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Chapitre 1 : Problématique

1.6 Contextualisation de la protection de la jeunesse et familles migrantes

Afin de comprendre l’intérêt d’étudier à la fois les conceptions des parents migrants et québécois sur les thèmes des pratiques parentales et de la maltraitance, il faut également s’attarder au contexte législatif de la protection de la jeunesse.

Au Québec, la Loi 125 nommée Loi de la protection de la jeunesse (LPJ) « s’applique aux enfants6 qui vivent des situations compromettant ou pouvant mettre en péril leur sécurité ou leur

développement. Il s’agit d’enfants que l’on considère en grande difficulté et en besoin de protection. » (Ministère de la Santé et des Services sociaux, 2008, p. 7). La LPJ définit le degré de violence ou de négligence associé à l’atteinte du développement sain de l’enfant. Ainsi, lorsqu’il y a certitude qu’il s’agit d’une situation portant atteinte au développement, la DPJ et son équipe interviennent auprès de la famille concernée dans le but de « mettre fin à la situation qui compromet la sécurité ou le développement de l’enfant et éviter qu’elle ne se reproduise, et ce, dans l’intérêt de l’enfant et dans le respect de ses droits » (Ministère de la Santé et des Services sociaux, 2008, p. 7). La volonté de l’État est certes légitime et se doit d’exister, toutefois selon certains auteurs (p. ex. : Chiasson-Lavoie & Roc, 2000), l’application de la LPJ auprès d’une clientèle migrante peut parfois être questionnable, notamment lorsque l’on s’intéresse aux statistiques qui montrent une disproportion des communautés culturelles et migrantes dans le système de la protection de la jeunesse (pour plus de détails, voir section 1.6.2). De toute évidence, cette loi, comme c’est le cas pour les autres lois, est construite à partir de normes sociales et culturelles, québécoises, pouvant être différentes de celles auxquelles sont habitués les migrants nouvellement arrivés (Chiasson-Lavoie & Roc, 2000). Par exemple, la non-fréquentation scolaire peut représenter un motif de signalement au Québec alors que cette situation peut ne pas être considérée comme une atteinte au développement de l’enfant dans d’autres pays. Tout cela considéré, la vision valorisée par la société d’origine du migrant par rapport à certaines pratiques parentales peut aller à l’encontre de celle de la société d’accueil, entrainant des conflits de valeurs plus ou moins problématiques (Bérubé, 2004; Segal, 1992).

1.6.1 Un bref portrait de la maltraitance.

Selon l’Organisation mondiale de la santé (OMS), la maltraitance de l’enfant se définit de la façon suivante :

Toutes les formes de mauvais traitements physiques ou affectifs, de sévices sexuels, de négligence ou de traitement négligent, ou d’exploitation

6 Selon la LPJ, le terme « enfant » désigne une personne de moins de 18 ans. Les adolescents sont donc, eux aussi, visés par cette

commerciale ou autre, entrainant un préjudice réel ou potentiel pour la santé de l’enfant, sa survie, son développement ou sa dignité dans le contexte d’une relation de responsabilité, de confiance ou de pouvoir. (Krug, Dahlberg, Mercy, Zwi, & Lozano-Ascencio, 2002, p. 65)

L’Étude canadienne sur l’incidence des signalements de cas de violence et de négligence (ECI) envers les enfants de 2008 démontre qu’au Canada, 85 440 enfants âgés entre 0 et 17 ans ont été déclarés comme maltraités suite à une évaluation des services de protection de la jeunesse. Dans 18% des situations, il y a un cumul de deux formes de maltraitance et plus (Trocmé et al., 2008). Ce rapport mentionne qu’il est difficile de comparer la prévalence de la maltraitance avec les dernières années en raison de changements importants quant à la méthodologie, bien que les chiffres témoignent d’une hausse de la prévalence de la maltraitance, de façon générale, à l’exception des cas d’abus physiques. Il faut également comprendre que ces chiffres ne représentent que la pointe de l’iceberg puisqu’ils ne prennent pas en considération les cas inconnus ou non signalés tout comme les cas considérés comme étant insuffisamment graves pour entrainer une atteinte au développement de l’enfant ou devant une situation où la sécurité de l’enfant est mise en péril (Trocmé et al., 2008). L’ECI classe les mauvais traitements selon différentes catégories : violence physique, abus sexuels, négligence, violence psychologique et exposition à la violence conjugale. Les résultats montrent que les deux catégories ayant les plus haut taux de mauvais traitements sont l’exposition à la violence conjugale et la négligence (Trocmé et al., 2008).

Les résultats d’une recherche récente auprès de 2800 jeunes québécois issus de la population générale et âgés entre 0 et 17 ans sont tout autant alarmants. Les formes de victimisation sont multiples et peuvent déborder de la relation parent-enfant, incluant une gamme d’expériences de victimisation présentes dans différents contextes de vie et par une diversité d’agresseurs potentiels. Sur une durée d’un an, 76% des jeunes rapportent avoir déjà vécu une expérience de victimisation (61% dans la dernière année). Dans cet échantillon, 13% mentionnent avoir été victimes de comportements maltraitants, par exemple l’abus physique (7% dans la dernière année), 8% de victimisation sexuelle, par exemple l’harcèlement sexuel verbal (5% dans la dernière année) et 8% de polyvictimisation, c’est-à-dire qu’ils ont vécu une expérience de victimisation dans plus d’un domaine. La forme de maltraitance la plus communément rapportée est l’abus psychologique.

Les statistiques montrent que la maltraitance et la victimisation sexuelle sont disproportionnés parmi les enfants polyvictimisés et ce pour tous les âges (Cyr et al., 2013).

1.6.2 La disproportion des communautés culturelles et migrantes.

Au Québec, comme c’est le cas dans d’autres provinces ou pays (notamment aux États- Unis), il y a une représentation disproportionnée des minorités culturelles, principalement celles issues de la migration, dans le système de la protection de la jeunesse (Lavergne et al., 2008; Tourigny & Bouchard, 1994). Comme l’expriment Lavergne, Dufour et Couture (2014), tous les groupes ne sont pas touchés de façon équivalente. Cette disproportion implique la sur- et la sous- représentation de certains groupes culturels aux différentes étapes du système de la protection de la jeunesse. La disproportion a des conséquences négatives pour les enfants et leurs familles, dont celle « de faire l’objet d’un contrôle social accru non justifié ou au contraire d’une intervention inappropriée qui mènerait à tolérer des comportements parentaux dangereux au nom de la culture » (Lavergne et al., 2014, p. 18).

La majorité des études canadiennes et américaines trouvent que les taux de signalement sont plus élevés pour les familles issues des minorités culturelles (Tourigny & Bouchard, 1994) et que ces enfants ne seraient pas traités de la même façon que des enfants « blancs » (Ards, Myers Jr, Malkis, Sugrue, & Zhou, 2003), pour reprendre la terminologie des auteurs, subissant entre autres, une évaluation et un traitement différents (Lu et al., 2004). Une étude réalisée au Canada (Lavergne et al., 2008) illustre que les enfants provenant des minorités culturelles et ceux d’origine autochtone sont pris en charge par les services de la protection 1,77 fois plus souvent que des enfants issus de la population générale. Les résultats indiquent que les enfants autochtones, noirs et latinos sont surreprésentés dans le système canadien de la protection de la jeunesse. Les auteurs concluent que cela reflète nécessairement la présence d’un biais racial dans l’identification de ce qu’est la maltraitance. Dans cet exemple, l’équipe de chercheurs a trouvé que la population migrante (en comparaison avec la société d’accueil) accorde un sens différent à la définition d’un abus physique, expliquant l’augmentation de cas rapportés à la DPJ (Lavergne et al., 2008). D’autres auteurs arrivent à des conclusions différentes. Les résultats montrent que ce sont seulement les enfants autochtones et noirs qui seraient surreprésentés dans le système [américain] de la protection de la jeunesse, plus précisément à l’étape du placement (Hill, 2006). Concernant

la sous-représentation des communautés culturelles, les résultats indiquent que ce sont les enfants asiatiques qui seraient considérés comme « absents » des données de la protection de la jeunesse et ce, peu importe l’étape du système, du signalement aux mesures de placement (Magruder & Shaw, 2008). Dans le contexte québécois, une étude montréalaise auprès de 3918 enfants (Lavergne, Dufour, Sarmiento, & Descôteaux, 2009) a relevé que les enfants noirs sont surreprésentés. Ils sont deux fois plus susceptibles de faire l’objet d’un signalement. Les enfants des autres groupes culturels sont quant à eux sous-représentés dans le système de la protection de la jeunesse tant pour le signalement que pour les services de protection. Or, les enfants blancs, quelle que soit leurs origines, font plus souvent l’objet d’un placement que les enfants noirs ou ceux issus des autres groupes culturels. Ces résultats appuient l’existence d’une disproportion et que l’ampleur de celle-ci peut varier en fonction de chacune des étapes de prise de décision et des groupes culturels à l’étude (Dufour et al., 2012).

Différentes raisons ont été mises de l’avant pour expliquer la disproportion observée dans le système de la protection de la jeunesse. Cependant, les résultats sont parfois contradictoires et reposent souvent sur des méthodologies quantitatives. Les principales raisons possibles pour expliquer cette réalité sont : 1) des conditions socioéconomiques difficiles (Rivaux et al., 2008); 2) des différences importantes au niveau des valeurs et des pratiques parentales (Lavergne et al., 2008) et 3) des biais ou caractéristiques jouant un rôle dans l’identification et le signalement des situations de maltraitance (Dettlaff & Rycraft, 2008; Elliott & Urquiza, 2006).

En parallèle aux conclusions de l’équipe de Lavergne et collaborateurs (2008), les recherches en psychiatrie et en psychologie interculturelle montrent que les parents utilisent leurs propres référents culturels pour expliquer et comprendre leurs comportements (Chiasson-Lavoie & Roc, 2000; Kleinman, 1980; Weiss, 1997) tout comme pour juger de l’adéquation de ces comportements envers leurs enfants (Chiasson-Lavoie & Roc, 2000). Ainsi, la définition de la maltraitance est - en partie - une construction sociale, issue d’un contexte moral, culturel et légal (Hassan & Rousseau, 2007) et est le produit d’une interaction complexe entre les caractéristiques des parents et les conditions sociales et culturelles dans lesquelles le système familial évolue. Il est donc primordial de s’intéresser aux pratiques parentales et à la définition de ce qu’est un

comportement maltraitant pour le parent pour être en mesure de travailler et d’évaluer adéquatement une famille migrante (Gershoff, 2002).