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9.2 Les quatre composants de la stigmatisation

9.2.2 Création de stéréotypes

Le deuxième composant de la stigmatisation selon Link et Phelan est la création de stéréotypes. Dans ce sous-chapitre, je vais observer comment des croyances stéréotypées naissent, en me basant sur la catégorie « bénéficiaire AI » regroupant les étiquettes, abordées plus haut, de « malade » et « inemployable ». Certains des rentiers AI interviewés ont entendu des propos ou senti des attitudes semblant provenir de croyances stéréotypées. Ces comportements peuvent venir de professionnels AI, du voisinage, de connaissances éloignées ou de l’entourage proche du bénéficiaire AI. Chloé me partage son expérience : « Et aussi, comme elle [professionnelle AI pour la réinsertion] me parlait, l’air de dire que je profite, elle m’a dit : - Alors vous saurez, nous on veut bien vous aider mais on est pas là pour faire votre travail, il faudra vous motiver un peu. Elle me dit ça juste la première fois, tout de suite avant que je lui dise que moi-même je suis motivée. ». Deux stéréotypes liés aux bénéficiaires AI sont manifestes dans cette situation : un manque de motivation à se réinsérer et le repos sur autrui pour l’accomplissement d’un travail personnel. Ce dernier a priori est également visible dans une expérience vécue par Matilda : « Je me suis même faite engueuler par quelqu’un. J’étais sur la terrasse, elle [sa voisine] partait travailler, et elle me dit : - Ça vous dérange pas, de rester là pendant que moi je vais travailler ? ». De plus, il y a également l’idée de oisiveté, « rester là », passive, pendant que les autres travaillent.

Quant à Lytta, elle a ressenti des préjugés semblables de la part de sa mère et d’une amie : « Ma propre mère. Elle me dit : - Moi, je travaille 40 heures par semaine, toi t’es à l’AI, tu bosses, mais c’est au travers de l’AI. Une amie aussi me l’a fait sentir, JE travaille. ». L’idée derrière ces propos est que même si la personne travaille, tant qu’elle est à l’AI, ce travail n’est pas un « vrai » travail, peut-être car il n’aide pas suffisamment le système capitaliste à se développer. Lytta a aussi rencontré des croyances stéréotypées sur le forum d’un site internet : « (...) ça disait, les gens à l’AI ils font rien. Et moi je me suis bagarrée, tout ceux qui travaillent là où je travaillais, ils se démènent et toi tu dis qu’ils foutent rien. ». On rencontre à nouveau la pensée que les bénéficiaires AI sont inactifs. En outre, d’autres rentiers AI ont l’impression d’être jugés, sans pouvoir me donner les exemples concrets justifiant ce ressenti. C’est le cas de Louis qui me dit : « Les autres ont tendance à traiter de profiteurs ceux qui sont à l’AI. ». Mais qui ne sait pas me dire qui sont ces autres quand je lui demande. Ou encore : « J’avais l’impression d’être un profiteur, mais on me l’a jamais dit. ». J’ai également entendu ce type de propos chez Chloé : « Je pense d’une façon générale. Parce que déjà il y a une jalousie, souvent on dit : - Moi je bosse et toi tu fous rien de toute la journée et t’es

payé. ». Cette impression chez Chloé et Louis représente bien le sens commun qui circule dans les discours collectifs concernant les bénéficiaires AI et dont j’ai moi-même fait l’expérience.

Lors de ma recherche, j’ai constaté que ces stéréotypes étaient également soutenus par certains bénéficiaires AI. Par exemple, lorsque je leur demande leur avis sur les autres rentiers AI et qu’ils me répondent parfois que ce sont des profiteurs. Il est aisé de constater comment ce type de discours est relayé par les journalistes qui exposent les cas d’abus (Le Matin, 26 juin 2016). En outre, le regard porté sur les rentiers AI a aussi dû être influencé par la campagne de l’Union démocratique du centre (UDC) en 2007 pour la 5ème révision de l’AI ; dénonçant les 9 milliards de francs de déficit de cette assurance comme la conséquence des abus de profiteurs (RTS, 20 avril 2007). Certaines personnes interviewées, bien que bénéficiaires AI eux-mêmes, ne contredisent pas ces propos, mais, au contraire, tendent à les confirmer, du moins dans un premier temps. Ainsi, si certains bénéficiaires AI confirment ces préjugés, pour la population en générale ces arguments médiatiques et politiques doivent avoir une influence conséquente sur la création de stéréotypes. Ce sont les propos de Mélanie qui sont les plus virulents envers les autres bénéficiaires AI. Cette dernière a une maladie de naissance et vient de recevoir une réponse positive à sa requête auprès de cette office, à la suite de plusieurs années d’attente. Elle me dit : « Certains méritent pas l’AI et profitent grave et arrivent encore à cracher sur l’AI. ». Ou encore : « Certains je trouve que c’est exagéré. Une me dit qu’elle a toute les maladies du monde. (...). Je suis très compréhensive, mais il y a des limites. Parce que s’inventer des maladies, c’est facile. ». Ces propos témoignent de croyances stéréotypées envers certains bénéficiaires AI comme étant des profiteurs en s’inventant des maladies pour pouvoir bénéficier d’une rente. Par contre, en précisant au début de ses phrases que cela implique « certains » bénéficiaires, on peut penser que Mélanie ne considère pas tous les bénéficiaires AI de cette manière. Cependant, les stéréotypes semblent bien présents, car se sont les seules pensées qu’elle m’ait partagé concernant les autres bénéficiaires AI.

D’autres bénéficiaires me parlent aussi de profiteurs dans un premier temps, puis relativisent leurs propos. Les stéréotypes sont présents dans les croyances de ces rentiers, mais ils cherchent à s’en distancer ou à éviter les généralisations. Clarissa me dit : « Et après, il y a les profiteurs. (...) ceux là faut les remettre dans la vie, au boulot. ». Et également : « Ça dépend, t’as des gens qui se mettent à l’AI. Parce qu’ils ont juste pas envie de travailler. ». À nouveau, il y a la question du manque de motivation à travailler poussant plusieurs personnes à profiter du système. Cependant, Clarissa me précise que ces situations sont rares : « Mais je pense pas qu’il y en ait beaucoup. ». En outre, elle

m’indique que ces abus sont relayés par les médias : « Certainement, et ça fait bouger un peu les infos. ». J’ai retrouvé ces propos dans l’entretien de Chloé : « Je les vois malades. Je les vois soit profiter de l’AI, soit malades et qui pensent qu’à leur petits bobos et qui veulent pas sortir. ». Toujours des croyances stéréotypées envers les bénéficiaires AI comme étant des profiteurs, mais également comme des personnes malades et centrées sur leurs problèmes. Cette opinion n’est pas basée sur une observation concrète, puisque plus loin Chloé me dit qu’elle ne connaît pas de bénéficiaires AI ; cela démontre que ces stéréotypes résultent du sens commun : « Moi je connais personne de l’AI. ». Par contre, tout comme Clarissa, elle relativise ses propos et cherche à prendre de la distance face à son a priori : « Peut-être que j’ai trop de préjugés, (...) je sais qu’il y a des personnes à l’AI qui sont très correctes et qui ont envi de bosser. ».

Et finalement, plusieurs bénéficiaires sont critiques face à l’image stéréotypée des personnes à l’AI, présentée par les médias ou la sphère politique. C’est le cas de Thomas et de Stéphanie qui étaient déjà distants face à la norme du travail en Suisse. Lorsque je demande à Thomas son avis concernant les discours sur les abuseurs à l’AI, il me répond : « Ça c’est un langage dont j’ai l’habitude chez les gens qui sont dirigés par la peur et qui se tournent vers l’UDC. ». Anastasia est aussi critique face aux informations relayées par la presse ; quand je lui demande si elle pense qu’il y a des abus, elle me partage : « Je ne sais pas, c’est ce qu’on lit, ce qu’on entend. Mais on, c’est qui ? Et puis la presse qui publie, c’est à ne pas prendre à la lettre. (...) c’est plutôt l’argent qui commence à manquer et c’est ça le grand problème. ». Quant à Lytta, elle considère qu’il est trop aisé d’accuser les rentiers d’être oisifs et qu’il faut prendre en compte l’apport du système AI dans cette problématique : « Voilà, chacun à sa part de responsabilité, si toi tu rends la personne oisive, elle va plonger, c’est 50/50. ». Ou encore : « Le système de base, il ne joue pas. (...). C’est tout le système, pas que de l’État, la société en générale. ».

En définitive, il existe diverses croyances stéréotypées concernant la catégorie « bénéficiaire AI » regroupant les personnes étiquetées comme « malades » ou « inemployables ». D’une part, les rentiers ont vécu des situations où ils ont ressenti les croyances stéréotypées des personnes qu’ils ont rencontrées. Notamment, en entendant des propos généralisants rassemblant tous les bénéficiaires AI dans les mêmes attitudes étant : un manque de motivation à travailler, une passivité volontaire ou un déchargement de ses responsabilités sur autrui. D’autre part, se sont parfois les bénéficiaires eux-mêmes qui nourrissent ces stéréotypes en confirmant ces propos. Cependant, certains d’entre eux, après avoir décrit les bénéficiaires AI comme des profiteurs, reviennent sur leurs paroles et relativisent leurs dires, en précisant que ce n’est pas la majorité. En outre, les

personnes interviewées ne subissent pas passivement les propos généralisants tenus à leur sujet par les médias ou la politique. Selon certains, ce sont des mensonges créant la peur chez les citoyens dans le but de les rallier à un parti politique. Et pour d’autres, la responsabilité du déficit de l’AI est placée sur les rentiers alors qu’en réalité ce sont les finances de l’État qui diminuent ou le système qui n’est pas fonctionnel. Malgré ces réactions, les stéréotypes perdurent et il s’en suit une mise à distance des personnes concernées par ces propos généralisants.