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B. Une problématique au croisement de deux champs de recherche : pilotage des processus de

1. Du contrôle organisationnel au pilotage des processus de conception

Tout d’abord, nous utilisons comme cadre général « le contrôle » qui désigne, pour nous, le contrôle organisationnel, selon la définition de Bouquin et Kuszla (2014) : ensemble des dispositifs sur lesquels les dirigeants s’appuient pour maîtriser20 le processus de décisions-actions-résultats ; ces dispositifs permettant d’orienter les comportements des acteurs, de créer une architecture de cohérences et d’incitations pour assurer la réponse

19 En se référant à la définition de David (1996).

20« Contrôler, c’est maîtriser, et pas seulement vérifier. La vérification n’est qu’une des conditions de la maîtrise : pour que vérifier soit utile, il faut avoir réuni les conditions a priori d’une bonne maîtrise, sinon le constat d’échec est fatal. Mais pour que la maîtrise soit réelle, on ne peut guère se passer de vérification : contrôle a priori et a posteriori sont complémentaires et inséparables » (Bouquin & Kuszla, 2014).

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aux objectifs de l’organisation. Le contrôle organisationnel se décline en trois niveaux suivant la typologie d’Anthony (1988) :

- la planification stratégique : choix des buts de l’organisation et des stratégies à mettre en œuvre pour atteindre ces buts ;

- le contrôle de gestion : processus par lequel les dirigeants influencent les membres de l’organisation dans le but de mettre en œuvre la stratégie ;

- le contrôle opérationnel : processus permettant de s’assurer de la mise en œuvre de tâches spécifiques de manière efficace et efficiente.

Bouquin et Kuszla (2014) font remarquer que la typologie d’Anthony repose sur « une vision verticale de l’organisation et de son processus de planification », la stratégie étant définie au sommet et exécutée par les deux niveaux suivants (ibid.). Ils soulignent que décliner la stratégie (mission du contrôle de gestion) ne signifie pas uniquement l’exécuter puisque les managers peuvent à leur niveau finaliser la définition de la stratégie et la rendre plus concrète. Bouquin et Kuszla (2014) proposent par ailleurs une typologie des situations de contrôle en croisant les niveaux présentés par Anthony (planification stratégique, contrôle de gestion et contrôle d’exécution) avec les trois phases du contrôle : finalisation, pilotage et post évaluation. Leur proposition est résumée dans une matrice présentée dans la Figure 1.

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Les systèmes de contrôle dans le domaine de la conception sont déployés sur différents types de structures (projets, métiers). Toutefois, celle qui ressort le plus dans la littérature sur la conception est la structure projet. En fait, depuis la diffusion des travaux sur le management de projet dans l’automobile, de Clark et Fujimoto (1991), de Clark & Wheelwright (1992)et de Midler (1993), nous assistons à un développement important des structures «projet» en conception devenues, selon Lenfle (2004), «l’archétype de l’organisation innovante». Selon Aït-El-Hadj & Brette (2006), le projet représente le niveau organisationnel support des activités de conception et «le contexte dynamique» au sein duquel s’expriment les collaborations des acteurs qui se divisent le travail, qui coordonnent leurs tâches et qui prennent les décisions collectives en cherchant des synthèses et des compromis. Nous avons donc retenu comme axe d’étude «le projet», ce qui nous a amené à étudier les travaux de recherche du domaine du «management de projet» et plus particulièrement celui de la conception de nouveaux produits.

Par ailleurs, l’application de la carte du contrôle organisationnel de Bouquin et Kuszla (2014), présentée ci-dessus, aux projets de conception nécessite quelques évolutions de cette carte. Tout d’abord, des auteurs dans la littérature ont souligné que le clivage entre les deux niveaux de planification et de contrôle de l’exécution s’estompe dans les projets et plus particulièrement dans la conception automobile (Fray, Giard, & Stokes, 1993; Gautier, 2003). Leur constat ne remet pas en cause néanmoins la typologie d’Anthony, présentée ci-dessus, qui, malgré la distinction entre la planification et le contrôle de gestion, n’exclut pas les influences réciproques des deux types de dispositifs. Par ailleurs, en ce qui concerne les phases du contrôle, dans notre travail, nous nous sommes intéressée dans un premier temps aux dispositifs de suivi de l’exécution pendant le déroulement du projet de conception, c’est-à-dire au pilotage opérationnel comme le nomme Lorino (2003). Mais une fois notre étude terrain sur les projets de développement véhicule réalisée, nous avons constaté que la planification amont (phase de finalisation) conditionne fortement la démarche de pilotage de la création de valeur et la gestion des risques et des opportunités dans la phase développement. De plus, dans les projets de conception, étant caractérisés par une incertitude, la définition des objectifs (finalisation) se fait au fur et à mesure de l’avancement des projets et de leur pilotage. L’évaluation des résultats peut également être réalisée en continu pour permettre d’orienter le pilotage du projet et/ou ajuster et redéfinir les objectifs. La séparation et la séquentialité de ces trois phases de contrôle semblent être difficiles dans les projets de conception. Nous pouvons

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donc considérer que la matrice de contrôle de Bouquin et Kuszla (2014) semble se contracter dans les projets de conception et se recentrer sur le niveau « contrôle de gestion » et la phase « pilotage (ou suivi d’exécution) ».

Soulignons que bien que notre champ principal soit le pilotage du processus de la conception, notre étude n’exclut pas la phase de planification amont qui a, comme nous venons de le signaler, de forts impacts sur le pilotage opérationnel des projets de conception dans la phase d’exécution.

Par ailleurs, notre analyse des travaux sur la conception (Hatchuel, 1996; Le Masson, Weil, & Hatchuel, 2006; Midler, 1998; Moisdon & Weil, 1998; Yannou, Bigand, Gidel, Merlo, & Vaudelin, 2008) et plus particulièrement dans le domaine de l’automobile (Clark & Fujimoto, 1991; Hooge, 2010; Midler, 1993; Weil, 1999) nous permet de faire ressortir trois caractéristiques clés de ce processus : i) l’incertitude (Belleval, Deniaud, & Lerch, 2010; Boly, Renaud, Monsalvo, & Guidat, 1998; Midler, 1993), ii) la complexité (Béji- Bécheur, 1998; Boucher, 2003; Chanaron, 2002; Le Moigne, 1990; Morin, 1995b) et iii) la « multidimensionnalité » de la valeur créée et qui est exploitée sur différents horizons temporels (Hooge, 2010; Maniak, 2010; Shenhar et al., 2001).

Face à ces spécificités, la mise en œuvre des méthodes de pilotage, qui consiste en une application du contrôle organisationnel et du management de projet dans le domaine de la conception, est confrontée à de nombreuses difficultés21. Celles-ci sont induites en partie par les limites liées à l’application i) du contrôle organisationnel classique, appelé contrôle cybernétique selon Hofstede (1978) ou contrôle diagnostic selon Simons (1995) et ; ii) du management de projet classique appelé en anglais « heavyweight project management » et qui constitue le modèle de référence des travaux de Clark & Wheelwright (1992). Ces approches classiques sont considérées non suffisamment adaptées aux milieux incertains, comme la conception.

En effet, le contrôle organisationnel classique fondé sur la comparaison des résultats aux objectifs et la correction de la situation reste, selon Hofstede (1978), plutôt adapté à des processus routiniers dont les résultats sont assez déterministes (ce qui sous-entend une situation où l’incertitude est réduite voire absente). Les conditions d’application du contrôle cybernétique présentées par cet auteur sont rarement remplies dans le cas du processus de conception. La première condition d’application du modèle cybernétique est

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l’existence de standards et d’objectifs définis. Or en conception, les objectifs ne sont pas très clairs voire non définis (Midler, 1993; Nakhla & Soler, 1994). La deuxième condition est la mesurabilité des réalisations. Celle-ci est considérée comme particulièrement difficile en conception où il existe de grands enjeux immatériels (savoirs, compétences, idées, etc.) dont la valeur n’est pas facilement mesurable. La troisième condition est la possibilité d’avoir un retour d’expérienceexploitable sur les réalisations. Cette condition n’est également pas remplie complètement, car en conception le produit est en cours de définition. Nous pouvons bien évidemment évaluer certaines dimensions comme la performance technique réelle, mais d’autres sont impossibles à évaluer avec exactitude, comme par exemple les volumes et les prix de ventes réels futurs. Il faut donc attendre que le produit ait une vie sur le marché, ce qui veut dire qu’il n’est pas possible d’avoir un retour d’expérience exact sur certains éléments en cours de projet. Hofstede (1978), Simons (1995) et Bouquin & Kuszla (2014) soulignent que ce type de contrôle pourrait aussi conduire à un abandon du suivi des évènements réels et opérationnels en faveur d’un suivi des résultats uniquement et d’une recherche de réponse à tout prix aux objectifs sans remise en cause éventuelle en cours de réalisation. Cette situation est décrite comme un « pseudo contrôle » par Hofstede (1978) ou comme un « contrôle rétrospectif » par Bouquin & Kuszla (2014).

Pour dépasser ces limites du contrôle organisationnel classique, les auteurs proposent d’autres types de contrôle. Hofstede (1978) suggère un contrôle qualifié d’ « intuitif »,

s’inscrivant toujours dans le paradigme cybernétique, mais qui consiste en une décentralisation du contrôle au niveau des entités opérationnelles. Cela correspond à un éclatement du contrôle par domaine (qualité, économique, etc.) et par niveau qui permet de répondre à la problématique d’abandon du suivi des évènements réels par une meilleure proximité du terrain contrôlé. Il propose également un contrôle politique, plus adapté aux situations non cybernétiques, mettant l’accent sur la décision en se basant sur les jugements des acteurs et sur les processus de négociation plutôt que sur la recherche de mesure à tout prix. Simons (1995), de son côté, préconise un contrôle de type interactif au lieu d’un contrôle diagnostique. Le contrôle interactif se base sur les échanges directs entre les acteurs du processus (hiérarchiques et leurs subordonnés) pour prendre des décisions. Les systèmes de contrôle interactifs permettent de gérer (plutôt dans le sens de réduire) les incertitudes et de stimuler l’apprentissage et la recherche des opportunités, ce qui nous amène à les considérer comme clés en conception. De son côté,

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Ouchi (1979) propose un contrôle par le clan, fondé sur l’instauration de valeurs partagées et de croyances et normes culturelles pour la maîtrise d’une organisation et de ses acteurs.

D’autres auteurs suggèrent, pour dépasser les limites du contrôle classique, de passer complètement du paradigme de contrôle, fondé sur la mesure et l’approche cybernétique, au paradigme du pilotage (De La Villarmois & Tondeur, 1999; Lorino, 1995). En effet, dans un milieu caractérisé par la complexité croissante des organisations et l’instabilité des mécanismes de performance, les hypothèses qui fondent le paradigme de contrôle, à savoir la simplicité de l’organisation et la stabilité des lois qui la régissent (Lorino, 1995), sont remises en cause. Dans ce contexte, la question de pilotage devient plus importante; elle permet de dépasser les limites de contrôle, évoquées précédemment, et permet de tenir compte des propositions précédentes des auteurs (focus sur la décision, proximité du terrain piloté, etc.) : le pilotage est une démarche plus opérationnelle, qui permet de suivre les évènements sur le terrain, de prendre en compte les aléas qui surviennent et de mettre en œuvre, au fur et à mesure, les actions nécessaires.

L’ensemble des approches que nous appelons « modernes » citées ci-dessus (contrôle interactif, contrôle par le clan, pilotage) mettent en lumière la nécessité d’un pilotage centré sur l’aide à la décision. C’est pour cette raison aussi que, dans la thèse, nous avons préféré parler de « pilotage » des processus de conception au lieu d’employer le terme « contrôle » souvent réduit au contrôle cybernétique fondé sur la mesure.

Concernant le management de projet en particulier, en plus des limites héritées de l’application du contrôle classique dans les projets, les auteurs ont mis en évidence certaines limites spécifiques au modèle traditionnel appelé « heavyweight project management ». Ce dernier s’appuie sur une approche par phase, formalisée dans le

modèle de Stage Gate de Cooper (1990), qui suppose une convergence du projet vers des objectifs clairement définis ex ante, dans un cadre temporel précis, avec un budget donné et des exigences de qualité définies, et suivant une exécution comportant des phases et des revues de validation cadrées (Lenfle, 2004, 2012a; C. Loch, DeMeyer, & Pich, 2006; Maniak et al., 2014). Ce modèle est focalisé sur la question d’alignement vis-à-vis d’un trajet nominal et non sur la possibilité de développer de nouvelles opportunités (Lenfle & Loch, 2010). Or, la définition d’objectifs clairs et rigides est citée comme une des neuf pratiques qui détruisent la créativité, telles que citées par McLean (1960). Ce modèle considère également qu’un projet ne peut s’évaluer qu’à travers deux alternatives : soit il

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réussit par l’atteinte de ses objectifs de performance initiaux, soit il échoue (Maniak 2014). Il se focalise sur l’atteinte des objectifs Qualité Coût Délai (QCD) sans tenir compte de ce que le projet a pu générer comme valeur et capacités futures pour l’entreprise (Ibid.). Il s’agit aussi d’un modèle d’exécution linéaire du processus de conception qui se réalise par phase avec des revues de validation prédéfinies (Lenfle & Loch, 2010). Ces mécanismes entravent la démarche créative et la saisie des opportunités indispensables dans le processus de conception et ne permettent pas de prendre en compte les différentes formes de la valeur créée dans ce dernier.

Afin de dépasser les limites de ces approches classiques du management de projet, des auteurs (Klein & Meckling, 1958; Lenfle, 2014; Lenfle & Loch, 2010; C. Loch et al., 2006) préconisent l’introduction d’une flexibilité dans le processus de conception, traduite par plusieurs approches et dispositifs (ambidextrie dans le processus de conception, les options réelles, etc.) et des méthodes qui permettent de prendre en compte les différentes formes de la valeur créée au niveau projet et celui multi-projets (Bremser & Barsky, 2004; Jyoti et al., 2006; Maniak, 2010; Maniak et al., 2014; Shenhar et al., 2001).

Donc, pour proposer une méthode de pilotage adaptée à la conception automobile, nous avons tenu compte des limites et des préconisations de l’ensemble des travaux présentés ci-dessus.

Nous avons également exploité la littérature sur le contrôle pour définir le rôle de la fonction de contrôle de gestion. Celle-ci représente une fonction support constituée par des professionnels (les contrôleurs de gestion) (Lambert, 2005; Lambert & Sponem, 2009) et qui ont des missions qui ne correspondent pas à ce qui est défini dans le contrôle de gestion comme processus. Ce dernier est défini par Anthony (1988) comme étant « le processus par lequel les managers influencent d'autres membres de l'organisation pour mettre en œuvre les stratégies de l'organisation » et par Henri Bouquin comme « une construction qui vise à assurer la cohérence des actions des managers. Le contrôleur de gestion est l’expert maître d’œuvre » (Bouquin & Kuszla, 2014). C’est donc le manager qui exerce le contrôle et qui prend les décisions. Le contrôleur de gestion a un rôle de support. Nous nous appuierons sur la littérature qui présente la fonction de contrôle de gestion également pour expliquer pourquoi nous pensons qu’elle est la plus apte à prendre en charge la mise en œuvre et l’animation de notre méthode de pilotage et nous montrerons

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également les évolutions nécessaires pour réussir cette intégration dans un milieu de conception.