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Le constitutionnalisme pluraliste et les variations exclusives de citoyenneté

L’ORIENTATION PLURALISTE DU CONSTITUTIONNALISME

3- Le constitutionnalisme pluraliste et les variations exclusives de citoyenneté

188. Parmi les propositions récentes, M. Bhamra1 propose une critique intéressante. Ce modèle répond à plusieurs des critiques formulées et apporte un éclairage normatif sur la reconnaissance constitutionnelle de la diversité. Toute réflexion critique ne peut s’ancrer que dans un solide positionnement normatif ; et son point de départ critique est celui des groupes

exclus de la société civile. Il peut sembler contradictoire d’évoquer cette forme d’exclusion de

la société civile – donc des variations dans la capacité à être citoyen – dans la mesure où les droits fondamentaux s’appliquent à l’ensemble des individus. L’argument est dirimant s’il

1 BHAMRA (M.K.), The Challenges of Justice in Diverse Societies. Constitutionalism and Pluralism, Ashgate, coll. Cultural Diversity and

n’est pas souligné cette idée que la référence à l’individualisme masque, en fait, un discours de pouvoir régulant les identités normales du sujet. L’exclusion qualifie des variations dans la capacité à persévérer dans son être de citoyen en tant que la régulation constitutionnelle les qualifie d’in-humains. Ainsi, l’exclusion par la normalisation identitaire des comportements n’est pas aussi claire que de tracer une frontière physique : « mon exclusion est fondée sur une variété de facteurs complexes, nos identités étant essentiellement intersectionnelles. »1 Avec la montée en normativité de l’argument pluraliste, il n’est pas simple de distinguer l’identité, de la différence. Ces variations traversent l’ensemble du corps social à mesure que ces régulations / normalisations se modifient. Aussi, une modification de la souveraineté identitaire oriente la manière avec laquelle l’État se saisit de la diversité. Il ne s’agit plus du criminel, mais de l’inhumain à travers les variations juridiques de la vulnérabilité. Deux arguments seront étudiées : l’utilisation de l’argument normatif lié à la justice et la spécificité du matériel constitutionnel de Common Law. Ces éléments éclaireront la situation canadienne.

189. Si la condition identitaire est celle de la pluralité, la tendance du constitutionnalisme

pluraliste serait à la concaténation identitaire, « identifiant les frontières floues entre ethnicité, culture, religion et race, et ensuite démontrant qu’elles exacerbent la tendance à singulariser les identités, de sorte à ce que nous nous catégorisons selon l’un de ces concepts. »2 Bhamra fait progresser notre interrogation en démontrant que la régulation des sujets se fait par l’attribution d’une communauté identitaire, et par la régulation des frontières d’expression identitaire de cette communauté. La spécificité de cette approche tient à la mobilisation d’une théorie normative de la justice, N. Fraser, afin de penser la régulation de la diversité3: la marginalisation sur la base de la culture, de la religion, de la race, etc., est une injustice sociale. L’injustice vient de la saisie d’un pluralisme extérieur et non constitutif, régulant cette diversité en regard de normes identitaires implicites. Reconnaissance et redistribution sont des éléments de la justice sociale : « les théories redistributives vont jouer sur les désavantages identitaires, relevant a priori des théories de la reconnaissance ; ces dernières, qui cherchent à réparer et redresser les associations entre certaines identités et la notion d’infériorité, vont aussi avoir un impact sur les statuts socio-économiques. »4 La référence à la rhétorique de la reconnaissance n’est pas suffisante : il s’agit d’une modification de la structure de légitimité. Et, les injustices économiques et sociales vont résulter d’exclusions sur une base identitaire.

1 BHAMRA (M.K.), The Challenges of Justice in Diverse Societies, op. cit., p. 5, (nous traduisons). 2 BHAMRA (M.K.), The Challenges of Justice in Diverse Societies, op. cit., p. 8, (nous traduisons). 3 BHAMRA (M.K.), The Challenges of Justice in Diverse Societies, op. cit., p. 16 et suivantes. 4 BHAMRA (M.K.), The Challenges of Justice in Diverse Societies, op. cit., p. 17, (nous traduisons).

190. Une représentation de l’identité est liée à un certain statut social et économique ; un

problème de reconnaissance est lié à une mauvaise distribution des ressources1. L’injustice provient de la non-participation de cette identité, ainsi régulée et normalisée, à l’économie du désir de l’État. Les deux piliers d’une conception de la justice sensible à la question de la diversité seraient alors : (1) la valeur de la diversité identitaire2: « nous avons des liens forts et étroits avec nos identités propres ce qui signifie qu’une vie au cours de laquelle ces contextes nous sont reniés serait appauvrie, pas que ces affiliations ne fournissent qu’améliorations et expériences émancipatrices. »3 (2) L’accès et la participation à la société civile4. Ainsi, du point de vue de la théorie de la citoyenneté, une demande de reconnaissance ne doit pas être vue comme séparatiste. Au contraire, cette résistance face à l’exclusion sociale est une réelle performance de citoyenneté par la réitération critique des normes d’exclusion elles-mêmes. La régulation des frontières identitaires de la citoyenneté est liée à la performance d’un univers national racialisé et purifié par la production de ses extérieurs identitaires : « le ‘nous’ de cette communauté imaginée est conjuré pour les individus non perçus comme différents, et c’est à partir de ce groupe que les frontières de la citoyenneté sont reconstruites. »5 L’exclu est l’inhumain régulé par les frontières identitaires d’intelligibilité constitutionnelle de l’humain.

191. Le second point permet de comprendre dans quelle mesure le droit constitutionnel de

Common Law est propice à l’expression du pluralisme. Bhamra qualifie cela de « pluralisme

constitutionnel. » Le constitutionnalisme de Common Law ne se fondant pas directement sur des règles écrites devrait permettre d’accommoder les spécificités liées à la diversité en dépassant la rigueur de l’écrit. La Constitution britannique n’est en effet pas codifiée par un document formel – ce qui n’implique pas qu’elle ne présente pas de Constitution. Avec Dicey, cette Constitution est historique: « le caractère non codifié de la Constitution a aussi résulté en une emphase sur l’importance de l’histoire et de la politique pour comprendre la Constitution britannique. » La compréhension de la Constitution passe par une connaissance générale des contextes historiques et politiques. Cela implique d’une part que « les actes historiques nous informant sur les contextes spécifiques, sont déjà construits à partir ce qui est compris comme constitutionnel et inconstitutionnel. » Ainsi, ce qui relève du constitutionnel n’est pas donné comme tel à la connaissance, mais est une construction historique relevant de la construction

1 BHAMRA (M.K.), The Challenges of Justice in Diverse Societies, op. cit., p. 19 (nous soulignons). 2 BHAMRA (M.K.), The Challenges of Justice in Diverse Societies, op. cit., p. 20.

3 BHAMRA (M.K.), The Challenges of Justice in Diverse Societies, op. cit., p. 26, (nous traduisons). 4 BHAMRA (M.K.), The Challenges of Justice in Diverse Societies, op. cit., p. 28.

d’une psyché nationale : « cette idée représente la culture ou psyché nationale, profondément enchâssée dans les motivations qui viennent justifier ces actes. »1 Cela implique d’autre part que cette construction est inscrite dans une compréhension normative du pouvoir politique2.

192. La justice sociale participerait de la mise en évidence des réseaux de pouvoir qui

régulent ces communautés identitaires. En raison de son potentiel symbolique, la discussion autour de la reconnaissance de la pluralité doit être envisagée au niveau constitutionnel3. Si la structure constitutionnelle est discursive, la diversité doit en être un élément déterminant. L’argument constitutionnel est symboliquement essentiel et suffisamment souple de sorte qu’il permet un tel dialogue. Le pluralisme devient la structure critique de ce discours4.Alors que la structure identitaire de l’exclusion est constitutive du constitutionnalisme, une définition plus ouverte du constitutionnel implique qu’une analyse critique, de l’argument constitutionnel relatif à la reconnaissance du pluralisme, devienne la structure constitutive critique et éthique de la science constitutionnelle. Le constitutionnalisme pluraliste implique une modification de l’expression de la souveraineté dans le domaine identitaire, « ces discours devraient être considérés comme outils de construction nationale, mécanisme (juridique) par lesquels les idées sur la nationalité et ses relations à la diversité, sont explorées et élargies. »5

193. Au terme de cette présentation du constitutionnalisme pluraliste, l’on peut souligner

plusieurs éléments : le constitutionnalisme pluraliste saisit la diversité comme extérieure, sans jamais être constitutive ; le constitutionnalisme pluraliste est un discours de pouvoir, avec des normalisations identitaires ; le constitutionnalisme pluraliste fonctionne par concaténations en régulant les sujets juridiques, par l’attribution d’une communauté identitaire ; cette régulation implique des variations, dans la capacité à persévérer en tant que citoyen ; elle est liée à la production d’un univers national, racialisé, caractéristique de l’expression de la souveraineté dans le domaine identitaire ; le constitutionnalisme pluraliste se développe plus facilement en

Common Law, en raison du caractère symbolique de l’argument constitutionnel6; ces

exclusions identitaires impliquent une critique, justifiée par des considérations normatives de

1 BHAMRA (M.K.), The Challenges of Justice in Diverse Societies, op. cit., respectivement p. 178 et 179, (nous soulignons). 2

BHAMRA (M.K.), The Challenges of Justice in Diverse Societies, op. cit., p. 180 : « prescriptive constitutional lawyers do not agree with the view that the British Constitution does not contain normative elements, » (nous traduisons).

3 BHAMRA (M.K.), The Challenges of Justice in Diverse Societies, op. cit., p. 182 : « a constitutional dimension introduces an extra layer

to any discourse on diversity, making the issue of membership of civil society in active and participatory ways part of the dialogue. »

4 BHAMRA (M.K.), The Challenges of Justice in Diverse Societies, op. cit., p. 183 : « It becomes a background issue in the sense that an

awareness that claims for the free expression of identity markers impinge upon one’s place in civil society (..). It is foregrounded because, as constitutional discourses, one’s position (…) in civil society becomes an issue that is explicitly on the agenda for all participants. »

5 BHAMRA (M.K.), The Challenges of Justice in Diverse Societies, op. cit., p. 192, (nous traduisons).

6 Il faut nuancer cette approche, de Bhamra dans la mesure où le Common Law constitutionnel en droit britannique n’a pas la même portée

justice sociale. Cette structure identitaire du constitutionnalisme orientée vers une économie libidinale de la diversité, et de ses exclusions, se retrouve nettement dans l’analyse du paysage « différentialiste canadien. » Universalisme français et différentialisme canadien sont inscrits dans une économie de la diversité, la différence tenant à ce que pour le premier, le pluralisme est forclos, alors que pour le second, le pluralisme est promu ; au-delà, les effets identitaires sont similaires. Cette phénoménologie de l’exclusion est explicite dans le cas canadien.

B- Critiques de la citoyenneté culturelle canadienne : le multiculturalisme

194. Le débat sur le multiculturalisme a été relancé au Canada par deux controverses qui

avaient trait à la liberté de religion. Dans un cas, il s’agissait de la proposition de créer une cour arbitrale en Ontario appliquant la Shari’a, avec une réserve de compétence tenant au statut personnel1. Dans l’autre, le débat a été relancé au Québec avec la problématique des accommodements raisonnables2: le Québec a fait partie des dernières provinces sécularisées et pour laquelle la religion pose problèmes sur l’espace public, et tendant à se démarquer du reste du Canada, en proposant, notamment, un modèle d’interculturalisme. Dans les deux cas, l’enjeu résidait dans la détermination des frontières et de l’étendue de la citoyenneté culturelle canadienne : la citoyenneté en situation de diversité, et les limites au multiculturalisme. Ces controverses s’inscrivent dans une critique plus générale des effets du multiculturalisme en droit canadien. Certains dénoncent la promotion du multiculturalisme qui viendrait dissoudre les spécificités de l’identité canadienne. D’autres dénoncent les hiérarchies axiologiques présidant à cette reconnaissance. En somme, la critique générale du multiculturalisme est celle de la diversité, en tant que régulateur d’une certaine sexualisation sociale des identités, ou

économie libidinale du désir national. La structure de la diversité est bien plus complexe

qu’un simple modèle de reconnaissance constitutionnelle, et cette diversité est différemment mobilisée par les acteurs juridiques ; la diversité devient même une stratégie juridique3.

1 BADER (V.), « Legal Pluralism and Differentiated Morality: Shari’a in Ontario? », in GRILLO (R.), BALLARD (R.), FERRARI (A.),

HOEKEMA (A.), MAUSSEN (M.), SHAH (P.) (eds.), Legal Practice and Cultural Diversity, Ashgate, coll. Cultural Diversity and Law, Farnham and Burlington, 2009, pp. 49-72.

2 GAUDREAULT-DESBIENS (J.-F.), « Religious challenges to the secularized identity of insecure polity : A tentative of sociology of

Québec’s ‘reasonable accommodation’ debate’ », in GRILLO (R.), BALLARD (R.), FERRARI (A.), HOEKEMA (A.), MAUSSEN (M.), SHAH (P.) (eds.), Legal Practice and Cultural Diversity, Ashgate, coll. Cultural Diversity and Law, Farnham and Burlington, 2009, pp. 151-174. MACLURE (J.) et TAYLOR (C.), Laïcité et liberté de conscience, Boréal, Montréal, 2010.

3 FOURNIER (P.), « Calculating Claims: Jewish and Muslim Women Navigating Religion, Economics, and Law in Canada », It’l J. of L.

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