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Quatrième partie

4. Les controverses

4.1 La stigmatisation et l'annonce diagnostique

Etant donné la forte probabilité que les sujets à risque de transition psychotique ne développent pas de troubles caractérisés, leur dépistage et leur traitement engendrent un certain nombre de questions, voire de dilemmes éthiques.

Parmi ceux-ci, l'un des principaux est le risque de stigmatisation et ses conséquences négatives sur le bien-être de l'individu. Le diagnostic et la prise en charge psychiatrique s'accompagnent souvent d'un changement dans la perception de la personne par son entourage, avec parfois un risque de rejet social et de discriminations dans la scolarité ou le milieu professionnel, ou encore par les compagnies d'assurance (Cassetta & Goghari, 2015). Cette stigmatisation est particulièrement importante dans les cas de maladies psychotiques, souvent associées à une dangerosité accrue.

Une autre conséquence possible est l'auto-stigmatisation par le sujet lui-même. Lorsqu'un individu se voit porter un diagnostic de trouble psychiatrique, il peut l'internaliser et s'appliquer à lui-même les stéréotypes négatifs liés à son état, en ressentir de la honte et en conséquence, s'isoler par anticipation du

rejet social (Yang et al., 2015). Un tel phénomène peut avoir des conséquences délétères pour l'estime de soi et les relations interpersonnelles, d'autant plus qu'elles surviennent au moment de la formation de la personnalité et de l'identité de la personne. Il est par exemple à craindre que le jeune adopte une identité de "malade" aux yeux de ses proches et aux siens, limitant ses objectifs, ambitions et participation à la vie sociale.

Il a été demandé à un échantillon de jeunes de la clinique californienne COPE (diagnostiqués avec un état mental à risque) leur opinion sur certains stéréotypes. Ils adhéraient plus particulièrement à trois items: "les jeunes ayant des difficultés psychologiques ont du mal à prendre soin d'eux-mêmes", "ils sont plus dangereux" et "ils sont moins dignes de confiance". Ces stéréotypes sont associés à un sentiment de honte et à une augmentation de l'anxiété (Yang et al., 2015). Une étude de 2016 retrouvait même une corrélation entre le stress lié à la stigmatisation et les idées suicidaires (Xu et al., 2016).

Cependant, le fait de porter un diagnostic d'état mental à risque peut aussi avoir des conséquences bénéfiques. En effet, de nombreux jeunes et leurs proches se disent soulagés lorsque des professionnels de santé confirment que "quelque chose ne va effectivement pas" et mettent un nom sur leur problème. Après avoir souvent été jugés bizarres, paresseux ou taciturnes, leur expérience s'en trouve validée et ils peuvent rationaliser leurs symptômes et comportements grâce à des explications médicales et renforcer ainsi leurs stratégies de coping. Beaucoup apprécient aussi le fait de pouvoir partager leur expérience avec d'autres jeunes à travers des groupes ou ateliers, ce qui les aide à se sentir moins seuls et à se défendre contre l'auto-stigmatisation. Le diagnostic peut aussi permettre de déculpabiliser les familles et de pacifier les relations intrafamiliales. Globalement les études menées jusqu'alors sur la question de la stigmatisation suggèrent que le soutien apporté par les services de détection précoce réduisent le stigma plus qu'ils ne les exacerbent. (Uttinger et al., 2018).

Toutefois, lorsqu'il s'agit d'annoncer un risque de transition vers la psychose, chaque clinicien est confronté à une question éthique : "dans quelle mesure cette annonce peut-elle être dommageable à mon patient et quelle est alors la meilleure façon de procéder?". Ces questions sont d'autant plus sensibles que les taux de transition sont relativement bas, les faux positifs fréquents, que les mécanismes scientifiques à l'œuvre sont encore peu compris et que le concept demeure mal connu des médecins communautaires eux-mêmes. Les attitudes adoptées par les médecins varient avec la culture du pays et du patient. Pour certains, il convient de privilégier l'autonomie et le libre arbitre du patient, qui doit détenir toutes les informations le concernant et lui permettant de prendre ses décisions en connaissance de cause. Le diagnostic, ses implications et l'incertitude du pronostic doivent lui être délivrés entièrement, dans une optique d'"empowerment". Il est utile s’il est expliqué de manière à augmenter la compréhension de soi de la personne qui le reçoit. Désigner le problème permet en effet à la personne d’expliquer ses différences, de légitimer sa détresse, d’externaliser les problèmes plutôt que de s’en culpabiliser. La connaissance du diagnostic améliore en outre la qualité de la relation thérapeutique et l’observance du traitement, de même que la capacité d’insight, qui est associée à un meilleur pronostic social (Lecardeur, 2019).

D'autres praticiens, à la culture médicale plus "paternaliste", feront plutôt le choix de protéger leur patient et de ne pas lui nuire avec des informations qui peuvent être trop difficiles à comprendre et à accepter. En effet, le stress lié à l'annonce et l'auto-stigmatisation qui en découle risque d'agir comme des facteurs de stress et donc de fragiliser encore plus ces jeunes vulnérables. De plus, les patients sont parfois mineurs, et du fait du processus pathologique lui-même ont souvent des capacités de jugement et d'insight diminuées.

Cependant, il est nécessaire d’établir un diagnostic et une thérapeutique précoce. En effet, le retard de prise en charge constitue un facteur de mauvais pronostic unanimement reconnu. Certains auteurs ont donc proposé une stratégie d'annonce partielle, dans laquelle le clinicien délivrera des informations utiles sur les difficultés présentées, les symptômes et leurs traitements pour permettre au patient de s'autonomiser au maximum sans poser de diagnostic catégorique qui pourrait être préjudiciable à l'identité et l'estime de soi du patient (Mittal et al., 2015).

Finalement, le clinicien doit s’adapter au rythme du patient et lui délivrer les informations à un moment où il est en mesure de les entendre, de préférence à distance d’un épisode aigu. Il semblerait par ailleurs

courant que les patients ne formulent pas de demande dans ce sens, entre autre du fait du manque de conscience des troubles dans la psychose, même débutante. L'étude de Castillo et al. (2008) montre que les patients atteints de troubles psychotiques seraient dans une démarche active de recherche d’informations sur leur maladie, même s’ils ne posent pas ouvertement la question de leur diagnostic. De plus, il semblerait que l’information à laquelle un patient accède, individuellement et en dehors de la relation thérapeutique, ne nourrisse pas sa connaissance et sa compréhension des troubles (McGorry et al. 1996). Ainsi, une attitude selon laquelle le psychiatre irait au-devant des questions du patient semble judicieuse.

Dans la psychose débutante, l'annonce diagnostique est fondée sur une hypothèse et doit être ouverte à la révision ou à la « reformulation » si elle s’avère incorrecte ou lorsque de nouvelles informations émergent. Elle doit être exprimée en langage simple et accessible, dès le début de la prise en charge (et répétée à distance) et prendre en compte les facteurs systémiques, sociaux et les aspects culturels. L’objectif principal est d’aboutir à la mise en place du projet thérapeutique et d’aider les équipes dans leur prise en charge (Lecardeur, 2019).

4.2 Un spectre psychotique

Dès 2003, une étude était menée pour tester l'existence d'un continuum psychotique chez un échantillon des patients présentant un diagnostic psychiatrique (troubles anxieux, de l'humeur non psychotiques et psychotiques) comparé à un groupe de patients contrôle. L'instrument utilisé était un auto-questionnaire, le Community Assessment of Psychic Experiences (CAPE), qui évalue les dimensions positives, négatives et dépressives de l'expérience psychotique en population générale (Stefanis et al., 2002). Les patients qui présentaient un trouble anxieux ou thymique avaient des scores élevés sur la dimension positives des symptômes psychotiques, suggérant ainsi l'existence d'un phénotype psychotique intermédiaire, les différences entre les troubles psychiatriques étant d'ordre essentiellement quantitatives (Hanssen et al., 2003).

Par la suite, plusieurs travaux ont retrouvé des résultats concordants, montrant que l'expérience psychotique était un phénomène transdiagnostique, présent dans de nombreux cas de pathologies non psychotiques et généralement marqueur de la sévérité de la pathologie. Ces expressions psychotiques atténuées se retrouvent également en population générale (prévalence de 7%). Dans 80% des cas, ces expériences sont transitoires, alors que 7% développeront un trouble psychotique, avec une incidence annuelle de moins de 1%. La persistance des expériences psychotiques serait un facteur prédictif de transition (Linscott & van Os, 2013).

Les individus exprimant ce phénotype psychotique peuvent être amenés à consulter et être assimilés à des sujets UHR, dont les taux de transition bien plus élevés. Selon les auteurs, ces différences de taux de transition ne peuvent s'expliquer par des différences dans les critères UHR et les expériences psychotiques évaluées en population générale. En revanche, les sujets UHR sont issus d'une sélection active de personnes en demande d'aide, menée par des chercheurs spécialisés (J. van Os & Linscott, 2012). Toutefois, leur prise en charge peut améliorer leurs symptômes (Jim van Os & Reininghaus, 2016).

Figure 15 : La relation entre le spectre psychotique (en population générale) et le statut UHR (dans des échantillons sélectionnés parmi des sujets en recherche d'aide). D'après (J. van Os & Linscott, 2012)

A partir de ces constatations, certains chercheurs contestent l'existence même du concept de haut risque et de transition. Selon eux, l'expression de l'expérience psychotique est fréquente, fluctuante et transdiagnostique et seulement une minorité de patients développeront un trouble psychotique avéré. Il serait donc inutile de scruter les jeunes patients exprimant ce phénotype sous le prisme binaire et artificiel du risque et de la transition. Pour les auteurs, ces jeunes dits à ultra haut risque présentent en fait des troubles anxieux, dépressifs, ou des abus de substances, avec en plus des manifestations psychotiques. La transition serait une notion artificielle, résultant plus des fluctuations de l'expression psychotique et de stratégies d'enrichissement des échantillons de patients. Ils prônent en conséquence une approche de santé publique plus large, transdiagnostique et facile d'accès, sur le modèle des centres headspace (Jim van Os & Guloksuz, 2017).

4.3 La validité du concept d'état mental à risque de transition remise en question

En dehors des difficultés liées à la mise en œuvre et aux considérations éthiques propres à l'intervention précoce, la validité scientifique du concept pose en elle-même de nombreuses questions.

4.3.1 Hétérogénéité des UHR

Tout d'abord, il semble que le groupe des états à haut risque de transition psychotique constituerait un ensemble non homogène. Il y aurait ainsi des niveaux de risque de transition psychotique très différents selon les trois catégories GHR, APS et BLIPS, (dans l'ordre de risque croissant) et les interventions devraient être différenciées entre les sous-groupes. Une méta-analyse de 2017 s'est intéressée à cette question précise. Ses résultats indiquent que les sujets APS et BLIPS pourraient constituer deux sous-groupes distincts. De plus, il n'y avait pas de différence de taux transition entre la catégorie risque génétique et les sujets évalués comme étant non à risque après 4 ans de suivi, ce qui questionne la validité de cette catégorie comme critère de risque (Paolo Fusar-Poli, 2017). Cette même équipe a conduit une étude prospective de longue durée visant en particulier le cas des BLIPS, afin d'évaluer sa signification diagnostique par comparaison avec les critères de la CIM 10 et son pouvoir de prédiction de la transition. Les BLIPS correspondent le plus au critère de trouble psychotique aigu et transitoire de la CIM 10, plus particulièrement le sous type avec les symptômes schizophréniques. Environ la moitié des cas de BLIPS développaient un trouble psychotique au cours du suivi de 5 ans. Les auteurs relèvent que les récurrences de BLIPS sont relativement rares, mais conduisent fréquemment à la transition (Hazard ratio=3,98) et plus souvent encore si des comportements dangereux ou très désorganisés sont associés (HR de 89% à 5 ans). La catégorie BLIPS pourrait donc être distinguée des autres, voire considérée comme une fluctuation dans l'évolution d'un trouble psychotique établi (Paolo Fusar-Poli, Cappucciati, et al., 2017).

Cependant, un essai publié en 2018 s'est concentré non pas sur les taux de transition mais sur les autres résultats psychopathologiques sur un suivi de 13 ans. Quatre groupes ont été comparés (APS seul, GHR seul, GHR+APS et tous BLIPS), et aucune différence n'a été retrouvée dans la sévérité des symptômes, le fonctionnement psychosocial ni la prévalence des troubles non psychotiques au cours du suivi. Pour les auteurs, les groupes ont un même profil de risque clinique, au-delà de la transition psychotique, et plaident en faveur du maintien des critères UHR existants (McHugh et al., 2018).

4.3.2 Hétérogénéité des interventions

Un autre problème majeur posé par les essais thérapeutiques est l'hétérogénéité des interventions testées, qui inclues souvent plusieurs composantes. Pour de nombreuses études, le souci d'offrir le meilleur traitement possible a conduit les cliniciens à délivrer les soins sous la forme d'un ensemble des meilleures thérapies disponibles. Dans ces conditions, il est difficile de déterminer avec certitude les effets de chaque composante de l'intervention. Les interventions contrôles souffrent elles aussi d'un manque d'homogénéité. Souvent nommées 'treatment as usual" (TAU), elles sont généralement peu standardisées et largement dépendantes des pratiques, des compétences et des moyens disponibles dans les services (Paolo Fusar-Poli, Davies, et al., 2019). Ainsi, d'un point de vue pragmatique, il devient compliqué pour le clinicien de déterminer quel traitement adopter lorsque les études mêlent des interventions psychologiques, pharmacologiques diététiques, comparées de surcroît à des contrôles hétérogènes.

4.3.3 Dilution, biais de recrutement et enrichissement prétest

Les chercheurs constatent une nette diminution des taux de transition depuis les premières études prospectives des années 1990. L'équipe de la PACE clinique rapportait initialement des taux de l'ordre de 34% à 6 mois et près de 40% à un an. Entre 1995 et 2000, le taux a diminué de 20% chaque année (Yung et al., 2007). En 2012, une méta analyse comprenant environ 2500 patients à risque faisait état de taux moyens de 18% à 6 mois, 22% à 12 mois, 29% à 2 ans, 32% à 3 ans, et 36% après 3 ans (Paolo Fusar-Poli, 2012). Quatre ans plus tard, la littérature révélait un risque de transition de 20% à 2 ans et 22% à 3 ans (Paolo Fusar-Poli et al., 2020). Pour expliquer cette diminution, plusieurs hypothèses ont été avancées:

-Le biais de délai. Grâce aux connaissances et aux communications croissantes, les patients sont adressés plus tôt dans la maladie et la survenue des éventuelles transitions requièrent de plus longues périodes d'observation. Les études aux suivis trop courts donneront donc l'impression de taux de transition plus faibles.

-L'intervention précoce. Grâce à une prise en charge plus précoce, les interventions sont plus efficaces et retardent ou préviennent le développement du trouble psychotique. C'est l'hypothèse optimiste, la raison d'être initiale du concept d'UHR.

-Le changement dans les traitements. Il est possible qu'avec le temps les traitements standards soient également devenus plus efficaces.

- Le changement dans les caractéristiques des échantillons. Ceci pourrait être possible par exemple du fait d'une évolution dans les parcours de soins et les modalités de recrutement des patients. Ainsi, les centres d'intervention précoce gagnant en notoriété, plus de patients leur sont adressés, et parmi eux plus de sujets "faux positifs" qui ne sont pas réellement à risque, à l'origine d'une "dilution" du taux de transition (Hartmann et al., 2016; Wiltink et al., 2015).

Une étude par le groupe de la PACE sur plus de 400 sujets (PACE 400) entre 1993 et 2006 ne retrouvait pas de diminution significative de durée de la maladie avant l'entrée dans les soins au cours du temps. Un sous-groupe de patients avec une faible durée de maladie avait également un plus faible taux de transition, qui ne s'accentuait pas au fil des 13 ans de suivi. Ceci suggère donc que le biais de délai ne joue qu'un rôle minime dans le déclin des taux. Une autre interprétation possible serait que les cas détectés comme à risque connaîtraient en fait des symptômes éphémères et spontanément résolutifs avec ou sans intervention (B. Nelson et al., 2016). Le phénomène paraît de toute façon complexe et non réductible à une cause unique.

Les stratégies de recrutement ont un impact majeur sur les taux de transition. En effet, les cohortes de patients à haut risque de transition psychotique ne sont pas représentatives de la population locale. Par

exemple, dans le sud de Londres (secteur géographique du service OASIS), l'incidence de troubles psychotiques cumulée à 3 ans est de 0,43%. Dans les services d'intervention précoce, chez des individus en recherche d'aide, le risque à 3 ans est en moyenne de 15%, avant l'évaluation du statut (risque prétest). Après évaluation, il est de 26% à 3 ans pour les sujets CHR-P (1,7 fois le risque prétest). "L'enrichissement" du risque prétest (supérieur de 35 fois le risque en population générale), se fait par le biais du recrutement. Or celui-ci repose sur le comportement de recherche d'aide et la suspicion du clinicien qui adresse le patient; il n'est donc pas standardisé et peut s'avérer très hétérogène (Paolo Fusar-Poli et al., 2016). Par exemple, il sera maximal si le recrutement se fait au sein des services de santé mentale, intermédiaire dans les soins primaires et minimal depuis la population générale.

Dans la méta-analyse conduite par l'équipe de Fusar Poli, l'hétérogénéité du risque prétest (15% avec un intervalle de confiance à 95% [9-24%]) s'expliquait en grande partie par l'existence de campagnes de sensibilisation à destination du public et par la proportion d'auto-adressage. Ces deux caractéristiques étaient à l'origine d'une dilution du risque prétest, par l'inclusion de davantage de faux positifs, et finalement de la diminution des taux de transition. De tels résultats plaident en faveur de la concentration des efforts de communication auprès des professionnels et des institutions de santé mentale. Cependant, il reste naturellement nécessaire d'informer le public pour permettre aux jeunes d'être plus rapidement en contact avec les soins. Le repérage et le recrutement des patients à risque reste donc une problématique en suspens (Paolo Fusar-Poli et al., 2016).

Une étude a récemment mis en lumière un autre point d'achoppement pour l'intervention précoce. En effet, seule une petite partie des patients vivant un premier épisode psychotique a été auparavant prise en charge par le service spécialisé OASIS, pourtant implanté depuis 2001 et bien repéré localement. Ainsi, sur 338 patients âgés au plus de 37 ans et s'étant présentés pour un PEP entre 2010 et 2012, 14 (soit 4,1%) avaient été vus précédemment par le service OASIS (Ajnakina et al., 2017).