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Corps en souffrance, corps en violence : les soins au sein du milieu de vie

CHAPITRE 4 : ÊTRE PRÉPOSÉ AUX BÉNÉFICIAIRES : DESCRIPTION DE

5.1. Mise en scène de la chorégraphie des soins : rencontre entre un corps soignant et un

5.1.1. Corps en souffrance, corps en violence : les soins au sein du milieu de vie

de vie

Il n’est pas caricatural d’évoquer que les centres d’hébergement sont des milieux de souffrance, où la fin de la vie de chaque personne hébergée est entamée. Il s’agit de lieux où la vie se dégrade, où les préposés observent cette dégradation des corps en direct. Ils regardent du coin de l’œil la maladie et la mort. Ces corps en plein déclin sont fragiles. Ce sont des corps difficiles à manipuler pour les préposés en raison de leur raideur musculaire et articulaire. Positionnés toujours de la même façon, au lit ou sur une chaise, ces corps perdent de leur motricité. Même si les préposés connaissent leur chorégraphie de soin par cœur, cette extrême fragilité des corps impose un changement de ton, dans le regard que les préposés posent sur eux, mais aussi dans le rythme des gestes lors des soins :

Dans leurs corps, je trouvais une certaine fragilité. Ils sont vraiment fragiles ; si tu leur touches, ils crient. Je devais faire les soins d’hygiène. Être en contact avec les personnes âgées avec des corps aussi fragiles, c’était ça le plus difficile. Moi- même, je me dis : peut-être je peux leur casser le bras tellement c’est fragile. Ça me faisait vraiment peur. À chaque fois que tu leur touches, ils crient… Il faut aller très doucement.

(Répondant #03)

Milieux de souffrance où cohabitent des personnes fragilisées, les centres d’hébergement s’affichent comme des milieux de vie favorisant le bien-être et l’autonomie

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des résidents, en respectant les valeurs, les besoins et les goûts de chacun. Paradoxalement, les centres accueillent des personnes en perte d’autonomie ayant besoin d’une assistance élevée pour les activités quotidiennes. Admises à un stade de leur maladie de plus en plus avancé, les personnes hébergées meurent plus rapidement après leur admission qu’auparavant. Les participants rencontrés dénoncent ce paradoxe où ils sont amenés à prioriser l’autonomie des résidents dans les soins, alors que la pathologie ou le corps trop fragilisé du résident ne le lui permet pas. Selon l’approche milieu de vie, la participation du résident aux soins est importante afin de préserver l’autonomie et ce, même si celui-ci n’est pas en mesure de déboutonner seul sa chemise ou de se laver, les préposés doivent quand même initier l’idée. Dans le but de garder le résident présent dans le soin, les préposés doivent décrire les gestes qu’ils posent au fur et à mesure. Même si le résident est en train de parler d’autres choses, le préposé doit toujours le ramener dans l’action des gestes. Le manque de temps constitue un enjeu majeur dans l’application de l’autonomie des résidents : les préposés n’ont tout simplement pas le temps de laisser le résident faire sa toilette par lui- même. Ils n’ont pas le temps et souvent le résident est trop fragile pour le faire :

Si on lui dit : aidez-nous, on va aller se laver, on va s’habiller… On doit décrire tout, toutes nos actions sont décrites, mais la personne ne va pas répondre, c’est plus difficile. C’est pour ça moi que je dis que c’est plus psychologique que physique. C’est difficile parce qu’il faut toujours essayer de ramener la personne, par exemple si elle est toujours en train de parler de sa fille ou de ses parents, il faut toujours la ramener : regardez-moi, on est en train de faire ça. Il faut répéter souvent. Aussi, notre objectif, c’est de garder le plus possible l’autonomie, mais on manque de temps. Si on demande à la personne de déboutonner sa chemise, ça peut être très long. Donc, on n’a pas le temps, on lui dit : faits en deux, j’en fais deux et on va y arriver. On veut garder l’autonomie, mais on n’a pas le temps pour la garder. Alors, des fois, on se retrouve à faire tout pour eux… C’est pour ça que des fois ça vient me chercher, on n’a pas le temps.

(Répondante #04)

Corps malades et corps fragilisés, les résidents sont amenés à participer aux soins. C’est une participation paradoxale, où les préposés sont appelés à la performance par le temps alloué aux soins, alors que le milieu de vie leur impose une logique contraire. Les préposés doivent également suivre le rythme du résident en l’incluant dans les soins. Quotidiennement, les participants doivent composer avec ces logiques contradictoires. La mise en application du milieu de vie est alors adaptée pour chaque résident selon leur capacité à participer. Corps

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en souffrance et corps fragilisés, la participation aux soins n’est pas toujours appliquée : le rythme de soin est plus lent et les résidents se laissent bercer par les gestes et les paroles des préposés sans y participer.

Corps en violence et corps agressifs, le contexte de soin est perturbé : le résident crie, mord, crache, se débat et ne suit aucune indication. Alors que certains résidents sont si fragiles qu’ils peuvent à peine bouger, d’autres résidents s’expriment par les mouvements de leurs corps, des comportements agressifs qui s’expliquent par leur maladie cognitive ou leur problème de santé mentale :

On travaille avec des résidents agressifs, il y en a plusieurs qui ne veulent pas t’aider, ils ne veulent pas avoir des soins… Tu perds patience. Ils te crachent dessus, ils te repoussent. Il faut avoir la force pour passer à travers ça, mais tu te dis que c’est à cause de leur maladie.

(Répondante #14)

Ces situations de violence sont difficiles à vivre émotionnellement pour les participants. Elles viennent en contradiction avec ce qu’est pour eux une relation de soin ; une relation où le respect mutuel, la complicité et la douceur sont les bases de cette expérience corporelle. La relation de soin met en scène deux corps, un corps donnant les soins et un corps les recevant, ceux-ci vivant deux expériences corporelles distinctes. Le premier vit l’expérience par le toucher et la manipulation du corps alors que le deuxième le vit par l’acceptation la mise à nue et des gestes posés sur son corps. L’expérience corporelle transcende la relation de soin : elle constitue le langage commun entre les deux corps.

En centre d’hébergement où les personnes hébergées sont pour la plupart en fin de vie, la relation de soin ne s’entretient pas par le dialogue et la conversation. Le temps accordé aux préposés ne le permet pas et plusieurs résidents ne sont plus en mesure de parler en raison de leur maladie. La relation de soin est donc vécue par le corps, le toucher, le regard, la douceur et les gestes posés. Les situations de violence vécues par les participants confrontent cette expérience corporelle idéalisée. Les cris, les morsures et les coups que certains résidents infligent aux préposés sont présentés par les participants comme une mauvaise relation de soin. Ces résidents qualifiés de difficiles seront pris en charge par l’ensemble de l’équipe

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soignante afin de faire changer ces comportements au cours de leur séjour au centre d’hébergement. Pour les participants rencontrés, ces corps en violence, où la relation de soin est plus difficile, représentent un défi supplémentaire dans leur quotidien. Ils doivent attribuer davantage de temps à ces résidents pour les calmer, ce qui vient diminuer le temps alloué pour les autres résidents. Pour des raisons de sécurité, plusieurs participants ont mentionné simplement quitter la chambre lorsque le résident est en crise et revenir quelques minutes plus tard, le temps de laisser le résident se calmer.