Théorie des corps
6.5 CORPS FINIS
Définition 6.18. Un corpsKest dit algébriquement clos s’il vérifie une des propriétés équivalentes suivantes :
1. Tout polynômeP ∈K[X]de degré1admet une racine dansK; 2. toutP ∈K[X]est produit de polynômes de degré 1 ;
3. si une extensionK⊂Lest algébrique, on aK=L.
La démonstration de l’équivalence des trois propriétés ci-dessus est immédiate et laissée au lecteur. Le corps C est algébriquement clos (théorème de d’Alembert-Gauss), mais il y en a d’autres, par exemple le sous-corps deCformé des éléments algébriques surQ.
6.5 CORPS FINIS
Rappelons que siKest un corps fini, le morphismeφ:Z→Kdéfini parφ(n) =n.1 a un noyau de la formepZ, oùpest un nombre premier non nul appelé la caractéris-tique deK. On noteFple corpsZ/pZ(1.39) et|K|le cardinal deK.
Lemme 6.19. SoitK un corps fini de caractéristiquep. AlorsK contient un sous-corps isomorphe àFp (que l’on identifie àFp), et son cardinal est de la formepn, avecnentier1.
Démonstration. On a déjà vu que l’image deφétait isomorphe àFp. IdentifionsImφ etFp. Le corpsK est un espace vectoriel surFp de dimension finien. Son cardinal
|K|est donc bienpn.
Lemme 6.20. Soit K un corps de caractéristique p > 0. Notons F l’application K→K définie parF(x) =xp(Fs’appelle le morphisme de Frobénius). Alors 1. F est un morphisme de corps (donc injectif).
2. SiKest fini, c’est un automorphisme (i.e.il est bijectif).
3. Pourx∈K,F(x) =xsi et seulement six∈Fp.
Démonstration. On a évidemmentF(xy) = F(x)F(y) etF(1) = 1, ce qui im-plique queF(x−1) = (F(x))−1 pourx= 0. Pour l’addition, écrivons la formule du binôme :
(x+y)p =xp+ p
1
xp−1y+· · ·+ p
i
xp−iyi+· · ·+yp. Il est bien connu (et facile à vérifier) quepdivisep
i
(1ip−1). En caractéris-tiquep, la formule du binôme devient donc :(x+y)p = xp +yp, ce qui montre 1.
F étant un morphisme de corps, il est injectif et donc bijectif si le cardinal deK est fini. Enfin on axp−1= 1pour toutx∈Fpnon nul (carFp∗est de cardinalp−1) et doncxp=xpourx∈Fp. Les éléments deFpsont les seuls vérifiant cette équation, puisque l’équationXp−X= 0a au pluspracines dans le corpsK.
Le théorème suivant montre pour toutn >0l’existence d’un corps de cardinalq=pn. L’unicité (à isomorphisme près) d’un tel corps sera montrée plus loin (proposition 6.30).
Théorème 6.21. (Existence du corpsFq)
Soient pun nombre premier, n ∈ N∗. On pose q = pn. On considère le polynôme Xq−Xcomme à coefficients dansFp. Alors le corps de décomposition du polynôme Xq−XsurFpest un corps àqéléments notéFq.
Démonstration. Soit K le corps de décomposition de Xq −X sur le corps Fp. L’ensembleA ⊂K des racines deXq−X est un corps car six ∈ Aety ∈A, on a xq = xetyq = y, d’où(xy)q = xy et(x+y)q = x+y carq étant égal àpn, l’applicationx → xq deK dansK est le morphisme de Frobenius itérénfois. On a doncxy ∈Aetx+y∈A. De plus six∈A,x= 0, on a évidemment1/x∈A, etA contientFp(lemme 6.37). On a doncA= Kpuisque par définitionK est engendré sur Fp par les racines de Xq −X. D’autre part si l’on poseP = Xq −X, on a P = qXq−1 −1 = −1 puisque la caractéristiquep de K diviseq. Cela entraîne que les racines de P sont simples (puisque pour toute racine α de P dansK on a P(α) =−1= 0), et donc queA=Kest un corps àqéléments (puisque le polynôme Xq−Xa alors exactementqracines dansK). En particulier, siq=p, on aK =Fp. Remarques 6.22.
1. Il résulte du théorème ci-dessus que l’on aXq−X=
a∈Fq(X−a)dans Fq[X], ou encore en enlevant la racine 0,Xq−1−1 =
a∈Fq∗(X−a).
2. Siq=p, on a la factorisationXp−X=X(X−1). . .(X−(p−1))dans Fp[X], si l’on notekl’élémentk.1deFp =Z/pZ.
3. PosonsP =Xq−X,Pétant considéré comme un élément deFp[X]. Alors la factorisation dePdansFp[X](en produit de polynômes irréductibles sur Fp) est le produit des polynômes minimaux (distincts) des éléments deFq. En effet, sia ∈ Fq, son polynôme minimal qa(sur le corps Fp) est irré-ductible et est un diviseur deP (puisqueP(a) = 0). Réciproquement tout facteur irréductibleQdeP est le polynôme minimal d’une quelconque de ses racines.
4. On suppose toujours q = pn. Si Q est un facteur irréductible de P =Xq−X(sur le corpsFp), son degréddivisen.
En effet, soit α une racine de Q dans Fq. Le corps Fp(α) est alors un sous-corps deFq, et[Fp(α) :Fp] =d(proposition 6.10). La formule
n= [Fq:Fp] = [Fq:Fp(α)] [Fp(α) :Fp] montre l’assertion.
5. En fait nous allons montrer ci-dessous (corollaire 6.34) que tout polynôme unitaire irréductible de Fp[X]dont le degré divisen apparaît une fois et une seule dans la factorisation deP.
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6.5 Corps finis 131
Étudions maintenant le groupe(Fq∗,×). En appliquant la proposition 6.1, on a : Proposition 6.23. Soitq=pn,pétant un nombre premier. Alors
(Fq∗,×)(Z/(q−1)Z,+).
Définition 6.24. Un élémenta ∈ Fq qui engendre le groupe cycliqueFq∗ est dit primitif.
Remarques 6.25.
1. Il y a ϕ(q−1) éléments primitifs dans Fq∗, ϕétant la fonction d’Euler (définition 1.40).
2. Si a ∈ Fq∗ est primitif, les éléments primitifs sont les ai avec 1i < q−1eti∧(q−1) = 1(cf. la proposition 1.38).
Proposition 6.26. Soientpun nombre premier,nun entier>0,q =pn,a∈Fqun élément primitif,qason polynôme minimal sur le corpsFp. Alorsqaest de degrénet est un diviseur irréductible du polynômeXq−X. En particulier l’élémentaengendre l’extensionFqdeFp (doncFqest à la fois le corps de décomposition du polynôme Xq−Xet le corps de rupture du polynômeqasur le corpsFp).
Démonstration. Commeaest primitif, il engendre l’extensionFqdeFppuisqu’alors tout élément non nul deFqest une puissance dea. On a donc (qFp(X)
a(X)) Fq, ce qui implique queqaest irréductible et de degrén= [Fq:Fp](proposition 6.8). De plus
il diviseP =Xq−XpuisqueP annulea.
Remarque 6.27. Avec les notations ci-dessus, comme qa est un diviseur de Xq−X, il a toutes ses racines dansFqqui chacune engendre l’extensionFq deFp.
Corollaire 6.28. Soit p un nombre premier. Alors pour tout entier n il existe un polynômeP ∈Fp[X]de degrénirréductible.
Démonstration. Il suffit de prendre pourP le polynôme minimal d’un élément pri-mitif de l’extensionFqdeFppourq=pn(le corpsFqexiste par le théorème 6.21).
Exemple 6.29. Soitq = 16 = 24. Le lecteur pourra vérifier à titre d’exercice que la décomposition deX16−Xen facteurs irréductibles surF2s’écrit :
X(X+ 1)(X2+X+ 1)(X4+X+ 1)(X4+X3+ 1)(X4+X3+X2+X+ 1).
Si l’on noteaune racine du polynômeX4+X+ 1, on aF16=F2(a). L’élémenta est de plus primitif, car d’ordre (multiplicatif) 15 dansF16∗ (l’ordre deadivise 15 ; comme on a la relationa4 +a+ 1 = 0, il est immédiat de voir que ane peut être d’ordre 1, 3 ou 5).
En revanche l’élémenta3est d’ordre 5 dansF16∗; il n’est donc pas primitif. Cepen-dant son polynôme minimal estX4 +X3+X2+X+ 1aussi de degré 4, et l’on a F16=F2(a3).
Le lecteur vérifiera que les éléments primitifs sont les racines des polynômes X4+X+ 1etX4+X3+ 1.
Montrons maintenant l’unicité (à isomorphisme près) du corps fini àq=pnéléments.
Proposition 6.30. « Unicité du corpsFq».
SoitLun corps fini à q = pnéléments. Alors il est isomorphe au corpsFq(par un Fp-isomorphisme).
Démonstration. Comme|L|=q=pn, le corpsLest de caractéristiquep. Il contient donc le corpsFp.
Soita∈ Fqun élément primitif,qa ∈ Fp[X]son polynôme minimal. Le polynôme qaest de degrén, et
Fq={λ0+λ1a+· · ·+λn−1an−1, λi∈Fp}, puisqueFq (qFp[X]
a(X)).
Comme|L|=q, les éléments deLvérifient aussi l’équationXq−X= 0(proposition 1.18) et L s’identifie aussi à l’ensemble des solutions de l’équationXq −X = 0.
Commeqaest un diviseur irréductible (surFp) deXq−X, il existeb∈Ltel queqa soit le polynôme minimal deb(best une racine dansLdu polynômeqa). Considérons l’applicationf:Fq−→L:
λ0+λ1a+· · ·+λn−1an−1 →λ0+λ1b+· · ·+λn−1bn−1.
Il est immédiat de vérifier quef est un isomorphisme (en fait unFp-isomorphisme)
de corps.
Étudions maintenant les sous-corps deFq. Proposition 6.31. Posonsq=pnavecppremier.
1. Pour tout entierdtel qued|n, il y a un unique corpsKde cardinalpdtel que : Fp ⊂K ⊂Fq.
Ce corpsK est l’ensemble desx ∈ Fqtels quexpd = xet est isomorphe àFq
avecq =pd.
2. Réciproquement, tout corpsKtel queFp ⊂K ⊂Fqest de cardinalpdavecd|n.
Démonstration. Soit dun entier tel que d|n. Montrons l’existence deK. Soit K l’ensemble des racines (dansFq) du polynômeXpd−X: il a déjà été démontré que K était un corps (démonstration du théorème 6.21).
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6.5 Corps finis 133
Lemme 6.32. Soit k un entier tels que k−1 soit un diviseur de q −1. Alors le polynômeXk−Xa exactementkracines dansFq.
Démonstration. Le nombre de racines d’un polynôme de degrékdans un corps est k. D’autre part(Fq∗,×) (Z/(q−1)Z,+). La proposition 1.35 implique qu’il y a dansFq∗ exactementk−1éléments d’ordre divisantk−1. Cesk−1éléments plus{0}sont racines du polynômeX(Xk−1−1) =Xk−X.
Lemme 6.33. Soient d et n deux entiers tels que d|n, p un entier > 1. Alors (pd−1)|(pn−1).
Démonstration. Il suffit de considérer l’identité polynomiale :
Xn−1 = (Xd−1)(X(n−d)+X(n−2d)+· · ·+Xd+ 1)
et de faireX=p.
Le lemme 6.32 appliqué aveck = pd implique que |K| = pd. Le corps K étant de cardinalq = pd, il est isomorphe à Fq (théorème 6.21). Pour l’unicité, soitK1
un sous-corps de Fq de cardinal pd. Le corps K1 est alors isomorphe aussi à Fq ce qui montre l’unicité (i.e.K = K1), car tout élément deFq vérifiant l’équation Xq−X= 0, il en est de même pour les éléments deK1.
Réciproquement, siKest un corps tel que : Fp ⊂K ⊂Fq
c’est une extension de degréddeFp,Fqest une extension de degrébdeK, on a donc
n=bdavec card(K) =pd.
Corollaire 6.34. Soientpun nombre premier, q = pn,{Qi}, i ∈ I, l’ensemble des polynômes unitaires irréductibles deFp[X]dont le degré divisen. On a alors :
Xq−X=
i∈I
Qi
En particulier, les(X−αj)αj∈Fp sont parmi lesQi.
Démonstration. On a déjà montré (remarque 6.22) que siQest un facteur irréductible deP =Xq−X, son degré divisen.
Réciproquement, soitQun polynôme irréductible unitaire deFp[X]dont le degréd divise n. Le corpsK1 = F(Q)p[X] est de cardinalq = pd donc isomorphe au corps KFq tel que :
Fp ⊂K ⊂Fq
(proposition 6.31). L’élémentx∈K1 (image deX) a pour polynôme minimal le po-lynômeQ. Son imageα∈K par leFp-isomorphismeK1 Ka le même polynôme minimal qui divise doncP(puisqueαest annulé parP). Ce facteur n’apparaît qu’une fois dans la décomposition deP puisque toutes les racines deP sont simples.
Corollaire 6.35. SoitP ∈Fp[X]un polynôme de degrén. Les conditions suivantes sont alors équivalentes :
1. P est réductible sur le corpsFp;
2. P a une racine dans un corpsFpdavecdn/2.
6.6
∗COMPLÉMENTS
6.6.1. Automorphismes deFq
Rappelons que siK est un corps, un automorphismeφdeK est un morphisme non nul (donc bijectif)K →K.
Plus généralement, si K ⊂ L est une extension de corps, un K-automorphisme de Lest un automorphismeφdeLtel queφ|K = Id(cf. la définition 6.3). L’ensemble des automorphismes deK(resp. desK-automorphismes deL) est un groupe (pour la composition). Il résulte du lemme 6.37 que siKest un corps fini de caractéristiquep, alors pours∈ N, l’applicationFs : K → K définie parFs(x) = xps (« Frobenius itéré sfois ») est un automorphisme de K. Nous allons montrer que tout automor-phisme est de cette forme. On peut supposer queK =Fq, avecq =pn(proposition 6.30).
Proposition 6.36. Soient p un nombre premier, n un entier > 0, q = pn, φ un automorphisme du corpsFq. Il existe alors un entiersntel queφ(x) = xps pour toutx∈Fq.
Démonstration. Montrons deux résultats préliminaires.
Lemme 6.37. Soit P ∈ Fq[X] un polynôme. Alors les conditions suivantes sont équivalentes :
1. P ∈Fp[X]; 2. (P(X))p =P(Xp).
Démonstration. PosonsP(X) =adXd+· · ·+a1X+a0. On a alors
(P(X))p =apd(Xp)d+· · ·+ap1Xp+ap0. Ce polynôme est égal àP(Xp)si et seulement siapi =aipour touti, i.e.si et seulement siai ∈Fppour touti(en effet, lespracines dansFqdu polynômeXp−Xsont les éléments deFp).
Lemme 6.38. Soitα∈Fq,qα(X)∈Fp[X]le polynôme minimal deαsurFp. Soit rle plus petit entier0tel queαpr =α. On a alors
qα(X) = (X−α)(X−αp). . .(X−αpr−1).
En particulier,qα(X)est de degrér, et doncr|n(proposition 6.31).
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6.6 ∗Compléments 135
Démonstration. Remarquons d’abord que pour0i < j < r, on aαpi =αpj. En effet, dans le cas contraire on aurait :
αpi+r−j = (αpi)pr−j = (αpj)pr−j =αpr =α contrairement à la propriété de minimalité der(cari+r−j < r).
PosonsP(X) = (X −α)(X −αp). . .(X −αpr−1). Le polynômeP est de de-gré r, vérifie P(α) = 0, mais est a priori à coefficients dans Fq. Montrons que P(X)∈Fp[X]. On a :
P(X)p = (Xp−αp)(Xp−αp2). . .(Xp−αpr) =P(Xp)
(puisqueαpr =α), d’oùP ∈Fp[X]par le lemme 6.37. Le polynômeqα(X)divise doncP(X)dansFp[X]. Maisqα(X)étant invariant par le morphisme de Frobenius F (puisqueqα(X) ∈Fp[X]), l’ensemble de ses racines aussi. Lesαpiétant distincts, on en déduit que deg(qα)r, et donc queqα(X) =P(X).
Montrons maintenant la proposition 6.36. Soit φ un automorphisme de Fq. On a φ(1) = 1, d’oùφ(n.1) =n.1pour tout entiern. On en déduit queφ|Fp est l’identité.
Prenons pourαun élément deFqprimitif surFp (définition 6.24). Comme le poly-nômeqα(X) ∈ Fp[X]est invariant parφ, on a queφ(α)est aussi racine deqα(X), doncφ(α) =αps pour un entierstel que0s < n(lemme 6.38). Mais l’ensemble desx ∈ Fqqui vérifientφ(x) = xps est un sous-corpsK deFqqui contientFp et
l’élémentα. On a doncK =FqpuisqueFq=Fp(α).
Corollaire 6.39.