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Normative à souhait, à l'image d'une large frange de la philosophie politique moderne267, la philosophie libérale avait de ce fait pour ambition de contribuer à la

transformation du réel au moyen de prescriptions destinées à orienter les normes de l'organisation politique. Pour le dire autrement, son objectif était de participer à l'avènement du régime politique libéral en lieu et place du pouvoir absolu d'un seul. Le temps aidant, on peut aujourd'hui considérer que cette visée a été amplement, si ce n’est intégralement atteinte en Occident. Du Bill of rights anglais de 1689 à l'universalisation des droits de l'homme en passant par l'effondrement progressif de l'absolutisme européen et la vulgarisation du primat essentiel de l’idéologie libérale qu’est devenu l'État de droit, force est en effet de reconnaître que les quelques siècles qui nous séparent de la saillie doctrinale du libéralisme ont indubitablement célébré son influence considérable sur le sens de la marche du monde moderne. Mais comme

267 Pierre Manent, Histoire intellectuelle du libéralisme, op.cit, p. 8: « la pensée politique et la vie

politique sont à l'époque moderne liées d'un lien immédiat et intime. Cela est inédit. On peut raconter l'histoire politique de la Grèce ou de Rome sans faire intervenir ''les idées'' ou ''les doctrines'' […]. Tout autre est le cas de la philosophie politique moderne. On est tenté de dire qu'elle a été pensée et voulue avant d'être mise en œuvre. C'est à l'aube que l'alouette du libéralisme a pris son envol ».

c'est souvent le cas lorsque le succès est au rendez vous, cette réussite conséquente de l'entreprise libérale n’a pu éviter de voir l'émergence de théories fondées sur la critique caustique de ses principaux axiomes, lui emboîter dangereusement le pas. D'abord incarné au premier chef, par l'absolutisme démocratique de Jean Jacques Rousseau, le Républicanisme antilibéral de Fitche, la philosophie contre- révolutionnaire de Joseph de Maistre, de Louis de Bonald ou de Donoso Cortes, le catholicisme traditionnel de Pie IX ou d'Antoine Blanc de Saint-Bonnet, avant d’être éclipsée par l’aura grandissante de la pensée marxiste – dont la critique du libéralisme est dirigée certes contre le libéralisme politique, mais cible avant tout sa dimension économique –, l'antilibéralisme politique n'a pourtant pas tardé à retrouver un second souffle, à l'occasion du renouvellement énergique de la pensée réactionnaire durant l’entre-deux-guerres.

Souvent associé à la seule doctrine fasciste, ce réveil de l'antilibéralisme politique avait en réalité été esquissé dès l’aube de la République de Weimar par un groupe d'intellectuels allemands qui avaient pour point commun d'éprouver une profonde « aversion (…) contre l’ordre social et politique de la république »268. Si

cette antipathie s'expliquait par la crise aiguë dans laquelle l'Allemagne chavira du fait de la faillite de la première expérience démocratique outre-Rhin, elle s'expliquait aussi par le fait que leurs pensées respectives étaient certes loin d'être analogues, mais avaient cependant en partage une même dimension anti-bourgeoise, anti- démocratique, et antilibérale, qui a d'ailleurs conduit à ce qu'elles soient perçues comme constituant un mouvement théorique qu’Armin Mohler désignera en 1949 sous le titre de Révolution conservatrice au sein de sa thèse de doctorat intitulée: Die

Konservative Revolution in Deutschland 1918-1932. Bien que le concept de

Révolution conservatrice puisse de prime abord paraître incongru en raison de sa qualité formelle de contradiction in adjecto, elle ne l’est plus dès lors que l’on s’intéresse aux motifs ayant présidé à sa formulation : le mouvement en question a été qualifié comme tel parce que ceux qui y ont été inclus se retrouvaient sur le fait de regretter un âge d’or, dont il rêvait de la réhabilitation au détriment d’un présent jugé déliquescent (conservatisme), et parce qu’il considèrait que celle-ci ne pouvait advenir qu’au terme de la subversion absolue du libéralisme démocratique accusé de

268 Detlev J.K Peukert, La république de Weimar : années de crise de la modernité, Aubier, Paris,

tous les maux de leur présent d'alors. Véritable galaxie doctrinale, cette Révolution conservatrice se composait d'une grappe d’auteurs, dont les plus en vues furent sans aucun doute Ernst Jünger, le romancier soldat, et surtout Carl Schmitt, le juriste catholique.

Savant à la carrière imposante et prolifique, Carl Schmitt (1888-1985) a en effet échafaudé une théorie juridico-politique sous forme d'apologie d'une conception autoritaire de l'État, et sous forme de réquisitoire prononcé à l'encontre de la modernité libérale qui, il faut le dire, firent l'effet d'une bombe269, tant il n'a eu de

cesse de professer « sa détermination à ne pas vivre en commun avec le libéralisme »270, tout en faisant preuve d'une aptitude sans pareil à révéler ses failles

et donc à percer ses lignes. Mais si Schmitt a somme toute été le « plus brillant ennemi du libéralisme qu'ait vu le [XXe] siècle »271, il a aussi été l'un des auteurs les

plus scandaleux et les plus controversés que celui-ci ait connu. Scandaleux Schmitt l'a été, l'est encore, et le restera à coup sûr pour longtemps, voire pour toujours, en raison de sa compromission avec le régime nazi qui, en définitive, aura été brève (1933-1936), tout en étant indiscutable et particulièrement zélée, au point de lui valoir le surnom de Kronjurist (juriste de la couronne)272, et en raison de son

antisémitisme exacerbé – qui ne s'est, au demeurant, aucunement atténué après la fin de son engagement dans le IIIe Reich. A la sortie de la Seconde guerre mondiale, ce

parfum de scandale qui flottait au dessus de son curriculum vitae et de plusieurs de ses productions lui coutèrent un internement dont il ne s'extraira qu'en 1947 (interrogé de nombreuses fois, il ne fit toutefois pas partie des accusés du procès de Nuremberg), et lui coutèrent surtout sa carrière universitaire et sa présence dans la vie

269 Ernst Jünger n'hésite ainsi pas à qualifier son ouvrage La notion de politique de « mine qui

explose sans bruit » (Ernst Jünger, Lettre 14 octobre 1930, In : E. Jünger, C.Schmitt, Briefe 1930-

1983, Stuttgart, Klett-Cota, 1999, P.7, cité par Jacky Hummel, Carl Schmitt : L'irréductible réalité du politique, Paris:Michalon, 2005, p. 12, et par Jan-Werner Müller, Carl Schmitt. Un esprit dangereux, Paris : Armand Colin, 2007, p. 55 : « Aujourd'hui, le niveau d'un esprit se mesure en

termes d'armement. Vous avez fait une découverte militaro-technique inédite : une mine qui explose en silence. Comme par magie, on voir les ruines s'effondrer ; et la destruction à déjà eu lieu avant de devenir audible. Pour ma part, je me sens vraiment plus fort après avoir ingurgité ce repas substantiel »).

270 Jan-Werner Müller, Carl Schmitt. Un esprit dangereux, op.cit, p. 17. 271 Ibid, p. 13.

272 Surnom qui, selon Jan-Werner Müller, lui a été attribué par « son ancien ami Waldemar Gurian, un

intellectuel catholique qui a émigré en Suisse et qui devait ultérieurement enseigner à l'Université de Notre Dame » (Jan-Werner Müller, Carl Schmitt. Un esprit dangereux, op.cit, p. 64). Cette version n'est toutefois pas partagée par Gopal Balakrishnan qui a pour sa part affirmé que ce sobriquet lui avait été initialement décerné le 11 mai 1933 (à titre d'hommage), par le journal nazi de Cologne ( Gopal Balakrishnan, L'ennemi : un portrait intellectuel de Carl Schmitt, Editions Amsterdam, 2006, p. 243).

publique de l'Allemagne de l'Ouest, puisqu'il a non seulement été définitivement mis à l'écart du monde de l'enseignement, mais puisqu'il a du reste été mis en quarantaine par nombre de ses collègues de la communauté scientifique, à telle enseigne qu'il préféra finalement se retrancher dans sa ville natale de Plettenberg273, tout en refusant

de se plier aux procédures de dénazification comme la plupart des intellectuels allemands qui avaient fait allégeance au nazisme l'ont fait afin de retrouver une place dans les institutions de la RFA274.

Tel que l'a illustré son Glossarium (son journal personnel couvrant la période allant de 1947 à 1951, et publié seulement en 1991), dans lequel il a notamment tenu les propos suivants: « Heidegger passe l'épreuve du come-back avec la mention très bien, Gottfried Benn de façon remarquable, Ernst Jünger échoue misérablement. Attendons de voir comment je m'en tire »275, ce repli n'a cependant pas été synonyme

de mise en retraite intellectuelle, étant donné que Schmitt a continué a publier de nombreux écrits, ni même d'extinction de son influence intellectuelle, étant donné qu'il n'a pas cessé d'être lu et de représenter un inspirateur pour de nombreux penseurs de toutes nationalités. Des penseurs de sa famille intellectuelle naturelle, c'est-à-dire de droite et d'extrême droite, mais aussi, et même si cela peut à première vue sembler déconcertant, des penseurs de gauche et d'extrême gauche. Amorcé dès les années 1920, et périodiquement renouvelé par la suite, l'intérêt porté aux compositions schmittiennes par les théoriciens réputés pour leur sensibilité marxiste, a subi un regain notable depuis le début des années 2000, recrudescence dont le contexte de l'après-11 septembre 2001, caractérisé par la lutte des États et en particulier des démocraties libérales occidentales contre le terrorisme international, a représenté l'un des moteurs essentiels. Qu'ils aient identifié la conjoncture post-11 septembre à son déclencheur, ou qu'ils l'aient présenté en tant que l'une de ses illustrations, plusieurs penseurs habituellement classés à l'extrême-gauche (Giorgio Agamben, Antonio Negri, Daniel Bensaïd, Jean-Claude Paye, pour ne citer qu'eux)

273 Ce qui ne l'a empêché ni de se constituer des « cercles de '' fidèles'', parmi lesquels Ernst Forsthoff

ou Ernst Jünger, qui participent aux réunions organisées par Schmitt dans sa maison de Plettenberg », ni même de « participer à certains séminaires de recherche en philosophie du droit, ceux d’Ebrach organisés par Ersnt Forsthoff à l’université de Heidelberg ou ceux de Joachim Ritter à Münster » (Claire-Lise Buis, Schmitt et les Allemands, In : Raisons politiques 1/2002 (n° 5) , p. 145-156, disponible en version numérisée non paginée sur : www.cairn.info/revue-raisons-politiques-2002-1- page-145.htm )

274 Céline Jouin, La guerre civile mondiale n'a pas eu lieu, Préface à : Carl Schmitt, La guerre civile

mondiale : essais (1943-1978), Maison-Alfort Val de Marne : Ere, 2007, p. 9.

275 Carl Schmitt, Glossarium, annotation du 8 février 1950, Berlin: Duncker & Humblot, 1991, P.297,

cité par Céline Jouin, La guerre civile mondiale n'a pas eu lieu, Préface à : Carl Schmitt, La guerre

ont en effet soutenu que le monde est aujourd'hui plongé dans un état d'exception permanent et généralisé, et on ainsi fait usage du concept d'état d'exception, dont la théorisation est devenu inséparable de l'œuvre de Schmitt.

Dans Théologie politique276, qui est l'ouvrage de référence en la matière,

l'examen de la notion d'état d'exception est envisagé dans le cadre plus général de l'élaboration d'une théorie de la souveraineté qui s'ouvre sur une formule lapidaire définissant le souverain comme étant : « celui qui décide de la situation exceptionnelle »277. Mais que signifie exactement « décider de la situation

exceptionnelle »? Pour Schmitt, décider de la situation exceptionnelle consiste tout d'abord à décider de l'identification d'une situation de fait donnée, à une situation exceptionnelle ou extrême, c'est-à-dire à « celle d'un État dont l'ordre intérieur est gravement troublé, voire l'existence menacée par un facteur (invasion étrangère, subversion ou insurrection intérieure, ou même catastrophe naturelle) dont l'élimination suppose le recours à des moyens extraordinaires qui outrepassent surtout s'il s'agit d'un État de droit, le cadre normal de son action »278. Par suite, décider de la

situation exceptionnelle consiste, en outre, à décider de l'établissement d'un état d'exception, ou encore d'une situation provisoire de suspension totale ou partielle du droit, dans le cadre de laquelle « la décision se libère de toute obligation normative et devient absolue au sens propre »279 – situation, dont la fonction est justement de

permettre l'achèvement de ladite situation extrême, et la restauration de la situation normale. D'après Schmitt, l'état d'exception renvoie donc à l'état de réduction à néant de la norme et peut, de la sorte, être entendu comme la circonstance durant laquelle l'agent souverain dispose d'un pouvoir discrétionnaire fondé sur sa seule décision et affranchi de toute soumission à la règle de droit. L'ambition de la philosophie politique libérale étant de garantir la liberté du citoyen, en donnant valeur législative à un certain nombre de droits et libertés fondamentaux, d'une part, et en empêchant toute forme de pouvoir arbitraire, par le biais de la soumission de tous les pouvoirs à la loi, d'autre part, il s'ensuit que l'état d'exception se présente comme la négation de l'État de droit libéral, et que tout ordre libéral est immanquablement amené à aller à rebours de ses principes cardinaux, à chaque fois qu'un état d'exception s'y fait jour. Du point

276 Carl Schmitt, Théologie politique: 1922, 1969, (I), Paris: Gallimard, 1988. 277 Ibid, p. 15.

278 Jean-François Kervégan, État d'exception, In : Dictionnaire de philosophie politique, op.cit, p.

252.

de vue schmittien, les dogmes de l'État de droit ne valent ainsi qu'en circonstance normale, puisqu'ils se dissipent et n'ont plus aucune valeur effective dès lors qu'apparaît une situation exceptionnelle induisant la proclamation d'un état d'exception.

Si les intellectuels d'extrême gauche précités se sont inspirés du philosophème schmittien d'état d'exception, dans le cadre de leur critique du libéralisme, ils en ont donc développé une conception assez différente et en fin de compte bien plus radicale, dans la mesure où ils ne présentent plus l'état d'exception comme étant provisoire et circonscrit à l'échelle de l'État, mais comme permanent et global, et dans la mesure où ils ne présentent en conséquence plus l'état d'exception comme une situation temporaire qui affecte potentiellement l'État libéral, mais comme une situation qui est devenu la règle de l'État libéral. L'instauration d'un état d'exception au sein d'un ordre libéral impliquant nécessairement un reniement par ce dernier de ses principes cardinaux, il en résulte que l'allégation selon laquelle l'état d'exception serait devenu incessant et global suggère tout simplement que les États qui sont de nos jours assimilés à des démocraties libérales ne le sont que nominalement. Car si l'institution d'un état d'exception suppose obligatoirement la négation de divers principes constitutifs du libéralisme politique, cela signifie tout simplement qu'une démocratie libérale qui vit dans un continuel état d'exception se trouve, de ce fait, dans un perpétuel état d'apostasie, et perd en conséquence son caractère d'État libéral.

Compte tenu du profond discrédit que la thèse de l'état d'exception permanent et généralisé jette sur les régimes libéraux contemporains, à l'heure même où le libéralisme n'est plus seulement considéré comme l'alpha et l'oméga de l'Occident, mais aussi comme le seul idéal politique à dimension véritablement universelle au terme de sa sortie victorieuse de la Guerre froide, il apparaît que la mise à l'épreuve d'une pareille affirmation participe, dès lors, de la plus élémentaire nécessité intellectuelle. Les différentes déclinaisons de cette assertion ayant pour particularité commune de se rapporter aux attentats jihadistes du 11 septembre, soit en les présentant comme la cause de l'implantation d'un état d'exception permanent et généralisé (Bensaïd, Paye), soit en les présentant comme la source, non pas dudit état d'exception qui avait alors déjà cours, mais de sa mise en évidence à travers les mesures prises par les États à l'occasion de leur lutte contre le terrorisme (Agamben,

Negri & Hardt), il convient, pour cette raison, de s'interroger en premier lieu sur la nature et les retombées factuelles de l'évènement constitué par les attaques du 11 septembre. A cet effet, il n'y a certainement rien de plus indiqué que d'envisager l'étude du 11 septembre comme de l'après-11 septembre dans le cadre plus large de l'étude de l'histoire factuelle et intellectuelle des années 1900 puis 2000. Or, que nous apprend un tel exercice ? Tout simplement, que les attentats du 11 septembre ont été un événement exceptionnel qui a engendré une « situation exceptionnelle durable », en plongeant le monde dans la crise du jihadisme international (Première partie), crise à laquelle les démocraties libérales occidentales, les États-Unis au premier chef, ont réagi en intervenant, tant sur le plan interne que sur le plan international, au moyen d'actions dont certaines ont contrevenu aux principes de l'État de droit et du système onusien de sécurité collective (Deuxième partie). Si ces dernières ont malgré tout été justifiées sur le plan théorique par certains représentants du pouvoir politique et de la doctrine politico-juridique, à travers diverses argumentations qui sont visiblement entrées en résonance avec diverses doctrines politiques illibérales, (Troisième partie), elles ont inversement été critiquées par plusieurs figures marquantes de l'extrême gauche intellectuelle qui – comme nous l'avons vu – ont soit prétendu qu'elles ont donné lieu à l'installation d'un état d'exception permanent et généralisé, soit prétendu qu'elles en ont constitué le révélateur. Or, s 'il ressort de l'analyse, que l'après 11 septembre a vu les démocraties libérales mettre en place des « politiques de l'exception »280 qui ont incontestablement affecté certains fondements

essentiels de l'État de droit libéral, il en ressort également que la conclusion de l'affleurement d'un état d'exception permanent et généralisé, et in fine de la mort des régimes libéraux, est tout ce qu'il y a de plus discutable (Quatrième partie)

280 La notion de « politiques de l'exception » est empruntée à Samuel Hayat et Lucie Tangy ( Samuel

Hayat et LucieTangy, Exception(s), In : Tracés. Revue de Sciences humaines, 20/2011) qui distinguent les mesures de suspension du droit distinctives de l'état d'exception, des politiques d'exception, entendues au sens de l'introduction au sein du droit, de dispositions d'exception qui ne suspendent pas les droits et libertés consacrées par l'État de droit, mais qui dérogent tout de même à ces dernières.