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6. Cadre théorique

6.1 Approches sélectionnées

Au début des années nonante, Serge Paugam a conduit une enquête sur la « nouvelle pauvreté » en France. Au sein de son ouvrage La disqualification sociale (1991), il y a présenté les résultats de sa recherche sur les personnes en situation de précarité économique et sociale. Dans le chapitre La

carrière morale des assistés, il s’est concentré uniquement sur les individus ayant recourt à la

protection sociale, à cause d’un handicap physique ou psychique et/ou les personnes ayant des difficultés à subvenir aux besoins de leurs enfants. Comme je l’ai déjà abordé dans mon

Introduction, je vais me baser sur son étude et chercher à faire une analogie entre la situation de ces

« assistés » et celle des bénéficiaires AI interviewés. Lors de son étude, Paugam (1991 : 83) a défini trois types d’expériences vécues de l’aide sociale : l’assistance différée ; l’assistance installée ; l’assistance revendiquée. Celles-ci correspondent à des phases dans le parcours d’une personne à

l’assistance. Ainsi, l’approche ici est biographique, Paugam cherche à comprendre comment le rapport à l’emploi et à l’aide sociale évolue dans le temps. Il nomme ce processus la carrière morale des assistés en s’inspirant de Becker (1985) et de ses écrits sur la carrière déviante des fumeurs de marijuana. Selon Becker (1985 : 47), la carrière est définie par les changements de position apparaissant dans la vie d’un individu, qu’ils soient extérieurs et propres à la structure sociale ou intérieurs et propres à la perspective de l’individu sur sa situation.

En outre, Paugam se base sur la recherche de Goffman (1968) concernant les malades mentaux pour préciser sur quelles particularités il se concentre afin d’analyser la carrière des personnes assistées. Ces aspects concernent les changements dans la personnalité et les représentations des individus dû à l’évolution de cette carrière (Goffman 1968). Ainsi, Paugam a cherché à appréhender la carrière

morale des assistés, tout comme Goffman l’avait fait pour étudier la carrière morale des « malades

mentaux ». Au sein de ma recherche, je me suis également focalisée sur le ressenti des personnes à l’AI, ainsi, tout comme Paugam, je vais me concentrer sur l’évolution de leurs représentations, c’est-à-dire sur leur carrière morale, face à leur situation de personnes ayant recours à une forme d’aide sociale. Par conséquent, à mon tour je vais analyser la carrière morale des bénéficiaires AI en me basant sur les « typologies » créées par Paugam. Je vais appréhender le vécu des personnes à l’AI en observant s’ils deviennent également de plus en plus dépendants de leur rente, perdent progressivement l’envie de travailler et ont recourt à des autojustifications ou à des processus de rationalisation pour justifier leur dépendance à l’AI.

En outre, Paugam précise que sa recherche ne peut pas obtenir la même profondeur sur la carrière

morale des enquêtés que celle de Goffman menée sur plusieurs mois et en observation participante

dans un hôpital psychiatrique. Ainsi, l’étude de Paugam, tout comme la mienne, conduite avec des interviews à un moment précis de la vie de l’individu ne peut fournir une analyse aussi détaillée de la carrière morale des personnes concernées. En effet, dans ma recherche également, se sont les individus eux-mêmes qui m’ont communiqué le sens qu’ils donnent à leur expérience vécue au sein du système de l’AI. Ils m’ont ainsi partagé leur ressenti face à leur situation passée. L’obtention d’une rente datant parfois d’une vingtaine d’années, certains individus ne se souviennent plus précisément de leur rapport à leur rente à ce moment là ou voient peut-être cette période sous le prisme de leur représentations présentes. Par conséquent, les « typologies » créées par Paugam et que je vais utiliser pour mon analyse, ne peuvent être appréhendées comme des réalités objectives et doivent plutôt être perçues comme « des tendances générales pour mieux comprendre la signification symbolique des comportements sociaux (Paugam 1991 : 85) ». De plus, ces trois

phases décrivant l’expérience des personnes assistées ne sont pas à considérer comme déterminant la carrière morale d’une personne à l’assistance sociale, il existe sans doute de nombreux individus ne suivant pas ce parcours. Le but de l’étude de Paugam (1991 : 86), tout comme celui de mon analyse, est plutôt de représenter « la transformation probable de la personnalité et du système de représentation des individus au cours de ce processus ».

Au début des années deux mille, Link et Phelan ont cherché à développer le concept de stigmate d’une perspective psychosociale. Le but de leur approche était de trouver des réponses aux critiques principales attribuées à ce concept. Par exemple, les commentaires apportés sur le manque de clarté du concept dû à ses différentes définitions et de ce fait, sa mise en application parfois très aléatoire. Une des raisons pour laquelle ce concept varie si fortement, est son utilisation au sein de disciplines très différentes, allant de la psychologie à la science politique. En effet, chaque discipline utilise des cadres théoriques particuliers ce qui influence l’appréhension du stigmate. De plus, certaines critiques remettaient également en cause l’utilisation de ce concept comme un outil privilégiant uniquement une perspective individualiste sans prendre en compte le contexte de la situation. Par conséquent, Link et Phelan ont construit une version revisitée de ce concept. Et ils ont ainsi cherché à impliquer les questions des chercheurs travaillant sur le stigmate, sans se limiter à une seule discipline. Par la suite, ils ont appliqué cette nouvelle conceptualisation aux problèmes principaux trouvés dans la littérature abordant ce concept et ont de cette manière testé la pertinence de leur apport (Link & Phelan 2001 : 364).

Selon Link et Phelan (2001 : 375), qui se place dans une approche des inégalités sociales, l’imposition d’un stigmate ne peut se faire sans un pouvoir politique, économique et social. En effet, la stigmatisation est une production sociale, elle apparaît et se construit lorsque les différences sont appréhendées au sein d’une relation de pouvoir. Par ailleurs, tout un chacun peut étiqueter un individu selon certaines caractéristiques négatives, mais si cet étiquetage n’est pas fait dans un contexte ou par une personne détenant un pouvoir politique, économique ou culturel, ses conséquences ne seront pas réellement discriminantes (Link & Phelan 2001 : 376). Ces chercheurs exemplifient ce processus avec la situation de patients d’un hôpital psychiatrique étiquetant le personnel soignant comme des « donneurs de pilules » et évitant un maximum les interactions avec ces derniers. Comme ces patients ne détiennent pas de pouvoir légitime, leurs attitudes n’auront pas de portée négative sur les professionnels concernés. Ainsi, les conséquences discriminantes prennent place uniquement lorsque la personne qui stigmatise possède du pouvoir. « Les groupes les plus capables de faire appliquer leurs normes sont ceux auxquels leur position sociale donne des

armes et du pouvoir. » (Becker 1985 : 41) En outre, la relation de pouvoir est également présente au travers du système mis en place par les décisions politiques. En effet, les individus devant rester en attente d’une réponse de l’assistance sociale pour leur requête subissent le pouvoir des administrations. La logique du pouvoir selon Kafka est sa capacité à faire espérer les citoyens (Janouch 1961).

De surcroît, les normes propres à la culture d’un pays peuvent également exercer un pouvoir sur ses citoyens. Selon Lalive d’Epinay et Garcia (1988), en Suisse le travail est érigé en valeur fondamentale. Ainsi une personne considérée comme « inemployable », car ne parvenant pas à faire valoir ses capacités sur le marché du travail, se verra dévalorisée socialement. De manière plus actuelle, Heim (2013 : 132) en présentant certaines votations populaires, exemplifie la force toujours actuelle de l’ethos du travail en Suisse. En effet, les dernières votations populaires sur cette thématique viennent le confirmer. Par exemple, l’initiative votée en 2002 pour l’instauration des 36 heures de travail hebdomadaire a essuyé un refus de plus de 70% de la population. Ou encore, l’initiative visant à modifier la loi du travail afin que chaque travailleur puisse bénéficier d’au moins 6 semaines de vacances, a également été largement refusée par la population. De plus, l’étude de Barth et al. (2001) démontre que le travail reste le moyen le plus sûr pour obtenir de la reconnaissance sociale. Par conséquent, cette norme culturelle de la capacité à travailler afin d’être reconnu socialement exerce une pression sur les individus ne pouvant correspondre à ce standard. Comme précisé ci-dessus, un des problèmes que l’on retrouve dans l’application du concept de stigmate est le focal parfois trop individualiste. Ainsi, le stigmate est appréhendé comme l’attribut d’une personne et non comme une relation. Afin de contrer cette problématique, Link et Phelan précisent que lorsque Goffman a crée la notion de stigmate, il l’a fait en relation avec d’autres concepts. Selon Goffamn, le stigmate se créer à cause d’une relation entre un attribut et stéréotype (Lacaze 2012). Ainsi, Link et Phelan (2001 : 366) proposent de définir le stigmate en se basant sur la relation entre plusieurs concepts interconnectés. De cette manière, ils créent un cadre conceptuel se basant sur l’appréhension de différents composants qui agissent simultanément et créer le stigmate. Ces composants sont de quatre sortes. Premièrement, les individus distinguent et étiquettent les différences humaines. Deuxièmement, les croyances culturelles lient les personnes étiquetées a des caractéristiques indésirables et occasionnent un stéréotype négatif. Troisièmement, ces personnes étiquetées sont placées dans des catégories distinctes, il se créer ainsi une séparation entre le « eux » et le « nous ». Et dernièrement, ces individus expérimentent un déclin de leur statut social et une discrimination les amenant à subir des inégalités. Ainsi, Link et Phelan (2001 : 367)

considèrent que la stigmatisation est présente, uniquement lorsque tout ces éléments coexistent : l’étiquetage, la création de stéréotypes, la mise à l’écart, la perte de statut et la discrimination. Par ailleurs, ces composants du stigmate doivent être présents dans une situation de pouvoir pour que la stigmatisation apparaisse.