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CHAPITRE III : CHOIX, DONS, TRANSPORTS ET UTILISATIONS DES ANIMAUX

A. Les critères de valeur et de beauté des animaux diplomatiques

Les animaux sont des êtres vivants qui ont été considérés et valorisés différemment par les hommes selon leur statut dans la société médiévale du XIIIe siècle. Comme nous

l’avons vu dans la première partie, le don tend à s’adapter à la culture et aux préférences de ses agents, à travers la valeur et la signification de ses objets, afin que le geste du donateur marque durablement le donataire1. En parallèle, les bestiaires et les encyclopédies

présentent des caractéristiques animalières, naturelles et symboliques, pouvant être anthropomorphisées pour décrire des comportements et des pratiques humaines. Ainsi, les valeurs et les attributs d’animaux comme le lion et l’aigle peuvent concorder avec le rang et les valeurs des nobles et des rois. Au contraire, certaines bêtes correspondent plus aux catégories basses de la population et sont même considérées comme outrageantes pour les plus hautes si elles leur étaient offertes.

Prenons l’exemple des oiseaux. On réserve des volatiles destinés à l’alimentation et souvent incapables de voler, comme le coq et les chapons, aux populations laborieuses

101 et pauvres, tandis que les oiseaux sauvages avec une symbolique plus avantageuse, noble et digne, comme les faucons2, sont destinés à la noblesse et à la royauté. En outre, les laboratores préfèrent les animaux d’élevage, ceux utiles à leurs travaux physiques ou les plus rentables à la vente, alors que la noblesse considère la valeur de la faune non pas par le biais économique, mais plutôt par sa rareté, sa majesté et sa beauté. Ainsi, pour les rois, les valeurs esthétique et ostentatoire prennent le pas sur la valeur utilitaire. De plus, Joyce E. Salisbury distingue trois sortes de cadeaux diplomatiques où les animaux-objets concordent avec le statut du donataire : vers les souverains avec des animaux respectés et puissants ; vers l’Église avec des animaux pieux et défenseurs du Christ ; et enfin vers les dames qui reçoivent des animaux féconds, symbolisant souvent la virginité3. À ceci, il faut

ajouter que les dons diplomatiques fauniques du XIIIe siècle suivent certains effets de

mode, en partie liés à l’image et aux caractéristiques des animaux échangés. 2. Les effets de mode animalière

Nous pouvons constater en premier lieu que les animaux donnés au XIIIe siècle

sont tous à plume ou à poil. En effet, la possession de reptiles et d’amphibiens n’est pas encore d’usage. Il demeure que l’engouement des nobles et des rois pour les animaux à poil est sûrement dû au succès des fourrures animales, qu’ils se procurent commercialement et/ou à travers des échanges et des dons. Par exemple, les peaux de lions et d’ours blanc sont très convoitées, tout comme les bêtes vivantes4.

En outre, nous pouvons remarquer que les animaux blancs sont particulièrement recherchés par tous les princes, nobles et rois, notamment les espèces qui ne le sont pas naturellement. Cette teinte particulière de fourrure ou de plumage est originale et rare, mais est aussi, et surtout, un symbole de pureté, que l’on retrouve dans de nombreux exemples de dons fauniques destinés à des souverains et des princes durant la période médiévale : le moineau blanc et le renard blanc du roi René d’Anjou ; l’ours blanc, le corbeau blanc, les

2 Linda Kalof, Looking at animals in human history (Londres : Reaktion Books, 2007), 60. 3 Joyce E. Salisbury, The Beast within: Animals in the Middle Ages (New York : Routledge, 1994).

4 Michel Pastoureau, « Les ménageries princières : du pouvoir au savoir » dans Michel Pastoureau, Symboles

102 tourterelles blanches et les pigeons blancs offerts à Jean le Bon lors de son séjour forcé en Angleterre ; l’ours blanc à Frédéric II et Henri III5

Par ailleurs, avant nos recherches, nous pensions que la nouveauté et la non- utilisation d’un animal seraient plus valorisées dans le cadre d’un présent faunique. En effet, nous pourrions nous attendre à ce que les animaux offerts, notamment les pecoribus ou animaux domestiques, ne soient pas utilisés avant le don, pas même par le donateur, laissant au donataire le privilège de l’usufruit de l’objet. Or, nous pouvons constater le contraire dans certains cas. Par exemple, lorsque Frédéric II Hohenstaufen a envoyé au sultan Ayyoubide al-Malik al-Kamil (1210-1238), via un ambassadeur, plusieurs présents précieux et des chevaux, mais aussi sa propre monture et l’ensemble de son ornement6.

Elle est considérée comme le cadeau le plus prestigieux parmi tous ceux offerts au sultan7.

Ainsi, les anciennes possessions des souverains, loin d’être des objets démunis de valeur, revêtent une dimension symbolique, prestigieuse ou relationnelle supplémentaire, entre autres, par le détachement du donateur de sa propriété.

D’autre part, des animaux sont récurrents dans les dons diplomatiques au XIIIe

siècle tandis que d’autres se voient de moins en moins offerts. On peut, par exemple, voir ce phénomène avec les figures de l’ours brun et du lion. Le premier a subi une déchéance extrême, notamment à cause des attaques des ecclésiastiques sur sa moralité8. Le

plantigrade a reçu une symbolique païenne, voire vicieuse et diabolique, ayant pu justifier en partie la mise en place de campagnes de chasses intensives à son encontre dans certains royaumes, comme en Angleterre, qui ont diminué drastiquement sa population, ainsi que celle d’un autre animal mal-aimé : le loup9. Dans la première moitié du Moyen Age, l’ours

5 Robert Delort, « Le prince et la bête » dans Jacques Paviot et Jacques Verger, dir., Guerre, pouvoir et

noblesse au Moyen Âge: mélanges en l’honneur de Philippe Contamine (Paris : Presses de l’Université de

Paris-Sorbonne, 2000), 191-192

6 Doris Behrens-Abouseif, Practising Diplomacy in the Mamluk Sultanate: Gifts and Material Culture in the

Medieval Islamic World (Londres : I.B. Tauris, 2016), 31-32.

7 Edgard Blochet, « les relations diplomatiques des Hohenstaufen avec les sultans d’Egypte », Revue

historique, 80 (1902), 55.

8 Voir Michel Pastoureau, L’ours : histoire d’un roi déchu (Paris : Éd. Points, 2013).

9 Aleksander Pluskowski, « What is Exotic? Sources of Animals and Animal Products from the Edges of the

Medieval World » dans Gerhard Jaritz et Juhan Kreem, dir., The Edges of the Medieval World (Central European University Press, 2009), 115-116,

103 est pourtant considéré comme un animal fort, puissant, et surtout royal et noble. Les rois, les princes et les nobles aiment alors le chasser, et le terrasser est un exploit qu’ils montrent fièrement. Sortir vainqueur d’une confrontation avec un ours fait aussi partie du rituel de passage pour les jeunes hommes afin de devenir des guerriers adultes, un chef, voire un roi chez les Germains. Encore au XIe siècle, Godefroy de Bouillon réalise l’exploit de vaincre

un ours sans pour autant voir son image tâchée, ni remettre en cause son accession au trône de Jérusalem10. En outre, le plantigrade a été un don récurrent pour conclure des accords.

Dans la Chanson de Roland, le roi Marsile offre à Charlemagne plusieurs cadeaux afin de sceller la paix : l’ours y est toujours cité en premier, et ce à trois reprises11. Néanmoins, il

faut remarquer qu’en dépit de sa déchéance, le plantigrade conserve encore, au XIIIe siècle,

une place de choix, en restant l’animal européen préféré et le plus récurrent dans les collections royales et nobles. L’ours brun n’étant plus aussi prestigieux que durant la première moitié du Moyen Age, il est devenu un animal neutre, une base, un « classique » que tous les nobles et les rois, souhaitant rassembler des animaux, se doivent d’avoir.

En parallèle, le lion, qui a concurrencé symboliquement l’ours à la tête de la hiérarchie faunique, devient le roi des bêtes, voire des animaux, dans les écrits du XIIIe

siècle et prend une place importante dans les dons diplomatiques, grâce en grande partie à son image royale très valorisante pour son détenteur. Toutefois, il existe une autre différence importante entre l’ours et le lion : le fauve est, du point de vue occidental, un animal exotique.

3. L’importance de la notion d’exotisme

L’exotisme est sûrement un des aspects les plus appréciés dans un cadeau animalier diplomatique au XIIIe siècle. Un animal exotique peut être défini, dans une perspective

occidentale, comme étant originaire de territoires lointains, souvent orientaux, ou difficilement accessibles. Le terme est issu du grec, exotikos, donnant en latin exoticus, et n’est jamais utilisé pour décrire un animal durant l’Antiquité et le haut Moyen Age12, mais

10 Pastoureau, L’ours, 80-81.

11 Anonyme, La Chanson de Roland: Texte établi d’après le manuscrit d’Oxford, éd. et trad. par Gérard

Moignet (Paris : Editions Bordas, 1969), v. 30-34, 127-135, 183-186.

104 bien des personnes, des traditions ou des lieux13. Au XIIIe siècle, les animaux dits

exotiques sont qualifiés le plus souvent par le terme peregrini. Plus étonnant encore, ils sont parfois désignés par des adjectifs ancrés dans le vocabulaire du merveilleux avec des mots tels que mirabiles et stupendi14. On retrouve ces termes dans la description de

Matthieu Paris des animaux offerts, dont un éléphant, par le sultan Al-Kamil en 1228 à Frédéric II : « bestiis mirabilis, quas Occidens non vidit aut cognovit »15. L’auteur rattache

ici les bêtes à la notion d’extraordinaire. En effet, l’exotisme médiéval animalier ne dépend pas seulement de l’éloignement géographique des animaux, il provient aussi d’un retrait symbolique de la bête dans les représentations et les perceptions occidentales du XIIIe

siècle. Le lion, par exemple, est géographiquement un fauve exotique. Toutefois, il est omniprésent dans la littérature, l’emblématique et l’imagerie quotidienne du XIIIe siècle,

le rendant aussi familier, voire plus, que certains animaux originaires d’Europe, tels que l’ours brun, aux yeux des Occidentaux.

Enfin, l’exotisme animalier dans les dons diplomatiques semble plus important que d’autres critères de valorisation, car il est beaucoup plus mis en scène et montré. En effet, les rois souhaitent posséder des animaux encore jamais vus au sein de leur territoire, mais ils veulent également se distinguer de leurs ancêtres et de leurs voisins par une collection de créatures plus originale, nouvelle et variée. Cela peut expliquer en partie pourquoi les lions, les éléphants et, dans une moindre mesure, les girafes, sont si recherchés, car ils sont plus rares, difficiles d’accès, et possèdent, en plus, des symboliques plutôt positives que l’on retrouve dans les encyclopédies et les bestiaires. Une hiérarchie du prestige se dresse ainsi entre tous les acteurs du don diplomatique animalier au XIIIe siècle, basée, entre

autres, sur la notion d’exotisme, qui donne une tout autre envergure à un animal offert, que cela soit au niveau symbolique ou relationnel. Mais où se trouvent les animaux exotiques tant convoités par la diplomatie du XIIIe siècle ? Majoritairement en deux endroits : le

Proche-Orient et la Scandinavie. En effet, la faune diplomatique la plus marquante du XIIIe

13 Liliane Bodson, dir., Les animaux exotiques dans les relations internationales: espèces, fonctions,

significations; Journée d’étude Université de Liège, 22 mars 1997 (Liège : Université de Liège, 1998).

14 Thierry Buquet, « Les animaux exotiques dans les ménageries médiévales » dans Jacques Toussaint, dir.,

Fabuleuses histoires des bêtes et des hommes (Namur : Société archéologique de Namur, 2013), 98.

15 Matthieu Paris, Ex rerum Anglicarum scriptoribus saec. XIII, éd. par Felix Liebermann (Stuttgart/New

105 siècle a pour point de départ ces territoires, avant de rejoindre à travers, entre autres, le don, les grands souverains occidentaux et orientaux.

Nous allons donc étudier l’importance des sultanats orientaux, notamment l’Égypte, et de la Scandinavie, avec le royaume de Norvège, dans la diffusion et la réalisation des dons animaliers diplomatiques. En effet, il s’agit de deux régions ayant à proximité ou sur leur territoire des animaux de grande valeur pour les souverains occidentaux comme l’éléphant, le lion et la girafe en Orient, ou les oiseaux de proie nordiques et l’ours blanc en Scandinavie. Nous verrons donc comment ils ont acquis de telles bêtes, quelles sont leurs caractéristiques, et dans quel contexte ces régions ont poursuivi des rapports avec l’Occident.