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Conclusion : Esquisse d’un modèle explicatif combiné du vote FN

A. La comparaison en sciences sociales

Comparer est comme l’explique Daniel-Louis Seiler «ௗune opération élémentaire de l’intelligence humaine.ௗ» (Seiler, 2004, op. cit., p.7). L’humain compare tout, et tout le temps, lorsqu’il consomme, lorsqu’il discute des équipes de foot ou lorsqu’il évalue le pour et le contre d’un choix... La comparaison est, semble-t-il, un mode d’action inné chez l’humain qui permet la distinction des choses. Nonobstant, la comparaison en sciences sociales, si elle ne date pas d’hier, n’est pas une méthode évidente, elle n’est pas non plus hégémonique. Elle côtoie d’autres approches se basant sur la monographie locale ou sur l’étude macroscopique nationale.

36 Dont le travail de thèse est un hommage au Tableau politique de la France de l’Ouest d’André Siegfried.

37 La thèse de Jean Rivière, traitant de Caen, Metz et Perpignan étudie plus généralement les trajectoires électorales dans ces trois espaces mais ne traite pas spécifiquement du Front national.

Brève histoire des études comparatives

C’est aux Grecs que l’on doit les premières formes de comparaison dans ce qui sera l’ancêtre de la science politique. Hérodote le premier, se servira de l’étude des gouvernements non grecs pour mieux comprendre celui des cités grecques et ainsi comparer les deux. Il s’agit avant tout pour lui d’étudier la façon dont sont gouvernées les sociétés humaines de son temps. Il aboutira ainsi à la première classification des formes de gouvernements antiques38.

À sa suite, Platon et plus particulièrement Aristote vont enrichir ce travail de comparaison des régimes politiques en diversifiant les critères de cette étude. Aristote distinguera les régimes justes et pervertis selon deux critères : le nombre de détenteurs du pouvoir, et le ressort de ce pouvoir. Il établira ainsi six formes de régimes politiques qui pourront prendre place dans un tableau comparatif. Saint-thomas d’Aquin réutilisera cette forme de raisonnement, mais c’est surtout Montesquieu qui dans l’esprit des lois, effectuera une comparaison des régimes de son époque en s’inspirant du travail d’Aristote et en perfectionnant sa méthode (Montesquieu, 1758).

La comparaison jusqu’à cette époque est avant tout «ௗconstitutionnelleௗ», il s’agit d’étudier les formes de gouvernements afin de définir celle qui convient le mieux à un peuple. Tous les travaux de catégorisation ne sont alors que des altérations des travaux d’Aristote. De cette origine «ௗconstitutionnelleௗ» découle une méthode qui jusqu’au XIXe siècle sera avant tout effectuée par des juristes constitutionnels et non par une science politique qui n’existe d’ailleurs pas. Il n’y a, à cette époque, de science «ௗpolitiqueௗ» que de science de l’État et non des hommes.

Ainsi, si la science politique moderne, fondée par les travaux de Max Weber et d’Émile Durkheim laisse une très grande importance à la comparaison politique, cette méthode a été largement antérieure à l’institutionnalisation de cette discipline. Ce lien de parenté a été l’un des facteurs qui, en France, a continué à rattacher pendant longtemps la science politique au droit, expliquant pourquoi la plupart des cursus de sciences politiques sont présents au sein des facultés de droit et non de celles de sciences humaines.

Les avantages de la comparaison

Comme le soulignent Danier-Louis Seiler et Bertrand Badie dans leurs ouvrages respectifs sur la comparaison, les avantages de cette dernière sont multiples (Badie, Hermet, 2001). Premièrement, c’est la capacité à se décentrer qui est mise en avant car la comparaison permet de relativiser son ethnocentrisme naturel en impliquant dans la comparaison au moins un milieu différent du sien. D’autre part, la comparaison procure, comme le soulignent ces auteurs, une capacité à monter en généralisation. Enfin, comparer permet de vérifier des hypothèses en les appliquant à un autre milieu, elle permet donc l’expérimentation.

38 En effet, comparaison implique classification des objets comparés dans des catégories, des idéaux-types tels que le formulera des milliers d’années plus tard Max Weber.

Sortir de l’ethnocentrisme

L’ethnocentrisme a été présenté par Claude Lévi-Strauss comme un trait universel des êtres humains. Il affirmait ainsi que «ௗl’attitude la plus ancienne, et qui repose sans doute sur des fondements psychologiques solides puisqu’elle tend à réapparaître chez chacun de nous quand nous sommes placés dans une situation inattendue, consiste à répudier purement et simplement les formes culturelles : morales, religieuses, sociales, esthétiques, qui sont les plus éloignées de celles auxquelles nous nous identifions.ௗ» (Lévy-Strauss, 1952, pp.20-26). Les chercheurs contemporains s’efforcent (généralement) de se détacher de cet ethnocentrisme et la comparaison est un des moyens mis en œuvre afin d’accéder à une analyse non ethnocentrée des faits sociaux. Elle a pour objectif de sortir de ce biais afin d’aborder l’étude d’autrui avec une objectivité qui, si elle n’est jamais parfaite, est toujours recherchée. La comparaison permet dès lors ce décentrement nécessaire à une objectivation du milieu observé et ainsi «ௗSeul le cercle vertueux enclenché par le processus de comparaison/décentration, permet aux sciences sociales de comprendre, d’interpréter et, le cas échéant, d’expliquer les phénomènes qu’elles étudientௗ» (Seiler, 2004, op. cit., p.30).

Généraliser des observations

Comparer c’est se décentrer, mais c’est également trouver des exemples permettant de «ௗprouverௗ» et d’illustrer son argumentation. «ௗElle permet de dégager des constantes, de repérer des régularités, dans le flot discontinu des phénomènes à première vue discrets et singuliers, qui constitue son objet d’étudeௗ» (Ibid, p.34). La généralisation est par essence issue de l’analyse comparative des faits. C’est par la répétition de l’expérience qu’un être humain peut en tirer une règle qu’il considère comme générale. Cette expérimentation peut être active (expérience physique avec un observateur-acteur), ou passive (observation d’un phénomène dans lequel l’observateur ne prend a priori pas part39). La comparaison permet, ainsi, de trouver des ressemblances ou au contraire des dissemblances dans les phénomènes observés, elle permet ainsi de former des catégories de pensées regroupant des phénomènes dont les caractéristiques sélectionnées sont similaires. En ce sens, la comparaison est inductive et permet une classification des phénomènes.

Expérimenter

Enfin, comparer c’est également expérimenter. La comparaison permet, dans un acte hypothético-déductif, de mettre une règle générale à l’épreuve des faits en étudiant différents cas de figure. Par la remise en question de cette règle générale, la comparaison permet ainsi de vérifier quelles sont les caractéristiques du milieu pour lesquelles cette règle s’appliquera et quels sont ceux pour lesquels elle ne s’appliquera pas. Le but est alors, soit d’essayer d’infirmer la théorie que l’on

39 En sciences sociales, l’observateur, parce qu’il observe, interfère toujours avec le milieu qu’il étudie. La raison de cette interférence est simple : n’étant pas invisible, sa présence est connue des personnes étudiées (même si son ambition peut être cachée ou masquée) et ces derniers adapteront forcément leurs pratiques à cette personne extérieure. Seule une immersion de très longue durée permet de faire disparaitre ce biais en devenant à la fois acteur et observateur du phénomène étudié, mais en y laissant certainement une objectivité qui aurait été plus grande sans cette immersion approfondie.

met à l’épreuve, et de lui en substituer une autre plus pertinente, soit de vérifier que cette théorie fonctionne bien dans tous les milieux où elle est censée s’appliquer.

Les inconvénients

Si la comparaison est largement utilisée en sciences sociales, cela n’implique pas qu’elle soit exempte de défauts. En effet, «ௗcomparaison n’est pas raisonௗ» comme le dit Flaubert. En sciences sociales celle-ci souffre du fait qu’aucune situation n’est véritablement similaire à une autre dès lors que des comportements humains sont mis en jeux. Si dans les sciences physiques il est possible de reproduire une expérience à l’infini et d’obtenir les mêmes résultats dès lors que les paramètres d’entrées sont fixes, il est en revanche tout à fait impossible de «ௗfixerௗ» ces paramètres lorsqu’il s’agit du monde social.

Ainsi, chaque phénomène social présente ses caractéristiques propres en fonction du milieu dans lequel il se présente. Il est certes pertinent de comparer plusieurs situations entre elles, mais encore faut-il être certain de comparer ce qui est comparable. De fait, s’il peut être pertinent, à titre d’exemple, de comparer deux élections présidentielles successives, la comparaison perd de sa pertinence dès lors que l’on confronte deux élections espacées de plus de 50 ans. Il faut dès lors faire attention, lorsqu’on utilise cette méthode à sélectionner des terrains et des temporalités dont les caractéristiques permettent un travail pertinent.