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1 / Conditions d’émergence et production de « l’esprit » des carnavals indépendants

Si le carnaval de Nice a acquis une renommée mondiale et attire chaque année plusieurs centaines de milliers de touristes sur la Côte d’Azur, il peut également apparaître pour la population locale comme un spectacle offert à un public extérieur et non comme une fête « de participation ». C’est sur la base de cette analyse que se sont développées, ces dernières années, en marge des festivités officielles, des carnavals dits « indépendants »

Les collectifs Nux Vomica et Zou Maï qui en sont à l’origine ont manifesté leur volonté de réconcilier la population locale avec cette fête populaire. Ils affirmaient ne pas pouvoir s’identifier à cette ville de Nice constituée en capitale de la Côte d’Azur :

« On ne se retrouvait plus dans cet énorme Club Méditerranée, dans cette orientation qui paraît inéluctable, qui dévitalise tout lieu de vie pour en faire un décor, qui transforme toute culture en une sorte d’expression figée d’un folklore de pacotille ».

C’est ainsi qu’ils ont décidé de créer une manifestation festive qui relèverait moins du « spectacle » et de la mise en scène d’une Côte d’Azur centrée sur le tourisme, que du « partage », de la mise en commun de tout un univers symbolique à redécouvrir ou à découvrir, d’un imaginaire culturel et pictural à inventer et à revisiter.

Ils insistèrent alors sur les besoins de reconquérir des espaces de vie en commun qui permettent aux gens de se rencontrer, de réinvestir de ces hauts lieux du politique et de la fête populaire que sont les rues, les places et toutes autres formes d’espaces publics, mais aussi de renverser l’ordre symbolique institué dans le carnaval de Nice où les spectateurs bombardent du haut de leur tribune les acteurs du défilé. Il s’agissait alors précisément de rétablir l’esprit de la fête carnavalesque.

Dans ce sens, la farine a été préférée aux confettis et aux bombes de spaghettis achetées aux petits vendeurs de rue en ce qu’elle est un produit de consommation courante, peu coûteux — donc plus « populaire » — et qui ne participe pas de la marchandisation de la fête. Mais surtout, la farine était destinée, dans l’esprit de ceux qui l’ont institué en principe, à blanchir ceux qui ne se prêtent pas au jeu, qui restent à l’extérieur, dans le but de les intégrer au corso et d’en faire des participants comme les autres. Elle représente désormais un signe distinctif, une marque caractéristique de ces carnavals.

En qualifiant ces carnavals d’« indépendants », les artistes qui en sont à l’initiative ont voulu insister sur leur volonté de mettre en valeur le caractère autonome de la manifestation qui n’est pas reconnue officiellement par les autorités locales — et ce malgré leur succès grandissant d’année en année. Ils voulaient également signifier qu’ils ne bénéficiaient d’aucune subvention pour fonctionner. Un des mots d’ordre lancé chaque année lors des campagnes promotionnelles se décline alors de la manière suivante :

« Carnaval indépendant = 0% d’autorisation 0% de subvention 0% Côte d’Azur 0% spectateurs 100% acteurs 100% de bric et de broc… ».

Mais cette notion d’indépendance renvoie également à l’idée d’instaurer une autonomie de la démarche en ce que celle-ci n’est pas envisagée comme la tentative d’instaurer un « contre carnaval » dont la finalité première serait de rivaliser avec le carnaval « officiel », mais plutôt comme l’expression d’un mouvement collectif capable « d’amener chacun à se montrer tel qu’il se rêve », comme l’explique un participant.

En février 2000, lors d’une réunion de préparation des festivités qui se déroulait dans un bar du quartier Saint-Roch, la question du maintien du terme « indépendant » pour qualifier la démarche fut posée et longuement discutée par les organisateurs. Selon certains, l’implication protestataire induite par ce terme risquait de faire apparaître cette manifestation comme une simple démonstration politique contre le Carnaval de Nice et contre la municipalité, sans mettre en évidence les autres caractéristiques à l’œuvre. D’autres qualificatifs furent proposés, comme ceux de « populaire », d’ « authentique » ou encore de « pirate », mais aucun ne s’imposa comme pleinement satisfaisant. « Populaire » et « authentique » étaient présentés comme trop ambiguës dans la mesure où il était question d’une certaine définition de la « popularité » et de l’« authenticité » qui n’était

téléachat produites par TF1 étaient d’une certaine manière « populaires », bien que ce n’était pas cette définition qui était la mieux appropriée pour qualifier la démarche. Il en était de même pour le terme « authentique » pouvant renvoyer à l’idée folklorisante selon laquelle tel élément de la tradition locale a été bien conservé sans pour autant mettre en évidence celle de participation sincère et active de la population défendue par le groupe. Quant au terme « pirate » dont il fut mentionné qu’il exprimait bien l’idée d’un carnaval sans autorisation et sans subvention, il fut rapidement convenu qu’il pouvait apparaître comme trop marginalisant, ce qui n’était pas non plus l’objectif du collectif. Finalement, c’est donc le terme « indépendant » qui a été conservé pour qualifier l’événement, tout en le « nissartisant » de manière à mieux signifier la dimension identitaire à l’œuvre derrière l’aspect plus spécifiquement contestataire que laissait transparaître le choix de ce terme. Ainsi, sur les affiches comme sur les tracts distribués dans le quartier lors des aubades, il était à chaque fois question du « Carnevale independent ».

La démarche contestataire à l’œuvre dans l’organisation des festivités trouve également à s’exprimer dans les thèmes retenus pour la fabrication des chars et pour la confection des déguisements. Chaque année, un « atelier éphémère » est improvisé dans un square transformé en usine carnavalesque dans le quartier de Saint-Roch pour mettre à la disposition de la population les outils et le matériel nécessaire à la fabrication d’un char ou d’un déguisement (peinture, colle, fil de fer…), ainsi que de nombreux « charafi146 »récupérés dans la rue qui, selon les principes en vigueur, constituent la matière première à partir de laquelle s’élaborent les réalisations les plus folles. Celles-ci contribuent, d’année en année, à forger des figures contestataires autour de la dénonciation de trois phénomènes fortement liés les uns aux autres : la mondialisation des échanges économiques et son revers d’uniformisation et de domination culturelle, la consommation de masse et plus particulièrement l’étendue de son hégémonie dans le domaine des biens culturels, et le thème favori du tourisme de masse et de la Côte d’Azur érigée en décor de carte postale.

Ainsi, une des réalisations les plus remarquées lors de l’édition 2000 aura été ce gigantesque « Mac-Barbac », un hamburger dégoulinant une gélatine multicolore et pour le moins peu appétissante. Il dénonçait la « Mac Domination du monde » et symbolisait la « malbouffe » qu’imposent les chaînes de restauration rapide qui s’implantent jusque dans les vieux quartiers de la ville. À l’opposé, un jeune enfant s’était transformé en Pan bagna vivant, symbole d’une culture locale de plus en plus menacée. Dans le même ordre d’idée, une cougourde géante — trop « monstrueuse » pour être naturelle — trônait sur un char pour mettre en garde contre les méfaits des organismes génétiquement modifiés.

L’autre thème récurrent dans les corsos est abordé par le détournement des symboles de la consommation de masse. À titre d’exemple, cette même année, le carton d’emballage d’une télévision 16/9 de marque japonaise avait été placé sur un caddie de supermarché avec le commentaire suivant : « La catastrophe culturelle ». Un autre participant s’était fabriqué un costume entièrement confectionné de boîtes de Coca-Cola. Un autre encore s’était collé sur tout le corps plusieurs centaines de faux billets de banque que les gens pouvaient arracher tout en le dénudant.

Mais c’est sans doute chaque année la stigmatisation de l’image de Nice comme capitale du tourisme international qui est le thème le plus abondamment traité par les participants, non parce qu’il représente ici un sujet plus sensible que les autres, mais parce qu’il est au fondement même de la création et du succès des carnavals « indépendants » qui se posent comme une alternative à cette définition de la ville. Ainsi, on a pu voir dans un des corsos une participante déguisée en palmier avec cette inscription portée sur son front : « Mefi, le tourisme tue ! »

D’année en année, c’est tout une symbolique anti-Côte d’Azur qui s’est forgée à partir de ces réalisations carnavalesques pour constituer un réservoir de ressources collectives dans lequel il devient ensuite possible de puiser pour mettre en scène le sens de la localité. C’est ainsi, par exemple, que Capitian Nissa est devenu une sorte de Superman local dont la mission, selon la légende, est de lutter contre les « estraças terrestras », ces hommes et ces femmes venus d’ailleurs, vêtus de shorts et de sandales et qui envahissent les plages où ils viennent s’entasser durant la période estivale. Une autre figure récurrente déjà évoquée est celle du Gran Calamar, ce céphalopode géant qui, là encore, selon la légende, recule généralement devant l’avancée des touristes, mais qui reviendra un jour sur le rivage pour tous les dévorer.

Enfin, un autre thème abordé dans les corsos carnavalesques est celui de la lutte contre toutes les exclusions. Lo Drag en est devenu le symbole local depuis son apparition dans le carnaval de Saint-Roch en 1998. Il est une sorte de dragon mythique qui, comme l’expliquait un des participants déjà cité, est là pour manger tous les cònòs147 de la ville,

ceux qui ne tolèrent pas l’altérité quelle qu’elle soit. En ce sens, le cònò apparaît clairement comme celui qui considère que l’on ne peut être Niçois que si l’on est « de souche » niçoise, ce qui revient à clôturer le groupe sur la base des origines communes et à exclure tous ceux qui ne remplissent pas ces critères d’appartenance. La formule Sian toi

de Nissa148 érigée en slogan des carnavals indépendants est alors une manière de répondre au traditionalisme de l’association Sian de Nissa149 dont le nom même repose sur l’affirmation des origines.

Il se dessine ainsi, à l’image de ce dragon, une conception de l’identité qui ne repose pas sur une définition de l’appartenance locale prescrite, héritée des ancêtres, préservée avec plus ou moins de succès d’une société destructrice des modes traditionnels de l’organisation sociale et qui clôture le groupe sur la base de ses origines communes, mais qui laisse entrevoir d’autres modes de constructions possibles, centrées sur le modèle de la communauté imaginée et prônant une libre participation de tous ceux qui veulent s’intégrer à la fête.

C’est précisément autour de cette tension entre un local « essentialisé » et un local « imaginé » que devait se focaliser le débat entre « traditionalistes » et « indépendants » dans leurs réponses aux tentatives de « relookage » du carnaval impulsées par l’Office du Tourisme et des Congrès de Nice (OCTN).

III.2 / Le local « instrumentalisé », « essentialisé » et « imaginé » : retour sur la