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Section 1. Politique du voir et imaginaires

I. Corps et politique du voir

I. Corps et politique du voir

Ici, il ne faut pas entendre le terme politique, au sens institutionnel d’affirmation de la loi et perpétuation du souverain, mais bien plutôt dans le sens foucaldien de biopouvoir, de biopolitique.

De la biopolitique au gouvernement des corps.

Dans la perspective de développer une nouvelle analytique du pouvoir, Foucault fonde le concept de biopolitique qui lui permet de rompre avec les conceptions classiques du pouvoir. Héritées de la théorie politique du XVIIème siècle, elles se fondent sur une représentation juridique du pouvoir, identifiant ce dernier à la loi et à la souveraineté. Le concept de biopolitique sert à la description d’une rupture historique qui a eu lieu dans les

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sociétés occidentales, d’un passage vers une pratique de pouvoir à une autre. Cette rupture se produit concomitamment à l’émergence du capitalisme, un système économique au sein duquel l’accroissement des forces de travail devient une problématique primordiale, dans l’optique d’une amélioration de la productivité. On sort du paradigme d’un pouvoir, caractérisé par le droit de préhension, trop coûteux et inefficace pour l’économie politique des sociétés occidentales modernes. Le droit de préhension n’est plus qu’un élément dans des mécanismes de pouvoir plus globaux. Vont alors s’instaurer des dispositifs de contrôle des populations et des phénomènes qui les régissent : natalité, mortalité, vieillissement, etc. Il s’agit de dynamiques de pouvoir qui prennent en considération la vie et le vivant dans ce qu’ils ont de plus individuel et particulier : le corps. La biopolitique peut être définie comme l’ensemble des stratégies et des techniques de pouvoir visant à la maximisation des forces du vivant et à leur mise au travail, ce qui lie inextricablement capitalisme et politique.

La conception foucaldienne du pouvoir est intéressante pour mon étude, en ceci qu’elle permet de considérer les dynamiques de pouvoir dans leur horizontalité, et non plus dans une verticalité descendante, comme le suggérait la théorie politique classique qui tend à ne dépeindre qu’un pouvoir souverain en tant qu’il est extérieur et séparé du corps social. A partir de l’époque moderne et de l’avènement du capitalisme, ce type de pouvoir ne suffit plus car il s’avère aveugle et ignorant par rapport à ce qu’il gouverne39. Il faut donc penser un nouveau type de pouvoir, le biopouvoir, immanent à la société, qui ne se substitue pas à l’ancien, mais qui vient plutôt le compléter. Comme le montre M. Lazzarato, dans son article « Du biopouvoir à la biopolitique », cela permet une analyse plus fine des dynamiques de pouvoir à l’œuvre dans le monde social,

une analyse ascendante de la constitution de dispositifs de pouvoir qui sont ensuite « investis, colorisés, utilisés, pliés, transformés, institutionnalisés par des mécanismes toujours plus globaux et par des formes de domination globales »40

39 « Ce qui est en question, ce qui explique tout ça [les violences, les excès, les abus], c'est que le gouvernement au moment même où il viole ces lois de nature, eh bien tout simplement les méconnaît. II les .méconnaît parce qu'il en ignore l'existence, il en ignore les mécanismes, il en ignore les effets. Autrement dit, les gouvernements peuvent se tromper. Et le plus grand mal d'un gouvernement, ce qui fait qu'il est mauvais, ce n'est pas que le prince est mauvais, c'est qu'il est ignorant ». In : FOUCAULT (M.), Naissance de la

biopolitique, Paris, Gallimard/Seuil, 2004 (1978-1979), p.19

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LAZZARATO (M.), « Du biopouvoir à la biopolitique », Multitudes, 2000/1 (n° 1), p. 45-57 (p.49). DOI : 10.3917/mult.001.0045. URL : http://www.cairn.info/revue-multitudes-2000-1-page-45.htm

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Il ne faut donc pas voir le pouvoir comme une instance surplombant le monde social, une instance omnisciente et omnipotente. Il faut plutôt le considérer comme des logiques à l’intérieur même du corps social, dans les relations entre les individus. Je voudrais ici insister sur l’aspect relationnel des dynamiques de pouvoir, qui prend source dans la « "liberté des sujets" et leur capacité d’agir sur la "conduite des autres" »41. Il faut donc chercher le pouvoir dans les relations entre les hommes et les femmes, les médecins et les malades, les psychiatres et les patients, les officiers et les soldats, les patrons et les ouvriers, les parents et les enfants, les éducateurs et les élèves. La biopolitique se loge donc dans l’action même des individus sur eux-mêmes et sur les autres et, a fortiori, sur leur propre corps et le corps des autres, ce qui permet « une intégration, une coordination et une finalisation des rapports entre une multiplicité de forces »42. C’est cette relation dialectique entre actions des sujets et logiques d’assujettissement que Foucault place au fondement des idées de gouvernement et de gouvernementalité qui peuvent se définir comme des modalités de la biopolitique – mais ne sont pas réductibles à cette définition. Par « gouvernementalité », Foucault entend :

l’ensemble constitué par les institutions, les procédures, analyses et réflexions, les calculs et les tactiques qui permettent d’exercer cette forme bien spécifique, quoique très complexe de pouvoir qui a pour cible principale la population, pour forme majeure de savoir l’économie politique, pour instrument essentiel les dispositifs de sécurité. Deuxièmement, par “gouvernementalité”, j’entends la tendance, la ligne de force qui, dans tout l’Occident, n’a pas cessé de conduire, et depuis fort longtemps, vers la prééminence de ce type de “gouvernement” sur tous les autres : souveraineté, discipline, et qui a amené, d’une part, le développement de toute une série d’appareils spécifiques de gouvernement, et, d’autre part, le développement de toute une série de savoirs.43

S’inscrivant dans cette perspective, D. Fassin et D. Memmi développent la notion de « gouvernement des corps ». La notion désigne les formes multiples que peut prendre l’intervention de la société et de l’Etat sur les corps, ce qui permet d’élaborer divers dispositifs et diverses stratégies de contrôle autour des corps. Cette intervention passe par la

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ibid., p.47

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Ibid., p.52

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mise en œuvre de « multiples modalités de la relation à soi et aux autres dans un cadre défini par des codes et des règlements, des normes et des valeurs, des rapports d’autorité et de légitimité, des interactions avec l’Etat et avec la loi »44. Se fondant sur l’analyse de l’action des pouvoir publics en réponse à des questions, principalement sanitaires, il s’agit de mettre en question « l’immixtion des pouvoirs publics dans la relation privée de l’individu à son destin physique »45.

Qu’est-ce que la politique du voir ?

La politique du voir s’inscrit dans l’exercice de la biopolitique, apparaissant comme une de ses modalités reposant sur la visibilité et la monstration des corps. Même si la

politique du voir ne se fonde pas exclusivement sur des questionnements médicales ou

sanitaires, elle en reprend tout de même l’idée de quotidienneté. En effet, le gouvernement du corps décrit les « dispositifs et procédures diffus et quotidiens, souvent banals et familiers [qui] sont les moins facilement perçus ou énoncés en termes de politiques. Et pourtant ils sont au cœur de ce qui fait aujourd’hui le politique »46. C’est cette idée de quotidienneté banale et familière, angle mort du politique, qui, selon moi, permet un élargissement de la notion de « gouvernement des corps » conçue comme simple action des pouvoirs publics. La politique du voir, si elle conserve bien entendu cet aspect, ne s’entend pas comme réduite à lui. Pour plusieurs raisons, il m’est apparu intéressant de penser dans la perspective du « gouvernement des corps » les mécanismes de définition et de contrôle sur ce qui peut être vu ou montré des corps qu’elle implique.

Tout d’abord, cela permet d’articuler, et non d’opposer, plusieurs échelles d’analyse, de montrer les dispositifs de contrôle sur les corps, aussi bien au niveau étatique et institutionnel qu’au niveau interactionnel et individuel. Or, étudier les manifestations du pouvoir qui passe par le regard sur les corps oblige à élaborer une analyse fine de ces mécanismes et à considérer la stratification des instances de pouvoir et, a fortiori, son immanence au sein même du corps social. En effet, le voir et le montrer et le se faire voir est omniprésent dans les logiques sociales. Le contrôle de la visibilité des corps et de leur

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FASSIN (D.), MEMMI (D.) (dir.), Le gouvernement des corps, Paris, EHESS, 2004, p.10

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ibid.

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monstration s’avère multiforme, pouvant s’exprimer autant dans des lois, des règlements, que dans les relations qu’entretiennent les acteur-trice-s sociaux-sociales à eux-mêmes, elles-mêmes et aux autres. Ensuite, c’est l’aspect relationnel et horizontal du pouvoir que met au jour la définition foucaldienne : poser le contrôle du regard sur les corps comme une modalité de la biopolitique, oblige, dans le prolongement de l’idée de l’immanence du pouvoir au corps social, à considérer la domination et le contrôle sur les corps, comme constitutifs des interactions sociales et constitués par elles, à l’instar du voir et le montrer des corps qui le sont tout autant.

Par ailleurs, l’inscription de la politique du voir dans la perspective du « gouvernement des corps » pousse à considérer la place de la subjectivité dans les logiques de pouvoir, la relation entre le processus de subjectivation et celui d’assujettissement. Cela permet d’analyser comment la subjectivité, d’un individu se développe sous l’effet de contraintes, voire d’auto-contraintes, qui peuvent se manifester sous la forme des normes, de valeurs, de savoirs élaborés, de quêtes de légitimité ou de reconnaissance. Là encore, on peut adosser le voir et le montrer des corps à ces problématiques.

Enfin, le rapport dialectique entre subjectivité et assujettissement ouvre sur une autre dialectique : celle qui anime les rapports entre pouvoir et résistance. En effet, comme le dit M. Lazzarato, la biopolitique est fondée sur la liberté des individus et s’inscrit dans un mouvement d’action/réaction envers les résistances qui s’élaborent contre elle : les dynamiques de pouvoir se reconfigurent sans cesse face à la capacité d’agir des individus qui s’y opposent. Or, les modalités de contrôle du voir et du montrer des corps suivent cette logique-là : elles se reconstruisent sans cesse, par rapport aux nouvelles présentations de soi et des corps, qui apparaissent dans l’espace public et marquent une forme de résistance face aux injonctions pesant sur la visibilité et la monstration des corps dans l’espace public.

Le contrôle du voir et du montrer des corps dans l’espace public

Le voir ne peut évidemment pas se penser sans le montrer, voire le cacher. Ce sont trois modalités du regard sur les corps intrinsèquement liées les unes aux autres, dans un rapport très complexe. Or, je l’ai dit : le contrôle des corps passe par le contrôle des façons

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dont les corps47 sont vus et montrés dans l’espace public, aussi bien sur la voie publique que dans l’univers des représentations, des dispositifs de contrôle de ces trois modalités. Concernant la voie publique, il y a un enjeu sur la dialectique entre la monstration et la dissimulation des corps, leur voilement ou leur dévoilement. Par exemple, apparaît l’idée de cacher le corps, dans l’article 222-32 du Code Pénal :

L'exhibition sexuelle imposée à la vue d'autrui dans un lieu accessible aux regards du public est punie d'un an d'emprisonnement et de 15 000 euros d'amende.

A l’inverse, une injonction de dévoilement du corps s’exprime dans la loi n° 2010-1192 du 11 octobre 2010, interdisant la dissimulation du visage dans l'espace public – et qui avait pour but implicite d’interdire le port du voile intégral dans l’espace public. Cependant, on peut lire cette loi dans une relation de complémentarité à ce qui précède : le voilement et le dévoilement du corps peuvent être considérés comme les deux faces d’un même enjeu, celui du contrôle du voir des corps. De plus, les règlements intérieurs au sein d’institutions, d’entreprises, d’établissements scolaires ou universitaires, portant sur les tenues vestimentaires, parachèvent de montrer que se tisse un enjeu de pouvoir autour de la mise en scène des corps dans l’espace public.

Quant à l’univers des représentations où la dialectique entre la monstration et la dissimulation des corps s’exprime différemment : l’enjeu semble se situer davantage dans les façons dont on va montrer les corps. Certes, la monstration explicite de la sexualité est prohibée ; mais la nudité est tolérée. Le contrôle concerne les façons dont la nudité est mise en scène et quels types de nudité vont être exposés. Cette régulation peut prendre la forme de lois ou de règlements, comme l’article 227-23 du Code Pénal qui condamne la diffusion d’images pornographiques auprès d’un public mineur :

Le fait, en vue de sa diffusion, de fixer, d'enregistrer ou de transmettre l'image ou la représentation d'un mineur lorsque cette image ou cette représentation présente un caractère pornographique est puni de cinq ans d'emprisonnement et de 75 000 euros d'amende. Lorsque l'image ou la représentation concerne un mineur de quinze ans, ces faits

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J’ai conscience que les conditions de monstration varient selon les différentes parties du corps ; et que la synecdoque, consistant à rabattre ces différentes parties du corps sur « le » corps, est discutable et relèverait d’une analyse trop rapide et grossière, si elle ne devait pas être nuancée et affinée dans les prochains chapitres.

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sont punis même s'ils n'ont pas été commis en vue de la diffusion de cette image ou représentation.

Le Conseil Supérieur de l’Audiovisuel (C.S.A.) peut apparaître comme une autre instance importante qui produit la règlementation de ce qui peut être vu ou montré des corps, notamment en déterminant à quel public certaines images peuvent être montrées.

Par ailleurs, les polémiques à propos de la pratique du floutage des tétons féminins sont autant de symptômes de la lutte entre diverses définitions de ce qui peut être montré des corps. C’est ainsi que certains médias floutent les tétons féminins et interdisent toute monstration de corps nus. Tels sont les règlements, de réseaux sociaux, comme Facebook, Instagram et Twitter, à propos d’images de nudité et/ou d’actes sexuels :

Nous supprimons les photographies présentant des organes génitaux ou des fesses entièrement exposées. Nous limitons également certaines images de poitrines féminines si elles montrent le mamelon, mais nous autorisons toujours les photos de femmes qui défendent activement l’allaitement ou qui montrent les cicatrices post-mastectomie de leur poitrine. Nous autorisons également les photos de peintures, sculptures et autres œuvres d’art illustrant des personnages nus. Les restrictions sur l’affichage de nudité et d’activité sexuelle s’appliquent également au contenu créé numériquement, sauf si le contenu est publié à des fins éducatives, humoristiques ou satiriques. Les images illustrant explicitement des rapports sexuels sont interdites. Les descriptions d’actes sexuels qui entrent dans les détails peuvent également être supprimées.48 Vous n’êtes pas autorisé(e) à publier, par le biais du Service, de scènes de nudité partielle ou totale, ni de photo ou contenu à caractère discriminatoire, illicite, frauduleux, haineux ou pornographique ou sexuellement suggestif. 49

Contenu cru : vous ne devez pas utiliser d'images pornographiques ou excessivement violentes, que ce soit en tant que photo de profil ou image de bannière. Twitter peut autoriser certaines formes de contenu cru dans les Tweets, s'il est identifié comme contenu choquant. Si des images de mort sont tweetées gratuitement, Twitter pourra vous demander de retirer le contenu, par respect pour les personnes décédées. 50

Ces diverses injonctions sur la monstration et la dissimulation des corps, sur les façons dont ils doivent être exposés, sur les corps qui sont autorisés ou non à apparaître sur

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Tiré des « conditions et règlements de Facebook » > « Standards de la communauté » > « Promouvoir le respect d’autrui » > « Nudité ». URL : https://www.facebook.com/communitystandards#nudity

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Tiré de « Conditions d’utilisation » d’Instagram. URL. : https://help.instagram.com/478745558852511

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la voie publique ou dans l’univers des représentations sont autant de révélateurs de la

politique du voir, sorte de gouvernement des corps, qui repose sur leur visibilité et leur

monstration et en fixe les conditions.

Dans les façons dont sont vus et montrés les corps, on peut voir en creux comment les corps sont racontés. Se révèlent alors les fictions qui se tissent autour des corps. Expliquer les modalités du montrer des corps nécessite donc de s’intéresser aux imaginaires sociaux qui construisent les corps et se construisent à travers eux.