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CHAPITRE I : LES THÉORIES DU DON : DE MAUSS AU DON DIPLOMATIQUE ANIMALIER MÉDIÉVAL

C. Le don et la constitution du lien social

1. Socialisations et relations des agents du don

Le don, contrairement à l’échange, prend majoritairement place dans des sphères de socialisation déjà établies97. Il est évident de dire qu’il est impossible de se donner à

soi-même. Le geste suppose donc une personne différente, appartenant à l’un des cercles sociaux de la personne, que cela soit le premier avec la famille, les amis, ou d’autres plus lointains que l’on acquiert au cours de la socialisation et du processus d’individuation tel qu’énoncé par Georg Simmel98. De ce fait, le don se réalise souvent entre personnes de

rang, de classe et de statut social potentiellement ou réellement équivalents99. Il témoigne

d’une volonté de rappeler la proximité existante entre ses agents. À ce propos, Durkheim a écrit sur la recherche individuelle de la complétude à travers l’accroissement de son énergie, ou capital symbolique selon Bourdieu100, dans des relations équivalentes et

interdépendantes :

93 Luca Guizzardi et Luca Martignani, « Échange, don, réciprocité : l’acte de “donner” chez Simmel et

Durkheim », Durkheimian Studies / Études Durkheimiennes, 18 (2012) : 104.

94 Émile Durkheim, Leçons de sociologie: physique des moeurs et du droit : cours de sociologie dispensés à

Bordeaux entre 1890 et 1900, éd. Jean-Marie Tremblay (Chicoutimi : Classiques des sciences sociales,

2002), 156.

95 Durkheim, Leçons de sociologie, 153.

96 Athané, « Le don : histoire du concept », 236-237. 97 Cf. supra. 32-33.

98 Georg Simmel, Philosophie de la modernité, Critique de la politique (Paris : Payot, 1989), 293.

L’individuation serait le « détachement intérieur et extérieur de l’être par rapport aux formes communes »

99 Godelier, L’énigme du don, 22.

43 « L'image de celui qui nous complète devient en nous-mêmes inséparable de la nôtre, non seulement parce qu'elle y est fréquemment associée, mais surtout parce qu'elle en est le complément naturel : elle devient donc partie intégrante et permanente de notre conscience, à tel point que nous ne pouvons plus nous en passer et que nous recherchons tout ce qui en peut accroître l'énergie. »101

Or, il existe des cas où le don est réalisé entre des individus ne possédant pas le même statut, souvent au sein de relations hiérarchiques préétablies. C’est par exemple le cas si un patron fait un don à son employé, un roi à ses sujets, un élève à son maitre. L’interprétation du geste dépend alors du sens dans lequel le don va, du haut vers le bas ou le contraire. Dans de telles relations de pouvoir, la hiérarchie peut être affirmée et démontrée par le présent, qui peut montrer une soumission ou une position d’autorité. D’autre part, la pratique du don revêt parfois un objectif de renversement de l’ordre établi. Ainsi un cadeau peut être réalisé afin de placer le donataire en position d’infériorité par rapport au donateur, comme dans les rapports de compétition et de rivalité102.

2. Dettes et liens de rivalité et de cordialité

Le don agonistique, comme le potlatch, constitue un vecteur de la relation de rivalité, voire, comme le dit Sahlins, un « substitut » de la guerre103. Il peut prendre place

au sein d’un cercle social primaire, mais le plus souvent il est réalisé dans les sphères plus éloignées. Dans le cadre du premier cas, Camille Tarot présente un exemple de don agonistique entre un père et son fils, devenu également son débiteur, au cours d’un potlatch. Ils appartiennent à la même phratrie et pourtant le fils doit s’acquitter d’un contre- don plus grand, sans quoi il perdrait son titre et ses droits104. Ainsi, le but du don dans la

compétition est de surpasser le rival avec magnificence, de l’écraser, de lui arracher ses privilèges, ses titres, son rang, son autorité et son prestige105. Dans le même temps, le

101 Émile Durkheim, De la division du travail social, éd. Jean-Marie Tremblay (Chicoutimi : Classiques des

sciences sociales, 2002), 66.

102 Godbout, L’esprit du don, 199. Le don peut aussi marquer une exclusion sociale, comme lorsqu’on donne

à un mendiant. Le geste n’instaure pas alors un lien social et il confirme l’évincement de la société du donataire.

103 Sahlins, Âge de pierre, âge d’abondance, 221.

104 Camille Tarot, De Durkheim à Mauss, l’invention du symbolique: sociologie et science des religions,

(Paris : Éditions La Découverte, 1999), 599.

44 premier donateur veut accroitre sa respectabilité en montrant son pouvoir, sa richesse à travers un présent public, qui le désigne comme un individu généreux et valeureux106.

Dans le cadre de relations extérieures au cercle social primaire d’un individu, la rivalité se déroule le plus souvent entre personnes de même statut et se considérant mutuellement comme digne d’être un ennemi ou un partenaire107. Si le donataire est égal

au donateur, et qu’il refuse ou est incapable de relever le défi du don, il tombe alors dans le déshonneur108. Celui qui refuse de rendre peut même devenir un ennemi109. Or, parfois,

le rejet de la riposte peut aussi déshonorer le donateur par le dédain du donataire, qui ne considère pas le don comme assez important pour nécessiter une réponse. En outre, selon Pierre Bourdieu, si le rapport de rivalité est inégal, alors, si la personne supérieure triomphe sur celle inférieure selon les lois du présent agonistique, le vaincu n’est pas déshonoré, car le rapport était déjà inéquitable à la base. De même, si une rivalité est trop inégale, elle peut se retourner contre l’individu supérieur qui s’est lancé dans un rapport abusif.

Le rapport du don à l’égalité, à l’équité est intéressant. Comme le dit Godbout, « si la nature a horreur du vide, le don a horreur de l'équilibre, sans pouvoir s'en éloigner au- delà d'un certain seuil sous peine de se transmuter en violence »110. En effet, la pratique du

don ne recherche aucunement l’égalité ou l’équivalence, qui est même un élément pouvant interrompre le geste. On retrouve cette idée chez René Girard, qui a démontré que la logique d’égalité peut engendrer la rivalité et déclencher la violence au sein des relations non fondées sur la rivalité, par exemple avec la famille ou les amis111. C’est pourquoi les

sociétés tendent à créer des formes de domination, subies ou acceptées, mais également, dans le cadre du don, un état de dette réciproque.

106 Jean-Luc Boilleau, Conflit et lien social. La rivalité contre la domination (Paris : La Découverte, 1995),

55.

107 Raymond Jamous, « Honneur, don et baraka », Revue du MAUSS : Ce que donner veut dire : don et

intérêt, 1 (1993) : 14.

108 Bourdieu, Esquisse d’une théorie de la pratique, 24-25. 109 Lefort, « L’échange et la lutte des hommes », 18. 110 Godbout, L’esprit du don, 193.

111 René Girard, Des choses cachées depuis la fondation du monde (Paris : Bernard Grasset, 1978), 121 : «

45 En effet, si l’échange marchand est dominé par le principe d’équivalence, où la réciprocité est proportionnelle112, le don, quant à lui, n’est jamais équilibré, mettant en

place un système de dette négative, c’est-à-dire contraignante et à rembourser, ou positive, qui prend alors la forme d’une reconnaissance 113. Dans ce dernier cas, on ne ressent pas

une obligation de rendre, mais plutôt un désir de donner à nouveau. Ainsi, la positivité de la dette apparaît au moment où la différence entre donner et rendre s’estompe114.

Remarquons également que la dette formée par le don ne peut pas être réglée au sens marchand du terme. Elle ne peut être qu’inversée ou diminuée et les agents du don l’entretiennent en permanence, en se rejetant mutuellement son acquittement. La véritable obligation dans le don semble être alors de rendre plus, comme l’a perçu Claude Lefort115,

plaçant ses acteurs chacun leur tour dans la position du donateur pour alimenter de nouveau la dette. En outre, le délai entre le don et le contre-don est aussi important, surtout dans le cadre agonistique, comme le présente Godbout : « on ne rend pas immédiatement, mais plus tard et davantage. Et le plus tard est le mieux puisque ce délai implique un accroissement proportionnel de la dette. Rendre immédiatement reviendrait à refuser le don en réduisant prestations et contre-prestations à une simple permutation ou à un échange »116.

Enfin, le don n’est pas seulement réalisé dans les rapports de dépendance et de rivalité, mais il est également important pour sceller la paix et les alliances117. Dans le

cadre de ces dernières, les présents affirment la transition, toujours révocable, de la défiance à la confiance, par exemple dans la diplomatie. Dans les Highlands de Nouvelle- Guinée, les dons d’animaux jouent un rôle central dans le cycle de la guerre et de la paix. Les périodes de paix sont caractérisées par la compétition, au sein de chaque clan, entre les hommes pouvant recevoir le titre de chef grâce à leur honneur, leur richesse et les dons

112 Testart, Critique du don, 38.

113 Godbout, Ce qui circule entre nous…, 152, 167-168

114 Jacques Godbout, Le don, la dette et l’identité: homo donator versus homo oeconomicus, éd. Jean-Marie

Tremblay (Chicoutimi : Classiques des sciences sociales, 2007), 45, 48.

115 Lefort, « L’échange et la lutte des hommes », 15-29. 116 Godbout, L’esprit du don, 116.

46 qu’ils ont réalisés. Finalement, le don, dans certaines sociétés, est un élément constitutif de la rivalité, mais aussi de l’alliance, voire de l’amitié dans certains cas.