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2 Rôle de la traduction dans l’anglicisation du français au Canada

2.2 Conséquences de la traduction dans l’enseignement

Daviault considère que pour garder bien distincts l’anglais et le français, dans le contexte canadien, et éviter l’influence de l’anglais sur le français, il faut d’abord avoir une bonne éducation en français. Or il observe que l’anglicisation de la langue et de la pensée passe de plus en plus par l’enseignement. En effet, selon lui, la langue employée dans l’enseignement est anglicisée, car on enseigne à l’aide de manuels traduits de l’anglais vers le français ou carrément rédigés en anglais :

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Au point de vue de la langue, le mal est d’autant plus grand que la spécialisation, on la puise dans les manuels américains surtout depuis la guerre, qui a tari la source française, et, la grande spécialisation, aux États-Unis ou en Angleterre. Non seulement les manuels de langue anglaise forment le fondement de l’enseignement, mais les professeurs ne dirigent guère les élèves que vers la documentation de langue anglaise. (Daviault, 1957a : 19)

Cette citation laisse entendre que non seulement la langue qu’on enseigne est anglicisée ou s’anglicise pendant le processus d’apprentissage en raison des lectures en anglais, mais aussi qu’on transmet et perpétue une culture anglicisée et américanisée à travers l’enseignement. Elle est alors adoptée par défaut par les jeunes élèves à qui on ne présente pas d’autre option. Comme on adopte les manuels américains et la méthode d’enseignement américaine (à propos de laquelle il ne donne pas de précision), l’enseignement ne se fait plus selon la méthode française classique. Cette anglicisation de la méthode d’enseignement a atteint l’enseignement même de la langue française selon lui, et ce, dès les débuts de l’apprentissage :

Trop de manuels scolaires mis entre les mains des enfants sont écrits en une langue qui est un pastiche de l’anglais, quand il ne s’agit pas purement et simplement de traductions littérales. […] Le plus inquiétant, c’est que les manuels de grammaire française, – de grammaire française ! – n’échappent pas à la contagion. […] Par une étrange aberration, les auteurs de certaines de nos « grammaires » ont résolu de se détacher de la souche d’origine. Finis les textes de bons auteurs français à analyser ; finies les citations des grands écrivains de France. On ne donne plus en pâture aux écoliers que des phrases composées pour la circonstance par les auteurs des manuels et quelles phrases innommables ! (Daviault, 1957a : 22)

La traduction envahit de plus en plus le domaine de l’enseignement primaire où, non seulement on adopte les méthodes américaines même pour enseigner la grammaire française, mais où l’on se borne souvent à traduire ou adapter plus ou moins les manuels américains. (Daviault, 1957d : 19)

Le fait que Daviault considère qu’on enseigne la grammaire française par des méthodes anglaises provoque assurément des inquiétudes pour l’avenir du français. C’est, en effet, une méthode qu’on peut qualifier pour le moins de contre-productive si le but est d’éviter l’influence de l’anglais dans la langue. Selon lui, cette tendance à traduire des manuels américains plutôt que d’utiliser des manuels français est une conséquence de la Seconde Guerre mondiale ; le Canada étant coupé de la France durant les années de guerre, les écoles se sont tournées vers les ressources américaines :

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L’emprise de la traduction (de l’anglais, devrait-on peut-être écrire avec plus de justesse) s’accentue fortement depuis la seconde Grande Guerre. Elle règne maintenant dans le domaine de l’enseignement. Il s’est produit ce phénomène que, coupées de la source française, nos grandes écoles ont adopté, au cours de la guerre, des manuels américains. (Daviault, 1957d : 19)

Daviault rappelle, dans cette citation, que l’élément nuisible n’est pas la traduction en tant que tel, mais l’anglais qui se glisse à travers celle-ci. L’anglicisation de la langue se fait aussi à travers les études supérieures. Au-delà de la langue, Daviault déplore la perte d’intérêt au Canada français pour les études dans le domaine du français et des sciences sociales en général :

Les études de langue ont, de façon générale, régressé au Canada français. À la suite surtout des prédications d’Édouard Montpetit, — qui ne prévoyait pas un tel résultat quand il clamait à tout vent : — « Spécialisez-vous », — nos institutions d’enseignement ont accentué le côté scientifique de leurs programmes aux dépens des lettres. Nous, qui dirigeons les services de traductions à Ottawa, le savons bien : notre recrutement devient à peu près impossible : chaque année, sur deux cents candidats qui se présentent au concours (tous au moins bacheliers), c’est à peine si une couple réussissent à franchir le cap. (Daviault, 1952b : 113-114)

En effet, il constate que ceux qui souhaitent se spécialiser dans les domaines des sciences sociales le font surtout dans des universités étrangères de langue anglaise :

Les jeunes gens qui veulent pousser leurs études sociales, économiques ou politiques, au- delà de la license [sic] ès sciences sociales ou en droit, dans la proportion de sept sur huit puis-je dire, demandent à poursuivre ces études à la London School of Economics. […] À cause de quelle influence je n’ai pas à me le demander. Auparavant, on songeait plutôt à Harvard. (Daviault, 1957a : 19)

On comprend que ce sont ces mêmes spécialistes-là, formés en anglais, qui reviennent ensuite enseigner au Canada en français. Daviault considère que tous ces éléments mènent vers une façon de réfléchir qui est anglicisée et américanisée :

Mais ne voit-on pas que cette formation américaine ou anglaise, – de langue anglaise en tout cas, – ne prédispose guère nos grands spécialistes de ces matières, d’abord à penser en français, puis à s’exprimer en bon français. Pétri de pensée anglaise, comment ne chercherait-on à retrouver, en français, le vocabulaire auquel on est habitué ? ! (Daviault, 1957a : 20)

68 L’entièreté de la façon de penser des Canadiens français serait donc en train de s’angliciser dès le début de l’apprentissage de la langue. C’est ici qu’on voit comment la réflexion que Daviault pose sur les liens étroits qui existent entre la langue et la pensée façonne sa conception de l’anglicisation de la langue française au Canada. Ce n’est pas simplement une question de qualité de la langue ou de valeurs plutôt esthétiques associées à la langue, il serait inquiet pour l’avenir de la culture des Canadiens français.

Nonobstant, Daviault entrevoit la possibilité d’un avenir positif pour la langue écrite et parlée au Canada français :

Quant à la langue couramment écrite (je ne parle pas de celle de quelques bons écrivains ou journalistes), elle subit les mêmes influences, surtout par l’intermédiaire de la traduction. Question très grave que celle de l’anglicisation de la langue canadienne, mais elle n’est pas notre propos, ici. Notons seulement, quitte à y revenir, que cette langue anglicisée et d’origine assez récente ne représente qu’un état transitoire. À moins que notre nationalité n’ait perdu toute vitalité, elle ne se contentera pas toujours de ce moyen d’expression si peu organisé. Il y aura réaction dans le sens du français, ou bien nous nous fondrons dans le grand tout anglo-saxon de l’Amérique du Nord. Voilà l’alternative. (Daviault, 1951c : 13)

Il y a donc des façons de travailler pour redresser l’état de la langue française au Canada et ainsi diminuer l’influence de l’anglais. Nous savons maintenant que Daviault avait vu juste, car un peu plus d’une dizaine d’années plus tard, il y a eu une « réaction dans le sens du français » : nous pouvons penser à la mise sur pied de l’Office de la lanfue française et ses campagnes de francisation ainsi que les différentes politiques linguistiques adoptées par le gouvernement. Daviault a lui-même proposé des solutions en ce sens, qui seront abordées dans la dernière partie de ce chapitre, mais d’abord nous étudierons le rôle que les traducteurs ont à jouer dans cet enjeu et dans ces solutions. Il est cependant intéressant ici de remarquer que la tendance de Daviault, observée dans cette section, à faire peser sur les traducteurs la responsabilité de l’anglicisation de la langue ne lui est pas propre. Il s’agit de sa façon de perpétuer une vision très négative de la traduction qui exsite dans le monde occidental depuis la Renaissance. Ce type de discours génère une fausse image du traducteur qui est dépeint comme un traitre et la traduction comme une copie, forcément de moins qualité, de l’original (Mangerel, 2013). Nous verrons dans la prochaine section que tout en entretenant cette vision négative de la traduction, Daviault voit aussi en eux une partie de la solution à l’anglicisation de la langue.

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