2. Le phytoplancton marin
2.2. Importance écologique du phytoplancton et des diatomées
2.2.1. Sur une courte échelle de temps (durant leur cycle de vie)
Le phytoplancton constitue un maillon trophique majeur puisqu’il est à la base de nombreuses chaines alimentaires dans les environnements aquatiques (Figure 14). En effet, il fournit de la matière organique directement ou indirectement à presque toutes les créatures marines (zooplancton, crustacés, poissons, requins, etc.) et limite ainsi leur croissance.
Figure 14 : Organisation des réseaux microbiens dans l'écosystème marin (Modifié d'après Azam & Malfatti, 2007). Une importante fraction de la matière organique, qui est synthétisée par les producteurs primaires, se transforme DOM qui est consommée presque exclusivement par les bactéries. La majorité de la DOM est convertie en CO2 via la respiration, alors que la fraction restante est assimilée et réintroduite dans la chaine alimentaire classique (phytoplancton puis zooplancton puis animaux marins dont les poissons). Les bactéries ont un rôle fondamental dans le cycle du carbone grâce au recyclage de la MOD. Cela influence les échanges gazeux à l’interface air-‐mer comme celui du CO2 ou DMS. Cette boucle bactérienne influence aussi le stockage du carbone dans les fonds marins, ainsi que les transferts de carbone jusqu’aux animaux marins qui seront consommés par des animaux terrestres. hv, lumière.
On estime que la moitié de la production primaire mondiale est réalisée dans les océans (Falkowski et al., 1998; Field et al., 1998), grâce notamment aux microorganismes photosynthétiques dont fait partie le phytoplancton. En s’intéressant plus particulièrement aux diatomées, on estime qu’elles seraient responsables de près 40% de cette production annuelle de matière organique des océans (Nelson et al., 1995), ce qui correspondrait à une
proportion importante de la photosynthèse totale de notre planète [environ 10-‐20%, selon les estimations de Raven & Waite (2004)]. Cela se traduirait par une contribution des diatomées équivalente à celle de toutes les forêts tropicales réunies (Field et al., 1998). Parmi tous les groupes du phytoplancton eucaryote, les diatomées seraient donc le groupe qui contribue le plus à la production primaire dans les océans contemporains (Falkowski et al., 2007). Cette forte contribution fait des diatomées des acteurs clés dans le cycle du carbone mais aussi dans le cycle de la silice (Conley & Carey, 2015; Mann, 1999; Smetacek, 1999; Tréguer et al., 1995). En effet, la silice entre dans la voie de biogénèse de leur frustule (Kröger & Poulsen, 2008; Scala & Bowler, 2001).
Pour comprendre pourquoi les diatomées sont devenues un des groupes les performants dans les océans contemporains, non seulement en terme de diversité, mais aussi en terme de quantité de biomasse et de contribution à la production primaire (Falkowski et
al., 2007), il est intéressant de connaître certains de leurs atouts clés qui sont notamment : (i)
leur paroi cellulaire siliceuse, (ii) leur cycle de vie atypique, mais aussi (iii) les mécanismes cellulaires qui ont fait leur succès.
(i) Le frustule, qui présente des formes et motifs très variés (Figure 15), offre de nombreux avantages pour la cellule. En effet, la biosynthèse d’une paroi en silice est beaucoup moins énergivore pour un organisme que celle de matériaux organiques (Raven, 1983). Elle pourrait, par ailleurs, servir de bouclier de protection contre les prédateurs planctoniques (Smetacek, 1999). Des mesures ont montré l’exceptionnelle stabilité des parois cellulaires de diatomées suffisante pour résister à une attaque par les outils de broyage de la plupart des prédateurs de diatomées (Hamm et al., 2003). Par ailleurs, il a été démontré que la paroi cellulaire siliceuse de la diatomée Thalassiosira weisflogii agissait comme un tampon à proton, qui permettrait une acquisition plus efficace du CO2 par l’intermédiaire d’une anhydrase carbonique extracellulaire assurant la conversion enzymatique du bicarbonate en CO2 (Milligan & Morel, 2002). La structure particulière des frustules des diatomées, organisée de façon hiérarchique (couches successives de différentes porosités) pourrait également améliorer la collecte de lumière pour la photosynthèse. En effet, elle agirait comme une paroi de cristaux photoniques (Fuhrmann et al., 2004) capable de diriger et focaliser la lumière (De Stefano et al., 2007), tel un « concentrateur de lumière » pour
optimiser l’utilisation des photons par les photorécepteurs contenus dans les chloroplastes intracellulaires (Gordon et al., 2009; Parker & Townley, 2007). L’ensemble de ces propriétés, conférées au frustule des diatomées, contribuerait à l’important succès écologique qu’on lui reconnaît dans les océans contemporains.
Figure 15 : Planche comprenant trois cent cellules de diatomées montées individuellement à la main. Les organismes correspondent à des diatomées d’eau douce ou marines, avec des individus récents ou fossiles. Leurs provenances sont nombreuses (Royaume-‐Uni, Pays-‐Bas, France, Nouvelle Zélande, Sulawesi, Carraibes, Océan Indien, Floride, Maryland, Oregon, Montana, Nevada, Colombie-‐Britannique, Californie, Alaska, Honolulu, Russie). Pour être à l’échelle réelle, la planche devrait mesurer 1,78 x 2,30 mm. Source : Gordon et al., (2009)
(ii) Comme l’illustre la Figure 16, les diatomées ont un de cycle de vie assez atypique avec notamment une diminution de la taille des cellules à chaque division cellulaire par mitose (reproduction asexuée), appelée règle de Mac Donald-‐Pfitzer (Macdonald, 1869; Pfitzer, 1869; Werner, 1977). Cette diminution de taille a son importance, puisqu’elle gouverne le passage de la reproduction asexuée à la reproduction sexuée. En effet, lorsque la cellule atteint une fourchette de taille suffisamment basse, elle devient alors capable de réaliser
la reproduction sexuée (Chepurnov et al., 2004; Werner, 1977), ce qui lui permet alors de retrouver sa taille maximale. En plus du seuil de taille, différents paramètres influent sur le passage de la reproduction asexuée à la reproduction sexuée, et notamment les paramètres environnementaux relatifs à la saison comme la durée d’ensoleillement, la température ou encore la présence de nutriments (Lewis, 1984).
En laboratoire, les conditions d’incubation des cultures de diatomées sont généralement constantes, et les intervalles entre phase de reproduction sexuée et asexuée sont imprévisibles (Armbrust & Chisholm, 1992). Pour « synchroniser » les cycles reproductifs des cellules, il est possible d’induire la reproduction sexuée en croissant de cellules monoclonales de types sexuels opposés (D’Alelio et al., 2009), ou en générant un stress qui peut être osmotique (Godhe et al., 2014), thermique et photique (Drebes, 1966), ou encore nutritif (Davis et al., 1973).
Figure 16 : Cycle de vie de la diatomée Seminavis robusta, modifié d’après Moeys et al. (2016) et Frenkel et al. (2014), avec des images de microscopie de Chepurnov et al. (2002, 2008).
Chez les diatomées, la taille des cellules diminue tout au long de la phase végétative (ou phase de reproduction asexuée) à chaque division mitotique. La reproduction sexuée n’est possible que lorsque les cellules ont atteint le seuil de taille sexuelle. A ce moment-‐là, les cellules de type sexuel + (MT+, rôle migrateur) et -‐ (MT-‐, rôle attracteur) commencent à produire des phéromones sexuelles SIP+ et SIP-‐, respectivement. Sous l’influence de ces phéromones, MT-‐ sécrète une phéromone d’attraction (la diproline) et MT+ exprime probablement des récepteurs à cette phéromone. Les signaux induits par la diproline entrainent une attraction entre MT-‐ et MT+ et l’appariement des cellules, après quoi gamètes et zygotes sont formés. Le zygote spécialisé, appelé auxospore, s’allonge pour atteindre la taille initiale de la cellule qui peut alors entrer en division mitotique (reproduction asexuée).
(iii) Une étude récente visant à décrypter les mécanismes photosynthétiques des diatomées a mis en évidence que ces dernières possédaient un processus spécifique permettant une fixation de carbone et une croissance optimisées, ce qui avait probablement fortement contribué au succès écologique des diatomées dans les océans contemporains et donc à leur importante contribution dans la production primaire mondiale. En effet, chez les autres organismes photosynthétiques, la conversion efficace du CO2 en matière organique par le biais de la photosynthèse, nécessite un contrôle étroit des ratios d’ATP/NADPH (Adénosine Triphosphate / Nicotinamide Adénine Dinucléotide Phosphate réduit), qui repose principalement sur une série de processus localisés dans les chloroplastes (Figure 17). En revanche, les diatomées régulent le ratio ATP/NADPH par des échanges soutenus entre le chloroplaste et la mitochondrie, compartiment cellulaire dédié à la respiration (Bailleul et al., 2015).
Figure 17 : Représentation d'une diatomée et des mécanismes cellulaires couplant la photosynthèse et la respiration dans cet organisme. Le chloroplaste, dans lequel le NADPH est produit par l'action de la lumière, est accolé à la mitochondrie, siège de la respiration cellulaire qui génère de l’ATP. Les deux compartiments cellulaires peuvent ainsi échanger les molécules d’ATP et de NADPH qu’elles produisent, optimisant la fixation du carbone dans la diatomée (Bailleul et al., 2015).