• Aucun résultat trouvé

4. Analyse des modules et cartographie : contextes et outils

4.3 Carte conceptuelle des modules et géolocalisation des questions

Au cours de ces différentes années du projet Alplab, un territoire de questionnements s’est constitué peu à peu. Nous allons tenter de cartographier cette géographie conceptuelle. Une fois cet espace défini, nous pourrons ensuite proposer un cheminement qui devra nous permettre

16 Tableau récapitulatif des modules en annexe

17 cf annexes

d’aborder les questions centrales de cette recherche et de formuler des propositions pour développer nos modules.

4.3.1 Constitution de la carte

Une des grandes questions de la géographie alpine tourne autour de la notion de limite et de définition de la montagne. En effet, à partir de quand la montagne acquiert-elle son nom ? Une approche consisterait à déterminer des caractéristiques physiques propres à cet espace. Une autre approche (Debarbieux, 2010) propose de penser que la montagne devient telle, lorsque les acteurs de cet espace le pensent en tant que montagne. Ainsi nous pouvons trouver une montagne à Marseille !

Une carte est donc constituée par ce qu’on observe, ou mieux par ce qu’on choisit d’observer et de transmettre en fonction d’une utilité. En histoire, on peut dire la même chose d’un évènement. A la suite de François Furet (Furet, 1982) et d’Antoine Prost (Prost, 2014), on considère qu’un évènement se constitue en tant qu’objet historique à partir du moment où il est questionné historiquement. A travers notre objet d’étude, qui est un projet de formation d’enseignants, trois éléments vont construire notre carte :

1. les pratiques mises en place (les éléments observables, les traces…) -> analyses des modules au moyen des grilles choisies.

2. les représentations des acteurs (les étudiants, les formateurs, les personnes ressource extra-scolaires) -> pratique des entretiens

3. un questionnement autour d’un thème -> pratique réflexive

Ces trois éléments peuvent constituer en quelque sorte une matrice pour analyser un projet EDD sur le modèle de Carlot et Leiniger (Carlot, Leiniger, 2009). Dans un processus d’analyse des pratiques en EDD, pratiques nécessairement interdisciplinaires, (Albe, 1995, Legardez et Simmoneau, 2006), ce détour par les questionnements fondamentaux des disciplines des sciences humaines apparaît lui aussi comme nécessaire pour nous donner les outils de pensées utiles à l’appréhension d’un projet dont les objectifs dépassent le cadre disciplinaire (Hertig, 2011)

Kyburz-Graber (2013)18 dans leur ouvrage « Demain en main » identifient huit domaines thématiques et huit principes didactiques pour évaluer le potentiel de l’EDD d’un projet (cf spider ci-dessous). Cette proposition permet aussi de cartographier les enjeux que posent les séquences en EDD, mais ne permet pas de penser les conflits et les contradictions qui structurent cet espace. Pour construire la carte, nous privilégions donc le passage par un détour-retour (Hertig, 2011) entre des concepts propres à l’EDD et des concepts empruntés à la géographie (le territoire, la frontière, les interdépendances, les acteurs), à l’histoire (les temporalités, les mémoires, l’émergence, les ruptures, les continuités, les acteurs) et à d’autres disciplines présentes transversalement dans les curriculums scolaires (l’anthropologie, la sociologie, l’économie).

4.3.1.1 Entre adaptation et résistance : l’échelle temporelle

Mais une carte relève d’abord d’un choix : celui d’une échelle. Ce choix dépend aussi d’un autre choix : celui de l’utilisation de la carte. On ne travaille pas à la même échelle selon qu’on évalue les risques sismiques sur l’arc alpin ou que l’on planifie une randonnée.

La carte, que nous allons tenter de constituer en analysant nos modules, doit aussi avoir cette réflexion multi-scalaire. Au niveau temporel, nous travaillons sur une échelle des temps courts, ceux de la formation et des modules qui la structurent. Par contre, la dimension des rapports de force et des conflits que nous mettons au centre de notre dispositif plonge ses racines dans une temporalité bien plus longue. C’est d’ailleurs un point d’accrochage récurrent avec une approche qui voudrait que le monde soit bien plus complexe aujourd’hui qu’hier et qui situerait le besoin de durabilité uniquement dans le temps présent ou futur. Si l’on se place dans une lecture du monde social marquée par des rapports de dominations et de résistances, il n’y a pas

18

de complexité nouvelle aujourd’hui, juste de la complication. Le seul élément qui complexifie le rôle de l’enseignant aujourd’hui avec l’introduction des « éducations à… » est que l’école a l’injonction de préparer les élèves à être acteurs dans des champs dans lesquels elle n’a pas prise : ceux de la politique et de l’économie.

Fabre (2014) soutient qu’il faut former aujourd’hui (car le monde est bien plus complexe qu’avant…) les citoyens-élèves à la prudence et leur donner une culture politique qui leur permet de bien situer les différents enjeux et champs d’intérêts. On pourrait penser qu’il y a là une rupture dans un ordre temporel avec une école qui demande essentiellement de l’obéissance et de la reproduction. Cette approche veut faire comprendre les enjeux, mais ne pose pas les conditions de participation au jeu.

En outre, dire que seul l’Everest est alpinisme, comme on pourrait le déduire de Fabre (2014) qui s’appuie sur Dewey (2003)19, condamne tous les malheureux amants de la montagne qui ne gravissent « que » le Gramont, à se considérer comme de simples plagistes en tongs.

Cette position, que l’on pourrait qualifier de maximaliste, induit plus certainement une certaine déresponsabilisation, telle que décrite par Pellaux (2013), ou une centration sur une approche marquée par la recherche d’efficience20.

C’est pourquoi, malgré les discours de sens commun sur le changement d’époque, sur les ruptures temporelles que connaîtrait notre présent (la liste est longue…), sur les générations x, y, z… qui se succèdent, il nous semble que l’éviction des domaines de la lutte sociale, écologique et politique des grilles d’analyse de l’EDD au profit de la recherche d’un équilibre illusoire, conforte notre position. Les conflits et les rapports aux pouvoirs structurent le concept de développement (qu’il soit durable ou pas). Les prendre en compte sans donner les conditions de modifications revient à valider de facto l’existant, éventuellement à le rendre désirable par un léger dégradé.

19 Dewey (2003) pensait que seule la formation d’un esprit d’enquête sociale pouvait prévenir la démocratie contre les maux de la technocratie et du relativisme. Un tel esprit d’enquête exige une prudence éclairée par une solide culture épistémologique et politique. Seule une réflexion épistémologique permettrait aux enseignants de distinguer les différents jeux de langage impliqués dans le traitement des problèmes complexes flous, d’identifier leurs règles de fonctionnement et de délimiter leurs sphères de pertinence. (Fabre, 2014, p.32-33).

20 « Rendre nos activités plus efficientes et moins injustes tout en maintenant les objectifs de croissances économiques ». On essaie de faire un peu moins mal ce qu’on fait déjà mal. Cette approche s’est souvent soldée par un effet rebond qui annule les efforts. On moralise la pratique. (Schmidheiny, 1992)

Donc, au niveau du choix de l’échelle temporelle de notre carte, les temps courts de la formation des étudiant-e-s et les temps longs des rapports de domination se rencontrent, comme le temps court de l’alpiniste, présence infiniment éphémère au regard du temps du rocher qu’il foule.

C’est de la rencontre de ces deux échelles temporelles que naissent les questions de valeurs, d’éthique, de déontologie, car le temps long interroge le temps court sur la capacité, sur la volonté, sur le désir et sur la force nécessaire à le changer. L’échelle se choisit en fonction de l’usage de la carte, le nôtre est ainsi défini.

4.3.1.2 Un mètre plus loin que l’horizon : l’échelle géographique

Penser la montagne en oubliant le lien intrinsèque et structurel avec la plaine et les villes est une construction purement esthétique qui fonctionne en Suisse depuis assez longtemps comme élément constitutif de l’identité nationale, rarement nationaliste, souvent conservatrice (Walter, 2011). On pourrait dire en allant assez rapidement, que, depuis l’industrialisation des territoires de montagne, la plupart des formes de pouvoir qui structuraient les communautés alpestres se sont progressivement déplacées vers les vallées, puis vers les plaines pour enfin se concentrer dans les grandes villes. De la gestion communautaire d’un bisse, on passe à la gestion communautaire de l’énergie hydraulique sur les réseaux électriques européens21. Mais le même mot renvoie à des communautés qui vivent à des échelles différentes. Si le rythme cyclique de l’activité économique de la montagne impose, depuis toujours, avec la plaine, certains choix économiques de développement de la montagne, dans la perspective de l’économie libérale de la croissance, il impose à des communautés de changer rapidement d’échelle. Le village de montagne ne se pense plus comme partie intégrante d’un système qui s’arrête aux limites de la Vallée, voire du Canton, il doit se penser, dans le langage idéologique de l’économie de marché, comme un acteur global. L’employé des remontées mécaniques en hiver, paysan-éleveur l’été, doit se mettre au chinois. Il n’a pas le choix, comme le fait croire le discours dominant. Non pas que le choix n’existe pas, mais il appartient à d’autres. Or, il s’agit bien de choix.

Ainsi, l’échelle que nous avons choisie pour cartographier notre terrain devait avoir comme critère la visibilité de la pente. La carte doit anticiper l’effort, elle doit avoir la saveur de la sueur. En d’autres termes, il s’agit d’observer nos modules d’assez près pour que les aspérités

21 https://www.swissgrid.ch/dam/swissgrid/company/publications/fr/Integration_CH_EU_Stromnetz_fr.pdf (consulté le 15.06.2016)

du terrain, les choix, les valeurs et les processus mis en place par les étudiants-e-s et les acteurs, soient visibles et gardent leur caractère unique et circonstancié, mais avec suffisamment de distance pour les intégrer dans un espace plus généralisant qui n’a de limite que notre possibilité d’agir. Développer un module sur le terrain pour encenser le travail dur et honnête du beau pâtre d’alpage et de son chien fidèle n’a pas plus de sens que de donner à constater aux étudiant-e-s (ou aux élèves) que ce même berger risque de disparaître à cause des investissements, douteux souvent, d’une riche compagnie chinoise, russe ou indienne qui veut développer le tourisme intensif toute l’année. L’une et l’autre échelles les privent de levier dans le cadre d’une formation. Que pourrait faire un-e-étudiant-e face ou avec une multinationale ? Pas grand chose.

Par contre, dans une idée de subsidiarité qui voudrait que l’on donne à l’unité la plus petite le plus de responsabilité possible, un-e étudiant-e ou un collectif d’étudiant-e-s peut agir sur les différents pouvoirs locaux, qu’ils soient formels ou pas. Notre échelle se situe donc très concrètement entre l’institution de formation, les lieux du pouvoir régional et notre village de montagne.