rapports de force. On dit souvent de quelqu’un de très volontaire qu’il pourrait déplacer des montagnes, métaphore d’une vue impossible. La montagne, sa masse comme sa verticalité, posent le concept de rapport de force dans tout ce qu’il a d’indépassable. Toutefois, des espaces y sont habités et rendus productifs. Certains résistent. Ils ne veulent pas raser la montagne pour résoudre le conflit (pour voir la mer, a-t-on dit à un certain moment). Les montagnards ont intégré l’idée de contrepouvoirs, de résistances, et révélé que l’ordre des choses n’est ni immuable ni binaire. Dans les processus de formation en EDD, poser la question de la démocratie radicale, c’est justement mettre au centre des rapports de force les conditions de création d’espaces de contrepouvoirs43.

Tous les territoires sont constitués de mémoires de ces conflits (ou de leur absence momentanée), de ce qui a été, de futurs possibles, souhaités ou pas, avérés ou pas. Ces mémoires témoignent des rapports de force qui structurent les communautés, les espaces. Comme une carte, elles ne décrivent pas une réalité, mais sont une projection temporelle. C’est vers cette forme-là du récit, vers l’oralité d’un espace, que nous pourrions poser notre seconde hypothèse pour penser les conflits et les rapports de force dans une perspective de démocratie réelle. Les apports en histoire orale nous donnent trois éléments utiles à notre propos.

Premièrement, les témoignages sont des manipulations du passé qui intègrent aussi bien celui qui donne son témoignage, que celui qui le reçoit et même celui à qui il est au final destiné.

Deuxièmement, les témoignages intègrent une multiplicité de temporalités, aussi bien le passé que le présent et le futur et les différentes déclinaisons de futur antérieur.

Troisièmement, l’objectif de l’histoire orale est de construire des objets historiques en dehors des sources établies (écrites le plus souvent). Le témoignage intègre donc le possible et

43 Nous avons mis en pratique cette hypothèse dans le cadre des modules Alplab en travaillant sur la rénovation d’une cabane de montagne. Il s’agissait de développer le projet d’une nouvelle cabane sur un long terme (horizon 2050). L’horizon temporel est suffisamment éloigné pour prendre une échelle qui permette d’envisager plus de possibles par rapport au plan d’affections actuelles et aux différentes lois qui régissent l’aménagement du territoire.

Il est apparu assez vite que pour arriver au projet imaginé, certaines lois représentaient un obstacle. Nous aurions pu faire le choix d’en prendre acte et de réorienter notre projet, mais nous avons au contraire réfléchi à ce qui pourrait être entrepris pour changer ces règlements ou pour créer une légitimité suffisante (un rapport de force) pour faire accepter une exception à des lois. Le travail s’est donc orienté sur la densification des rapports avec les habitants du hameau et sur les pouvoirs informels (les forestiers, l’association de développement local, l’association du refuge local, les bergers,etc.). Au final, il semblait à tous que « le canton » devrait accepter un projet qui satisfait tout le monde, même si toutes les conditions légales ne sont pas réunies.

l’institutionnalise. Il permet de sortir du présentisme défini par François Hartog (2003) et de son immobilisme. Envisager le récit d’un espace sur la base de témoignages en travaillant sur le terrain au contact des acteurs permet donc de penser les rapports de force dans des échelles temporelles où ils sont susceptibles d’être modifiés.