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Une « ௗcultureௗ» Front national de gauche au Nord contre Front national de droite au Sudௗ?

En écoutant les propos des différents représentants du FN, nous pouvons nous demander s’il n’existe pas au sein du Front national deux camps politiques. Ceux-ci seraient animés par des idéologies différentes qui opposeraient le FN du Nord à celui du Sud. Cette hypothèse est corroborée dans les enquêtes par sondage au niveau des régions françaises. Jérôme Fourquet souligne ainsi que «ௗPlus globalement, on mesure également mieux les raisons du virage social que Marine Le Pen a fait prendre au mouvement pour coller au mieux aux préoccupations de son électorat « nordiste », quand les élus méridionaux du parti se montrent plus fidèles au discours antifiscal et assez libéral qui avait notamment permis à Jean-Marie Le Pen d’implanter durablement le FN sur le littoral méditerranéen dans les années 80 et 90.ௗ» (Fourquet, IFOP, 2013).

La fondation Jean Jaurès dans une de ses notes souligne que «ௗles tensions internes reposent également sur des divergences de lignes dues à la conjonction entre la structure socioélectorale et le système institutionnel : Marine Le Pen, députée européenne (donc avec un vote à un seul tour)

du Nord, met en avant une ligne « ni droite ni gauche » conforme à un électorat populaire, alors que, députée du Sud (donc élue par un vote à deux tours), sa nièce affirme une ligne de droite assumée s’adressant à un électorat plus aisé et conservateur.ௗ» (Fondation Jean Jaurès, 2014, p.4). Il existerait ainsi un Front national du Nord idéologiquement opposé à celui du Sud. Le premier serait dirigé par des hommes politiques ayant une vision ouvriériste et populiste de la société. Il s’agirait pour eux de promouvoir dans leurs discours les petites gens et les travailleurs, salariés, exploités par des patrons. En effet, «ௗl’électorat frontiste du quart nord-est présente le profil le plus populaire (avec 50 % d’ouvriers et d’employés) alors qu’inversement, c’est dans le sud de la France que la proportion de milieux populaires est la plus faible (36 % contre 45 % en moyenne)ௗ» (Ibid). Dans le programme de ce FN nordiste se retrouveraient des éléments de gauche : augmentation des salaires, contrôle des licenciements par les entreprises, défense des services publics de proximité. Ces éléments seraient par ailleurs mêlés à des thématiques purement frontistes comme la lutte contre l’immigration, le rejet de la construction européenne, et la lutte contre l’insécurité. L’électorat de ce Front national, d’origine modeste, ouvrière, parfois descendant de communistes, retrouverait dans le Front national un parti qui vise à la défense des «ௗpetitsௗ».

Ce Front national s’opposerait à un Front national du Sud dirigé par des personnalités beaucoup plus libérales dans leurs positions économiques, et également plus diplômées (on y trouverait la plupart des énarques du Front national). Dans le programme de ce front du sud il s’agirait de supprimer des charges pesant sur les entreprises, les freins à l’embauche, mais aussi au licenciement, en somme, de fluidifier le monde de l’emploi. Ce discours se rapprocherait ainsi de celui de la droite républicaine locale sur ces thématiques. Se mêleraient à ce discours les positions classiques du Front national telles que nous les avons exposées dans le paragraphe précédent. L’électorat de ce Front national dans ces départements méditerranéens regrouperait certes des précaires, mais surtout des classes populaires propriétaires, des petits patrons, cadres, salariés moyens, une population dans tous les cas relativement bien dotés en capital économique, mais se retrouvant sur des thématiques sécuritaires, liées à l’immigration ou à la lutte contre l’assistanat.

La différence entre ces «ௗdeuxௗ» Front national, si l’on suit les auteurs mobilisant les variables culturelles ne serait pas seulement issue des électorats différents selon une logique d’offre et de demande en propositions politiques, mais serait révélatrice de la culture politique locale de ces deux territoires (Huard, 2013). Le Front national se serait ainsi teinté de la culture politique locale dominante dans les différents endroits où il se serait implanté. Dans l’ancien midi rouge, aujourd’hui affecté par l’héliotropisme et une droitisation politique (Le Bras, 2013 et 2015), le Front national aurait pris une forme différente que dans un Nord-Pas-de-Calais encore baigné d’une culture ouvrière et de gauche.

Encadré 1 : Étudier l’extrême droite en Europe

La France n’est pas le seul pays européen à voir émerger depuis les années 1980 des partis d’extrême droite, ces derniers se sont également développés chez nos voisins immédiats : en Italie, en Belgique ou aux Pays-Bas. Depuis les années 2000, des partis nationalistes ont également émergé au sein des États de l’ancien bloc de l’Est. Jean-Yves Camus et Nicolas Lebourg ont publié un ouvrage comparatif portant sur les droites extrêmes en Europe, il se concentre sur l’histoire et l’idéologie de ces partis (Camus, Lebourg, 2015).

Les auteurs décrivent notamment la sociologie de l’extrême droite en Bulgarie qui concentre «ௗavant tout des perdants de la transition à l’économie de marché, les retraités et les ouvriers, mais aussi les jeunes mêmes diplômés. Il est situé surtout dans les villes moyennes et croit en une Bulgarie ethniquement pure, de religion orthodoxe et débarrassée de sa minorité turque, laquelle évoque toujours l’Empire ottoman honni, qui a occupé la Bulgarie jusqu’en 1878ௗ» (Ibid, p.282).

Cet ouvrage est à comparer à l’ouvrage collectif dirigé par Béatrice Giblin publié en 2014 et qui intègre plusieurs articles portant sur les cas hongrois, grec, ou encore espagnol (Giblin, 2014). On peut y souligner le travail de Balázs Ablonczy et Bálint Ablonczy portant sur le Jobbik en Hongrie (Ablonczy, Ablonczy, 2012). Les auteurs montrent que le vote extrême s’est modifié et déplacé en Hongrie, comme il a pu le faire en France dans les années 1980. Fort dans les années 1990 autour de Budapest, il se concentre dans les années 2010 à l’est du pays. Les auteurs expliquent dans l’article que le vote Jobbik semble corrélé aux espaces où les Tsiganes sont nombreux. L’explication est ainsi contextuelle puisqu’elle répond à un lien entre présence d’une population et vote pour le parti. Le Jobbik a en effet prospéré sur des thématiques anti-élites et anti-Tsiganes, et est à comparer avec le traitement qui a été fait de ces thématiques par le Front national dans les mêmes années. En revanche, l’extrême droite hongroise se distingue du FN par son électorat jeune et universitaire.

Aux Pays-Bas, le parti de Geert Wilders, le PVV, a lui aussi connu un essor important depuis la fin des années 2000 (Mamadouh, Van der Wusten, 2012). Son vote se concentre dans des espaces spécifiques, autour de Maastricht, de Rotterdam, et à la frontière allemande. Plus que la lutte anti-tsigane c’est le rejet de l’« islamisationௗ» qui est le fer-de-lance de ce parti. Il est avant tout, comme en France, un vote des petites classes moyennes, au niveau de diplôme plus faible que l’électorat général et qui sont pessimistes sur l’avenir du pays. L’explication avancée par ces auteurs est cette fois plus sociologique puisqu’elle identifie des thématiques qui sont perçues par des électeurs à l’aune de caractéristiques spécifiques (niveau d’éducation et statut plus précaire que l’électorat libéral).

On retrouve, semble-t-il, un point commun chez les électorats des différents partis d’extrême droite européens, à savoir un refus (ou une peur) de l’altérité. L’étude qui est faite des partis d’extrême droite dans ces États répond aux mêmes débats qui ont lieu en France, les approches sociologiques et contextuelles sont toutes deux mobilisées alternativement ou simultanément afin de les expliquer.

V. Vers un modèle explicatif plural

Les recherches actuelles en sociologie électorale montrent que le processus de production du vote est un phénomène à causes multiples. Les approches simplement stratégiques ont depuis longtemps été démenties par les invariances sociologiques des comportements électoraux. Ces approches ont donc été modifiées pour étudier, non plus le caractère purement rationnel du vote, mais la rationalité limitée des électeurs, c’est-à-dire leur capacité de décision dans un contexte de connaissances politiques partielles. D’autre part, ces approches se sont concentrées vers d’autres thématiques. Les temporalités et les modifications de vote en fonction de l’évolution des situations personnelles ou de l’influence de personnes tierces ont fait l’objet d’un intérêt approfondi.

De même, les approches purement déterministes sont aujourd’hui insatisfaisantes pour expliquer le vote. D’une part, parce que les attaches partisanes sont plus faibles aujourd’hui que dans les années 1950 à 1980. Il est donc plus difficile de créer un lien définitif entre classe sociale et vote, notamment du fait de la volatilité de l’électorat entre droite et extrême droite par exemple. D’autre part parce que le clivage semble se déplacer en France vers une opposition entre privé et public, quelles que soient les catégories socioprofessionnelles en jeu. Ce clivage semble particulièrement vrai lorsqu’il s’agit du vote Front national. Ainsi, on arrive encore à trouver des régularités dans le vote dès lors qu’on fait entrer en jeu des variables différentes comme le statut salarial des individus, leur religion, ou bien leur niveau d’étude. Néanmoins, les approches déterministes sont régulièrement impuissantes pour expliquer les variations, notamment locales, d’un même vote, dans différentes villes aux caractéristiques sociologiques comparables.

L’intégration de variables localisées comme la «ௗculture politiqueௗ» d’un territoire, l’enracinement de tel ou tel parti dans une commune ou encore le rôle historique de l’immigration sur un espace pourrait permettre d’expliquer pourquoi, toutes choses égales par ailleurs, certains territoires seront perméables au Front national et d’autres non. De même, le milieu géographique et urbain dans lequel va évoluer l’électeur est une des clés explicatives de son comportement. C’est d’ailleurs ce que soulignait Emmanuel Négrier quand il affirmait que «ௗla diversité des votes FN […] nous conduit à faire l’hypothèse que les facteurs intervenant dans le choix électoral se rapportant de manière plus ou moins directe, selon les cas, à l’une ou l’autre de ces approches (explicatives du vote, NDLR)ௗ; ou, plus précisément, à certaines configurations particulières, révélatrices de significations plurielles.ௗ» (Négrier, 2015). «ௗL’objet n’est donc pas ici d’ouvrir à nouveau la discussion sur les mérites et les écueils respectifs de ces approches, mais de les mobiliser comme grands regards sur le comportement électoral afin d’envisager un éventail aussi large que possible de variables permettant de rendre compte du vote Front national…ௗ» (Ibid).

Finalement, expliquer le processus de production du vote pourrait s’apparenter à ce que George Tsebelis appelle un «ௗnested gameௗ» (Tsebelis, 1990), c’est-à-dire un jeu où les différentes variables sont complètement imbriquées. L’identité sociologique de l’individu, le milieu dans lequel il vit, le rôle de la socialisation, de la perception du monde, de la structure de l’habitat ou de l’emploi sont autant de variables explicatives à prendre en compte lorsqu’on veut comprendre le vote. De nombreux chercheurs ont pris en compte ce caractère combiné du processus de décision du vote.

Déjà Michelat en 1975 puis Michel Bussi proposaient d’analyser les comportements électoraux en fonction du lieu de résidence. Il s’agissait dans ces études de créer des modèles de vote «ௗnormalௗ» prenant en compte les sondages nationaux en fonction de chaque catégorie socioprofessionnelle et les adaptant à la configuration locale des différentes catégories socioprofessionnelles dans les départements étudiés (Michelat, 1975, op. cit., pp. 901-918). De ce fait, ces chercheurs pensaient possible la création d’un modèle de vote idéal de la ville, à laquelle on comparerait les résultats du vote réel. La différence entre les deux serait, selon Michelat, la conséquence de variables contextuelles. Il s’agit d’une méthode d’analyse du vote combinant à la fois explications déterministes et explications écologiques. Michelat appelait à l’époque «ௗà envisager des analyses plus complexes mettant également en jeu des variables contextuelles (ou des combinaisons de variables) sociologiques, démographiques, historiques ou des variables telles que l’importance régionale de la pratique religieuse. Il est évident qu’il faudrait aussi s’efforcer de travailler sur des unités contextuelles moins grossières que le département et des catégories de contexte plus fines que celles constituées par un simple regroupement des unités en trois catégoriesௗ» (Ibid, pp. 916-917). Nous pensons que cette méthode de travail, créant un modèle «ௗnormalௗ» et comparant le vote de nos communes à ce modèle normal, permettra de connaitre avec précision quel est l’impact des variables non quantitatives du vote Front national (culture locale, intégration, éléments subjectifs…).

Depuis cette époque, de plus en plus de travaux ont été effectués dans ce sens. Éric Charmes est notamment arrivé à la conclusion s’agissant du sud de la France que «ௗd’abord, le vote en faveur du Front national est principalement un vote déterminé par la catégorie sociale et il se trouve que les catégories sociales qui votent le plus pour le Front national sont surreprésentées dans le lointain périurbain. Ensuite, le surplus de quelques points que l’on constate dans le grand périurbain, à catégorie sociale équivalente, s’explique avant tout par un marché de l’immobilier qui pousse les accédants les plus modestes à l’éloignement et par le peu de considération des élites pour le sort ainsi fait à ces accédants. De ce point de vue, il y a bel et bien des frustrations qui s’expriment dans le vote en faveur du Front national, mais ces dernières ne résultent pas d’un vice général du périurbain ou d’une sous-urbanité. Elles résultent d’un manque d’équipements parascolaires, d’un éloignement des pôles d’emploi, d’une mobilité automobile couteuse, ainsi que d’un manque de reconnaissance politique.ௗ» (Charmes, op. cit., 2012). Cette conclusion est intéressante, même si elle semble limiter l’impact que peuvent avoir les effets des politiques locales sur le vote, ou encore les processus de peur qui peuvent avoir lieu dans des quartiers pavillonnaires. Plus généralement, beaucoup de travaux contextualisent aujourd’hui le vote et nous inscrivons notre thèse dans la continuité de ceux-ci puisqu’il s’agit pour nous d’intégrer les variables locales à l’étude de l’électorat du Front national.

Plus récemment encore, plusieurs travaux ont combiné méthodes qualitatives et quantitatives dans des terrains locaux et ont permis d’étudier de façon très précise les électeurs et les militants du Front national. Nous soulignerons la thèse de Jean Rivière (2009, op. cit.), le projet de thèse de Guillaume Le Tourneur, le travail de Cyril Crespin sur le vote Front national en milieu rural (2015, op. cit.) et celui de Violaine Girard sur le vote FN dans le périurbain (2017, op. cit.). Cette

pluralité de méthodes et la qualité de la littérature existante sur le FN permettent de souligner l’importance de l’intégration d’explications écologiques à l’analyse du vote.

Voulant nous inscrire dans la dynamique débutée par ces travaux, nous avons choisi d’étudier le vote FN au local, à l’échelle de quatre villes ouvrières et pavillonnaires situées dans le Pas-de-Calais et les Bouches-du-Rhône avec la volonté de répondre aux questions suivantes. D’une part existe-t-il deux électorats frontistes dans le Nord et le Sudௗ? Nous pensons en effet que la dichotomie programmatique entre FN du Nord et du Sud se retrouve également au niveau sociologique. D’autre part, des effets contextuels impactant le vote FN sont-ils présents à l’échelle municipaleௗ? En effet, nous émettons l’hypothèse que les personnes habitant dans les zones pavillonnaires sont soumises à des effets contextuels particuliers découlant de la structure de l’emploi27 et de l’espace géographique dans lequel ils vivent. Ces personnes, habitant des pavillons par définition assez loin du centre de leur commune, ne bénéficient pas d’instances locales de sociabilité (associations, manifestations culturelles) ni des actions de la mairie28, et voient la ville comme un dortoir plutôt qu’une communauté. Ils ne bénéficient pas des différents avantages que peut prodiguer la municipalité aux quartiers plus centraux.