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Partie 1 – Ancrage théorique

2. La viralité

2.3. Critique de la métaphore virale

« Il y a des métaphores déplacées : les unes parce qu’elles sont ridicules, attendu que les poètes comiques ont aussi recours aux métaphores, les autres par ce qu’elles ont de trop majestueux et de tragique. De plus, elles sont obscures, si l’on va les chercher trop loin. » (Aristote, 2007).

« Car à défaut de définitions solides, on se fie à des métaphores. Celles-ci sont légion, empruntant toujours à des registres stéréotypés : le mécanisme, l’animalité ou le corps. » (Froissart, 2009, p. 1).

Rayport (1996) l’avait prédit, la métaphore virale, malgré son caractère désagréable et improbable s’est imposée dans le vocable du marketing, voire usuel. Dans cette partie nous évoquons les risques d’un recours à une métaphore en général, mais surtout le risque

33 « People talk about ideas and information spreading between people like viruses, using phrases like

« social contagion », « contagious ideas » and « viral content ». This biological metaphor serves as a starting point for many analyses of information spread (Anagnostopoulos et al., 2008; Gruhl et al., 2004; Kempe et al., 2003; Newman, 2002) » (Hodas et al., 2013).

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de recourir à la métaphore virale comme l’a décidé à l’origine Rayport (1996). En lisant l’article de Rayport (1996), on comprend qu’il a choisi ce parallèle avec les virus organiques (bien qu’il fasse quelques rares parallèles avec les virus informatiques34) par rapport à leur vitesse de propagation, en particulier après avoir atteint un certain seuil de contamination, leur multiplication exponentielle à partir d’un petit nombre et leurs effets considérables. Dodds et al. (2008) font d’ailleurs état de l’importance du concept de contagion et de la multiplication des modèles de contagion à la fois en épidémiologie et en sciences sociales. Rayport (1996) met également les virus en avant par rapport à leur discrétion, leur capacité à cacher leurs réelles intentions et à se faire passer pour ce qu’ils ne sont pas. Il compare aussi leur délai d’incubation avant d’avoir un effet réel, leur capacité à se répandre au sein d’une communauté, surtout quand les individus qui la composent possèdent de nombreux contacts qu’il qualifie de faibles avec d’autres personnes. De la même manière, Wilson (2000) admire leur capacité à se faire oublier jusqu’à ce qu’ils soient rapidement assez nombreux pour « vaincre » par le nombre. Cependant, et nous allons l’expliciter en détail, le recours à cette métaphore n’est pas forcément judicieux.

Contrairement à la comparaison qui garde les deux domaines comparés bien distincts, la métaphore fond les deux domaines en un seul, ce qui peut être source de dérives (Jamet, 2006). Villard (1984) voyait la métaphore comme une incompatibilité sémantique entre le terme métaphorique et le contexte, même si le mécanisme est le même. Cependant, en plus d’une incompatibilité sémantique, les mécanismes des notions en causes dans notre propos présentent plus de points de divergence que de points de rapprochement (nous verrons cela plus en détail). La métaphore peut dériver à cause du changement de contextes et de champs de référence des notions empruntées et déplacées, elle peut même devenir, par sa nature, potentiellement dangereuse (Jamet, 2006).

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Nous soupçonnons les professionnels du marketing en général, et plus particulièrement Rayport (1996), dans l’illustration de leurs concepts, de privilégier au sens et aux descriptions objectives, les références renvoyant à des images plus fortes. Cette pratique se fait dans un souci marketing justement, pour rendre leurs concepts plus percutants et accrocheurs. Plus qu’utilitaire, la métaphore devient ornementale, séductrice et racoleuse, voire trompeuse. La compréhension en est alors altérée. Cependant, la métaphore est bien souvent nécessaire, elle donne naissance au concept une fois qu’elle l’a nommé, ce qui permet d’organiser un réseau d’analogies autour de ce terme organisateur (Jamet, 2006).

En plus du contexte et de sa nature, la métaphore peut se révéler dangereuse si l’on en vient à la confondre avec la réalité et que l’on ne perçoit plus son statut métaphorique qui est une vision subjective d’une réalité plus complexe (Ricœur, 1997 ; Jamet, 2006)). Wilson (2000) fait une boutade à ce sujet, il dit que les gens et lui-même feraient deux pas en arrière si l’on se présentait à eux en tant que « viral marketer ». « Ont-ils un vaccin

pour cela ? » (Wilson, 2000). La métaphore est une « adéquate inadéquation »

(Schlanger, 2000). Dans le domaine des sciences, la métaphore n’est pas une fin en soi, au contraire elle est une phase nécessaire, non suffisante cependant, car la science a par la suite besoin d’une phase rationnelle que peut procurer la métaphore qui est irrationnelle (Jamet, 2006). Cette dernière phase correspond à l’exégèse de la métaphore virale que nous proposons.

Un dernier danger de la métaphore concerne tout particulièrement le cas qui nous intéresse : le recours aux maladies. En effet, d’un point de vue politique au sens large, la métaphore a été utilisée à mauvais escient comme outil de stigmatisation et d’exclusion de certains groupes (Jamet, 2006). Les métaphores liées à la maladie ont servi à ce but. La métaphore de la viralité ayant déjà recours à une référence à connotation négative, pourrait en plus de cela souffrir des usages habituels de la métaphore utilisant les maladies. Wilson (2000) avoue trouver le terme « marketing viral » repoussant. Pour lui le virus lui inspire « une chose sinistre, le simple virus est rempli de ruine, pas vraiment

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films catastrophe et films d’horreur. » (Wilson, 2000)35. La maladie en tant que telle n’est pas une métaphore mais va créer un réseau de métaphores basées sur l’inconscient collectif, en particulier sur les peurs liées (toutes les maladies ne génèrent pas forcément ces réseaux de métaphores cependant) (Sontag, 2009). Froissart (2009) qui critiquait la métaphore virale appliquée à la rumeur disait de cette métaphore qu’elle était spécieuse et se posait même la question du bannissement de celle-ci. Selon lui elle possède les mêmes limites que les métaphores appliquées aux sociétés humaines. Ces dernières sont

« vues comme des « corps sociaux », que le sociobiologisme affuble de maladies, syndromes, tumeurs (délinquance, corruption, intégrisme, prostitution, suicide, alcoolisme) et pour lesquelles il imagine des anticorps (l’État, l’École, l’Armée). »

(Froissart, 2009, p. 2). Cette critique de l’application de la métaphore virale à la rumeur peut tout à fait se transposer à l’application au mode de diffusion que nous étudions. En effet, ce recours à la métaphore peut nous obliger à nous considérer comme médecins devant ausculter un corps et d’en tirer un diagnostic et un pronostic et de trouver un remède au mal (Froissart, 2009).

Nous l’avons vu précédemment, Rayport (1996) a emprunté la métaphore liée à la maladie qui, comme l’a souligné Sontag (2009), repose souvent sur une nature militaire. Ces métaphores sont dues au « lien entre imaginaire de la maladie et imaginaire de

l’étrangeté. » (Sontag, 2009, p. 174). En faisant cela, il cherchait donc à cumuler la nature

militaire de la métaphore virale et la nature également militaire des métaphores déjà employées en marketing. Cependant, dans l’esprit de l’opinion publique cela peut être mal perçu car « ce lien s’enracine peut-être dans le concept du mal, qui d’un point de vue

archaïque s’identifie au non-nous, à l’étranger. » (Sontag, 2009, p. 174). En effet, les

virus sont faits pour être combattus, ils sont étrangers à notre corps et sont donc des envahisseurs, néfastes qui plus est : ce qui est viral est mauvais et doit être exterminé ! Rayport (1996) reconnaît lui-même les virus comme étant des ennemis effrayants,

35 « A sinister thing, the simple virus is fraught with doom, not quite dead yet not fully alive, it exists in that

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menaçants et détestables. De plus, Quesnel (1963) formulait déjà à l’époque le questionnement suivant : « Mais le consommateur contemporain acceptera-t-il d’être

traité en objectif militaire ? Il est plus facile de se défendre contre une publicité brutale, maladroite, autoritaire et importune, que contre une arme à feu. Il suffit de tourner le bouton de la radio ou la page du magazine. » (Quesnel, 1963, p. 102).

À la lumière de cette analyse de la métaphore, l’emprunt au domaine de la virologie est effectivement plutôt inadéquat quand on y pense puisque peu de choses en définitif se rejoignent dans ce qu’implique l’utilisation du terme « viral » dans le domaine de la virologie et du marketing. À l’évidence, comme le souligne Schlesser-Gamelin (1999), « établir une analogie suppose le choix d’un point de vue : pour comparer deux domaines,

il faut sélectionner certaines propriétés qui justifient leur ressemblance et en négliger d’autres, qui marqueraient leurs différences. » (Schlesser-Gamelin, 1999, p. 115). Mais

il existe un risque cependant « lorsque les propriétés mises en avant pour les

ressemblances ne sont justement pas justifiées, il risque alors d’y avoir dérive. » (Jamet,

2006, p. 217).

Après avoir analysé les propriétés qui justifiaient le recours à la métaphore virale, nous pouvons désormais mettre en avant les propriétés qui ne justifient pas cet usage. Dans le cas d’un contenu multimédia, l’individu peut s’exposer intentionnellement au contenu et le transmettre de façon similaire car il sait que cela n’engagera pas la santé physique de qui que ce soit. Ceci est inconcevable dans le cas d’un réel virus (sauf cas grave de l’individu). Ceci implique donc qu’un virus organique a un effet malin certain sur l’état de santé de celui qu’il infecte, ce qui n’est pas le cas d’un contenu viral, bien qu’’il puisse toutefois choquer dans certaines conditions. En revanche, les retombées d’un contenu viral peuvent être négatives pour celui à l’origine du-dit contenu (« bad buzz »). Aussi, un virus peut se répliquer en infectant un hôte, un contenu multimédia ne le fait pas, sa diffusion est directement tributaire du bon vouloir de l’individu. Enfin, s’il est parfois difficile de déterminer l’origine exacte d’une épidémie (patient zéro), dans le cas d’un

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contenu numérique il est aisé de définir qui est à l’origine de la création et de l’apparition de celui-ci.

Hodas (2013) a également souligné les différences entre les modèles de propagation d’un virus et d’une information dans un réseau social. Il s’avère qu’une exposition à un individu infecté par un virus par un individu sain entraîne une chance indépendante d’infection par l’individu sain. Dans le cas d’une information ciblée, si celle-ci est noyée dans la masse informationnelle, les probabilités pour qu’un individu s’y expose seront réduites puisqu’il l’aura occultée.

Certes, toutes les métaphores ne collent pas totalement au propos qu’elles souhaiteraient illustrer puisqu’elles sont une « projection sélective des traits d’un domaine conceptuel

sur un autre » (Dilks, 2009, p. 8). Et Rayport (1996) s’est montré en effet très sélectif

quant aux propriétés virales qu’il a retenues pour sa métaphore. Cependant, malgré toutes les raisons avancées par lui, nous sommes en droit de nous poser la question de la légitimité du recours à la métaphore virale. En effet, pourquoi donc utiliser le terme de « viral » si tant de divergences existent entre les notions en causes (voir Tableau 1 pour le détail des divergences existant entre les virus organiques, informatiques et les contenus viraux évoluant dans les espaces numériques) ?

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Tableau 1 Analyse qualitative virus

Tab. 1. Analyse qualitative virus

Virus biologique

Virus

informatique Contenu viral

Ampleur de la diffusion + + +

Durée de vie du phénomène de

diffusion massif + - + -

Conscience et volonté de

diffusion de la part de l’hôte - - +

Volonté de diffusion de la part de

l’objet viral + + -

Réponse/réaction de la société pour stopper la diffusion de l’objet viral

+ + - +

Effets malins sur l’hôte (homme

ou ordinateur selon les cas) + + -

Mort de l’hôte (homme ou

ordinateur selon les cas) - + - + -

Limites de l’objet viral à toucher des hôtes différents (homme ou ordinateur selon les cas)

- + - + - +

Existence d’un créateur - + + +

Création volontaire - + + - +

« C’est à la pensée critique, ou rationnelle, de prendre la suite de la métaphore pour « purifier, [...] contrôler, [...] maîtriser l’impureté de la spontanéité [métaphorique] » (Schlanger, 1971). » (Jamet, 2006).

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