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Un critère classique : la précision

B. Les critères permettant de basculer d’une simple idée à une œuvre

1. Un critère classique : la précision

On l’a vu, le critère de la précision est le critère classique qui permet de basculer de l’idée à la forme. Ce critère se retrouve d’ailleurs de manière assez importante dans le domaine des documents préliminaires. C’est ainsi que Pierre-Yves Gautier prenait l’exemple d’un synopsis pour avancer l’argument de ce point de bascule « Exemple d’idée trop vague “C’est l’histoire d’un enseignant qui disparaît …”, d’idée suffisamment déterminée : “Il s’agit d’un professeur enlevé parce qu’il est soupçonné à l’occasion de disparitions mystérieuses des élèves de sa classe ...” »195.

Ce que nous dit Pierre-Yves Gautier ici c’est qu’il faut que ce soit suffisamment précis, que l’idée doit être développée, on recherche une description complète. Il conclut son paragraphe d’ailleurs en disant « dans ses conditions, les formats audiovisuels et

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autres “bibles” devraient être protégés »196. Pour lui, ces éléments sont suffisamment précis pour être protégés.

On retrouve ce critère de la précision dans les deux décisions précédentes l’affaire « Divertissimo ». En effet, dans l’affaire « Précurseurs et Maîtres de la peinture moderne », le format avait bien été reconnu comme une œuvre car les thèmes de chaque épisode avaient été décidés, pour chacun des thèmes, seize peintres avaient été trouvés, ainsi que les enchainements, les filiations et les ruptures. Les matériaux avaient également été sélectionnés. Tous ces éléments permettaient de voir de manière précise ce à quoi aurait pût ressembler l’œuvre future. Le format était donc suffisamment précis pour se voir reconnaître la qualité d’œuvre.

Pareil pour l’affaire « Le nuit des héros », alors même l’affaire était fondée sur la responsabilité civile, la précision avait été recherchée dans la description du format. C’est bien parce que le premier format était suffisamment précis, qu’il a pût être comparé au second et que la concurrence déloyale a pût être caractérisé.

Dans l’affaire « Divertissimo », la Cour d’appel de Paris a reconnu pour la première fois la protection des formats par le droit d’auteur en utilisant également le critère de la précision. Mais, dans un premier temps, l’arrêt rappelle que « une règle de jeu abstraite, définie comme l'affrontement de deux équipes à travers des épreuves d'adresse et de mémoire » n’est pas protégeable. Quand le format est abstrait, c’est-à-dire finalement quand il n’est pas précis alors il n’est pas protégeable, il ne relève que de la simple idée.

Dans un second temps, l’arrêt nous précise que le format « s'est attaché à décrire une règle précise décrivant l'atmosphère et la philosophie du jeu, ainsi que son déroulement, la comptabilisation des points, la teneur des questions et leur formulation et la nature des épreuves sportives ». C’est bien la précision qui est mise en avant, qui permet de décrire de manière limpide l’œuvre future. C’est ce critère-là qui a permis de dire que le format de « Divertissimo » était une forme originale donc une œuvre197.

Ce critère va se retrouver alors dans un grand nombre de décisions. Par exemple, le format de « La carte aux trésors » a également été protégé par le droit d’auteur. Le tribunal nous dit « il repose sur une règle précise et originale, à savoir une compétition

196 Ibid.

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entre deux candidats circulant en hélicoptère au-dessus d’une région de France, recherchant des morceaux de carte dont la reconstitution permet de tracer une rose des vents au centre géométrique de laquelle se trouve un trésor, le tout à l’aide d’un ordinateur portable permettant la consultation de l’énigme, de la documentation, de l’aire de jeu, etc. »198.

On le voit bien, c’est parce que le format expose de manière précise, une description des règles du jeu, que c’est par le détail qu’une personne va pouvoir concevoir ce que sera l’œuvre future. Cette description des règles permet d’individualiser le format, en effet plus le format sera précis et plus le jeu sortira de la banalité. Cette description permet alors de donner, non seulement une forme à l’œuvre, d’entrevoir le résultat final matériel qu’il y a derrière ce travail, mais également de déceler une originalité. Plus la description sera complète et plus il sera facile de voir l’empreinte de la personnalité de l’auteur. Plus ces deux éléments sont faciles à entrevoir, et plus il sera facile de déterminer que l’on est dans le cadre d’une œuvre de l’esprit protégée par le droit d’auteur et non dans « l’expression d’une idée en forme de simple canevas »199 non protégée.

C’est pour cela que le tribunal dans l’affaire de « La carte aux trésors » précise que le format était décrit dans des « manuscrits qui mettent en forme l’idée originale de jeu, détail des éléments caractéristiques essentiels de l’œuvre finale, et reprennent les éléments du jeu pour les scénariser ». On retrouve le même genre d’énoncé pour l’autre format dans la même affaire. En effet, le format de « La carte aux trésors » était opposé à un projet de jeu dans lequel deux équipes de nationalités différentes allaient découvrir des pays d’Europe. Le tribunal des affaires de sécurité sociale nous explique alors que le format comprenait « les éléments caractéristiques essentiels de l'œuvre future définitive, mettant en évidence ses particularités et son originalité par rapport à l'ensemble des jeux préexistants ». Les deux formats étaient donc suffisamment précis pour être protégés l’un et l’autre.

Cette condition de précision se retrouve évidemment pour ce qui est des bibles et des synopsis. Dans un arrêt du 6 décembre 2002, la Cour d’appel de Paris a décidé qu’un synopsis pouvait être protégé, car :

le synopsis qui propose l’association d’un reportage technique et fouillé sur une collection privée au domicile d’une célébrité, à l’intervention,

198TA Paris 10 juil. 2003, RIDA 2004, n° 201, p. 321.

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sur le mode humoristique, d’un psychologue donnant une explication sur la star et sa collection, à un jeu primé proposé par la star elle-même qui rappelle en outre “son actualité”, et ce dans des découpages et ordres particuliers, présente une originalité qui porte l’empreinte de la personnalité de son auteur et qui est protégeable au titre du droit d’auteur200.

Christine Caron et Jean Castelain relèvent alors, que ce qui remplit le critère de précision dans cette affaire c’est le fait qu’il y avait quatre éléments précis à l’émission qui sont décrits dans le synopsis, ainsi que le découpage de l’émission201. Ce qui va constituer le critère de précision c’est l’association de divers éléments, mis ensemble, qui permettent à la fois de démontrer une originalité, mais également de donner une description précise de l’œuvre future, de visualiser ce que va être cette œuvre.

En ce qui concerne les bibles, dans une décision du 17 juin 1998, le Tribunal de grande instance de Paris s’est prononcé sur leur protection en expliquant que « la rédaction d'une bible de production ne saurait conférer la qualité de coauteur de l'œuvre audiovisuelle que si elle participe de la création intellectuelle de cette œuvre et est suffisamment élaborée pour être tenue en elle-même comme une œuvre de l'esprit portant l'empreinte de la personnalité de son auteur »202. Il faut ainsi qu’elle soit suffisamment élaborée pour que puisse être décelée une forme originale203.

À l’inverse, c’est l’absence de précision qui va venir empêcher l’accès à la protection et laisser le format, la bible ou encore le synopsis dans la catégorie des idées. En effet, si on reprend la décision du 17 juin 1998 sur les bibles, celle-ci en l’espèce était très riche :

Attendu que la bible de production en cause est un document de travail d'une cinquantaine de pages, (... que les rédacteurs y) définissent les objectifs de la série par la nature de son public, la fidélité à la création originale, la qualité attendue, la vertu pédagogique résidant selon eux "dans le fond même (du) concept et de son graphisme", d'autre part, ils donnent ses caractéristiques techniques de la série ; [...] qu'ils décrivent en pages 38 et 40 un schéma narratif se composant banalement d'une introduction avec présentation du personnage, de l'aventure qui est le corps de l'épisode et d'une chute ; qu'ils concluent par quelques portraits des "Bonhommes et des Dames vedettes" des ouvrages de Roger Hargreaves (œuvres préexistantes adaptées) : Monsieur Chatouille, Monsieur Glouton, Monsieur Bruit, etc.

200 CA Paris, 4e ch., 6 décembre 2002, Biron c/ Laraque et TF1, n° 1999/21562, Juris-Data

n°199718.

201 Castelain et Caron, supra note 158.

202TGI Paris, 17 juin 1998, supra, note 153.

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À regarder ce descriptif de la bible en l’espèce, on peut se dire que celle-ci est très complète, on a une cinquantaine de pages, les objectifs, des descriptions de personnages, des caractéristiques techniques etc. On retrouve un document riche, voire même une description importante de l’œuvre future. Pourtant cette bible n’est pas considérée comme une œuvre de l’esprit selon le tribunal, elle n’est pas protégée par le droit d’auteur. Ne remplit-elle pas le critère de précision ?

Le tribunal justifie sa position en expliquant que :

Cette bible de production trouve pour partie sa substance dans l'œuvre de Roger Hargreaves ; que pour le surplus elle véhicule des pistes de travail banales ou de simples idées ne donnant pas prise au droit d'auteur ; qu'elle ne participe pas en tant que telle à la création intellectuelle de l'œuvre même si par la présentation qu'elle fait de l'œuvre de Roger Hargreaves préexistante, elle constitue un document de travail technique potentiellement utile puisque dispensant les différents coauteurs d'avoir à rechercher directement dans l'œuvre originaire de Roger Hargreaves et ses adaptations antérieures ; qu'elle ne constitue pas l'œuvre de l'esprit originale préexistante pouvant permettre d'assimiler ses auteurs aux auteurs de l'œuvre audiovisuelle nouvelle.

Ainsi, peu importe si la description est riche, ici il n’y avait pas d’originalité d’abord parce qu’elle se basait sur une œuvre préexistante, mais en plus elle ne donne que de simples idées banales.

Cet arrêt nous explique que la bible, le format ou le synopsis doivent être suffisamment précis pour que puisse être décelée l’originalité de l’œuvre future. Si ce n’est qu’une description précise d’une idée banale, cela ne permettra pas d’accorder la protection par le droit d’auteur. Ce critère de précision doit remplir un objectif, il n’accorde pas la protection par lui-même.

C’est la même chose qui avait été décidée par la Cour de cassation dans l’arrêt du 2 mars 1999, malgré un synopsis bien développé celui-ci ne permettait pas de déceler l’originalité de l’œuvre future. De ce fait, le synopsis n’a pas pu être protégé par le droit d’auteur alors qu’il était complet.

C’est ce qui s’est passé également dans l’affaire « National traffic test ». Dans un premier temps, le tribunal rappelle que le premier format « Test the nation », qui avait pour but de mettre en place un certain nombre de questions dans le but de répondre à la question « Qui suis-je ? », avait été considéré comme des « thèmes qui sont de libre parcours et n’échappent pas à la catégorie des concepts ». Le deuxième format, « National

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traffic test » dont le but était de répondre à une série de questions concernant la sécurité routière, n’a pas été protégé, car il était « totalement taisant sur la configuration d’un programme de télévision ».

Dans le premier cas le format était beaucoup trop simple, ce qui empêchait de voir autre chose qu’une idée alors que dans le deuxième, il n’y avait aucune précision sur comment fonctionnerait l’émission ce qui encore une fois était problématique, c’était un manque de précision sur comment allait se dérouler l’émission. Le format n’était pas assez précis204.

Les défendeurs essayaient également de faire jouer le fait que leur émission était la première émission véritablement interactive. Le tribunal rappelle alors l’utilisation de nouveaux moyens techniques n’est pas suffisante pour caractériser l’originalité à lui seul205. C’est la même chose pour les éléments plus technique « l’heure de diffusion, la durée ou la cible d’une émission de télévision, paramètres simplement révélateurs de sa capacité présumée d’audience, ne sont pas des critères d’appréciation de son contenu »206. La Cour d’appel de Paris a également ajouté que ce qui est présenté avec le synopsis comme « le devis, le plan de financement et même le conducteur, qui ne présentent aucune originalité au regard du type d’émission proposée, constituent des éléments dépourvus, au sens du livre I du Code de la propriété intellectuelle, de tout apport créatif »207.

Ce qui va permettre de caractériser l’originalité dans un format, un synopsis ou une bible, c’est l’association de différents éléments208. En effet, s’il y a un seul élément, celui-là va souvent s’avérer banal. Par exemple, si dans le format il est dit qu’il y aura un jury, c’est un élément banal. Ce qui va permettre d’être suffisamment précis pour caractériser l’originalité, c’est de dire qu’il y a un jury, qu’il y a un système de questions- réponses, qu’il y a des activités physiques etc. C’est la combinaison et l’enchaînement de ces éléments qui va constituer la précision et permettre de qualifier l’originalité.

Ce critère de la précision n’est pas seulement un critère français, on va le retrouver dans le droit d’autres pays. C’est le cas d’abord dans la nouvelle protection offerte par le

204 Castelain et Caron, supra note 158.

205 Benjamin Montels, « Un an de droit de l’audiovisuel » [2006] 5 CCE chron. 5.

206 CA Versailles, 27 septembre 1995, TF1 c/ SA Plaisance Films, D. 1997, somm., p. 83. 207 CA Paris, 28 septembre 2005, Sarl Ganavision c/ France 3, Juris-Data n° 2005-286242 ; JCP

G. 2005, I, 103, n° 3, obs. Caron.

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droit anglais. En effet, la décision de 2017 nous donne les conditions pour accéder à cette protection dans son paragraphe 44. La première condition est énoncée de cette manière « copyright protection will not subsist unless, as a minimum, (i) there are a number of clearly identified features which, taken together, distinguish the show in question from others of a similar type ».

Le critère est sensiblement le même que dans notre protection des documents préparatoires. La précision va constituer en un assemblage de différents éléments, notamment les règles du jeu, quelles vont être les activités etc. Et c’est cet assemblage d’éléments qui constituent la précision. C’est à partir de cela que l’on va pouvoir déterminer la forme et l’originalité de l’œuvre. Dans cette affaire, il est bien précisé qu’il faut la description de tous ces éléments permettent de différencier ce projet d’émission des autres émissions similaires. Cela rejoint alors le critère de l’originalité, faire en sorte que l’on ne soit pas dans le cas d’une contrefaçon, qu’on apporte quelque chose d’original.

Au Canada, il y a peu de décision sur la question des formats. On retrouve essentiellement une décision de la Cour supérieure du Québec, Cummings c. Global Television Network Quebec209. En l’espèce, monsieur Cummings avait envoyé en 1997

un format d’émission intitulée « Dreams Come True » au réseau de télévision Global. Plus tard est lancé l’émission « Popstars » et monsieur Cummings considère que c’est une contrefaçon de son format à lui, il décide alors de poursuivre le réseau Global.

La Cour supérieure dans le paragraphe 32 de la décision nous dit notamment : However it is called, the Guideline contains precious little useful detail concerning the actual contents and sequencing of the proposed television show. In the Court’s view, it does not really describe the concept in any meaningful way. It appears to be at least one stage short of that. It is more a type of “pre-concept” that simply does not set out a sufficiently detailed explanation of anything particularly unique, notwithstanding that Cummings expresses a wish to be “the first ones to produce such a program”.

La Cour considère en effet que le document préparatoire n’est pas assez précis, que le contenu de l’émission et le découpage de monsieur Cummings ne sont pas suffisamment développés. Ce qui empêche d’avoir une vision claire de ce que sera

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l’œuvre future. De plus la Cour supérieure précise qu’il y a un manque d’originalité, que cette émission ressemble à beaucoup d’autres, elle ne se démarque pas.

La Cour supérieure rajoute d’ailleurs dans son paragraphe 38 « is not an original work for the purpose of acquiring copyright protection. It is so minimalist and broad- brush, and so similar to the classic Sunday-morning-amateur-hour format of years gone by, that the Court cannot find that any particular skill or judgment was at work there. […] is nothing more than “a commonplace arrangement of non-copyright material” ». Elle insiste sur le fait qu’il n’y vraiment aucune originalité et que le concept est tellement minimaliste, classique par rapport à ce qui se fait de manière générale qu’il ne peut y avoir protection par le droit d’auteur. On est vraiment dans le cadre d’une idée. C’est bien le manque de précision qui détermine l’absence de protection, l’originalité ne peut être décelée, l’idée ne peut donc pas devenir œuvre, elle doit rester au stade de l’idée. En l’espèce, la protection est donc bien évidemment refusée pour le format de monsieur Cummings.

« Cette décision s’intègre très bien aux quelques autres décisions rendues en jurisprudence canadienne en matière de contrefaçon d’émissions de télévision »210. Ainsi,

c’est une décision classique ici, le droit canadien semble être sur les mêmes positions que les autres pays sur le sujet, une protection possible, mais difficile d’accès en raison du type d’œuvre.

On trouve parfois dans la doctrine un critère similaire à la précision, le critère du degré d’élaboration211. C’est ainsi ce critère qu’utilise Carine Bernault dans ces développements « on saisit alors mieux ce qui permet de passer de l’idée à la création : c’est l’élaboration du projet, son état avancement qui lui fait perdre son caractère abstrait ou contingent du sujet traité »212. Ce critère est sensiblement le même que celui de la précision, plus le projet sera élaboré et plus il sera précis, mais il est vu d’un angle différent ce qui permet quelques développements intéressants.

Ce critère permet ainsi de revenir sur la théorie des étapes de créations de Henri Desbois que l’on a vu précédemment. Selon Carine Bernault, avec les formats on se trouve dans la phase de composition. Ainsi, les concepts eux, trop peu développés, sont

210 Clermont, supra note 156.

211Benjamin Montels, « Fasc. 1140 : OBJET DU DROIT D’AUTEUR. – Œuvres protégées.

Œuvre audiovisuelle (CPI, art. L. 112-2) » [2016] JurisClasseur Propriété littéraire et artistique.

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encore dans la phase des idées « tout est donc question d’espèce et on ne saurait prendre prétexte d’un vague canevas, susceptible de constituer l’ossature d’une éventuelle œuvre dont de nombreux éléments restent à définir, pour prétendre bénéficier du droit d’auteur »213.

En revanche, les formats, les bibles et les synopsis sont plus élaborés donc ne sont plus dans la simple phase des idées, mais dans la phase de la composition « les mailles s’étant resserrées, les idées ayant été organisées, agencées, les sujets précisément définis, on peut dire que l’œuvre est “composée” dans sa substance »214. La composition étant protégée, si ces éléments sont dans cette catégorie alors ils seront protégés. Ainsi, pour Carine Bernault, si les documents préparatoires d’une œuvre audiovisuelle font partie de

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