• Aucun résultat trouvé

CHAPITRE 3 : CADRE THÉORIQUE

3.5. Critiques du modèle théorique et liens avec notre sujet de recherche

La théorie de la reconnaissance d’Axel Honneth a fait l’objet de plusieurs critiques. Dans le cadre de notre projet de recherche, il est important d’identifier ces critiques afin de les prendre en considération dans notre démarche d’analyse des données.

Une des critiques principales adressées au modèle théorique de Honneth souligne que son approche est plutôt psychologisante (Fraser, 2003, 2004; Garrett, 2010). À travers la conceptualisation de sa théorie autour de trois paliers de la reconnaissance, Honneth semble hiérarchiser ces différents paliers en caractérisant les relations affectives primaires, nécessaires pour le développement de la reconnaissance affective, comme étant préalables aux autres formes de reconnaissance (Garrett, 2010) : « […] the initial love relationship is conceptually and genetically prior to every other form of reciprocal recognition. In this context, Honneth relies heavily on the ‘object relation theory’ of Donald Winnicott » (p. 1519). En percevant toute autre forme de reconnaissance comme conditionnelle aux liens d’amour primaires, Garrett (2010) fait valoir que Honneth déplace les problèmes sociaux et économiques vers une sphère psychologique. Il est cependant important de

souligner que les relations affectives primaires problématiques à l’enfance ne sont pas automatiquement corrélées avec des vies irrécupérables à l’âge adulte, tout comme l’acquisition d’une confiance en soi ne garantit pas une base solide de reconnaissance mutuelle perpétuelle à travers la vie (Garrett, 2010). Or, étant donné ce rôle indispensable que joue le soutien parental dans les parcours de développement et de transition des enfants trans, il est impensable de se dissocier complètement de l’importance des relations affectives positives ou négatives dans la vie de ces enfants au moment de l’analyse des données.

Néanmoins, le risque de tomber dans la psychologisation des problèmes sociaux demeure réel. Dans ce contexte, Nancy Fraser (2003), en guise de solution à cet aspect, propose une analyse bidimensionnelle de la justice sociale en y intégrant la dimension de la redistribution. Alors que Honneth conçoit la redistribution comme découlant des enjeux de reconnaissance, Fraser conçoit ces deux dimensions comme étant « co-fondamentales et mutuellement irréductibles » (traduction libre, Fraser et Honneth, 2003, p. 3). En d’autres mots :

Pour Honneth, la politique de la reconnaissance est fondée sur la psychologie morale, alors que la quête de la reconnaissance est pour Fraser une quête de statut social. Le théoricien politique doit selon elle se consacrer exclusivement à l’examen politique de la distribution des statuts sociaux. (Seymour, 2009, p.14)

Ainsi, la théorie de Fraser va au-delà de la question de la réalisation de soi et place la reconnaissance comme relevant d’un enjeu de justice sociale et se concentre sur l’importance de la parité de participation :

[…] it is unjust that some individuals and groups are denied the status of full partners in social interaction simply as a consequence of institutionalized patters of cultural value in whose construction they have not equally participated and which disparage their distinctive characteristics or the distinctive characteristics assigned to them. (Fraser, 2003, p. 29) Effectivement, la participation des enfants, et particulièrement des enfants trans, dans le discours social dominant et donc dans la construction de normes sociales est limitée, voire inexistante. Alors que plusieurs mouvements sociaux militants d’enfants trans et de leurs familles mettent de l’avant la voix des enfants, « prevailing attitudes about children and teenagers allow adults to dismiss the statements that young people make about themselves and the world around them » (Travers, 2018,

p. 17). Ainsi, afin d’éviter de tomber dans une analyse qui ne fait que reconduire des dynamiques d’effacement, de stigmatisation et de psychopathologisation non seulement des expériences des enfants, mais également de celles de leurs familles, les trois paliers de reconnaissance à la base de la théorie de reconnaissance de Honneth se verront accorder le même niveau d’attention lorsque l’on explore les expériences de reconnaissance et de mépris des enfants trans.

Une autre critique importante adressée à la théorie de Honneth concerne l’absence du rôle des institutions dans la production de reconnaissance. Selon Garrett (2010), Honneth voit seulement les relations interpersonnelles comme productrices de reconnaissance, négligeant ainsi une analyse structurelle du rôle de l’état et de ses institutions dans la production de dynamiques de reconnaissance et de mépris. Or, il demeure évident pour certain·e·s que le déni de reconnaissance se perpétue par les institutions qui régissent les interactions humaines conformément aux principes culturels normatifs de l’ordre social (Fraser, 2004; Renault, 2004). Ceci dit, Renault (2004) soulève cependant que même si les institutions ne sont pas elles-mêmes productrices de reconnaissance ou de mépris dans la théorie de Honneth, il est néanmoins possible d’en déduire qu’elles sont créatrices de conditions qui facilitent ou qui empêchent les rapports de reconnaissance entre les individus.

En ce qui concerne notre projet, ceci veut dire que nous devons également tourner notre regard vers les institutions dans lesquelles s’inscrivent les expériences des enfants trans prépubères, notamment les institutions de prestation de soins et de services psychosociaux et les écoles, afin d’identifier les mécanismes de reconnaissance ou d’oppression présents. De plus, cette analyse ne sera pas complète sans l’identification des normes sociales dominantes et nécessite donc une analyse structurelle qui dépasse les actions et comportements individuels des personnes qui entourent ces enfants.