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1 / Émergence et renouveau de la critique « artiste » en France

Dans Le nouvel esprit du capitalisme, L. Boltanski et E. Chiapello se sont intéressés à l’émergence et aux reformulations contemporaines de ce qu’ils appellent une « critique artiste » du capitalisme. Celle-ci s’enracine dans l’invention du mode de vie bohème dans les milieux lettrés du XIXe siècle. Elle exprime la perte de sens qui découle de la standardisation et de la marchandisation généralisée liée au développement de la société industrielle et touchant aussi bien aux productions culturelles et artistiques qu’aux biens de consommation courante. Les motifs d’indignation qui l’alimentent puisent leur source dans les constats simmelien et weberien de désenchantement du monde moderne, dans l’inauthenticité du genre de vie qui y est associé (qui enferme les êtres humains dans une « cage de verre ») et dans l’oppression qui aliène la liberté créatrice de l’homme et son autonomie du fait de la subordination de la condition salariale.

« La critique artiste repose sur une opposition, dont on trouve la mise en forme exemplaire chez Baudelaire, entre l’attachement et le détachement, la stabilité et la mobilité. D’un côté, des bourgeois, possédant des terres, des usines, des femmes, enracinés dans l’avoir, obnubilés par la conservation de leurs biens, perpétuellement soucieux de leur reproduction, de leur exploitation, de leur augmentation et condamnés par là à une prévoyance méticuleuse, à une gestion rationnelle de l’espace et du temps et à une recherche quasi obsessionnelle de leur production pour la production ; de l’autre, des intellectuels et des artistes libres de toute attache, et dont le modèle — celui du dandy — constitué au milieu du XIXe siècle —, faisait de l’absence de production, si ce n’est de la production en soi, et de la culture de l’incertitude des idéaux indépassables. » (L. Boltanski et E. Chiapello, 1999, p. 84)

développé une critique de l’aliénation conjuguant une déshumanisation du monde sous l’emprise de la technicisation et de la technocratisation, une perte d’autonomie et une absence de créativité. Si, dans le domaine domestique, les revendications avaient pour objectif l’affranchissement par rapport aux formes traditionnelles de contrôle social (libération des femmes, émancipation des jeunes), il s’agissait également de dénoncer dans le domaine de la production le pouvoir hiérarchisé, le paternalisme, l’autoritarisme, les horaires imposés, les tâches prescrites, la séparation taylorienne entre conception et exécution et, plus généralement, toute forme de division sociale du travail (ibid., p. 245).

« Ces thèmes, qui renouvellent la vieille critique artiste en la traduisant dans un langage inspiré de Marx, de Freud, de Nietzsche ainsi que du surréalisme, ont été développés dans les petites avant-gardes politiques et artistiques dès les années 50 (on pense particulièrement à Socialisme ou barbarie et à l’Internationale situationniste) bien avant d’exploser au grand jour dans la révolte étudiante de 68 qui leur donnera une audience sans pareille, impensable dix ans auparavant. Ils viennent remplir les attentes et les inquiétudes des nouvelles générations d’étudiants et de cadres, et répondent au décalage entre leurs aspirations à la liberté intellectuelle et les formes d’organisation du travail auxquelles ils doivent se soumettre pour s’intégrer socialement. » (ibid., p. 246).

Pour faire face à cette critique artiste des conditions de travail asservissantes et des formes d’autorité traditionnelle — critique qui ne tardera pas à être adoptée dans la deuxième moitié des années 70 par ce que A. Touraine désignait à l’époque comme les « nouveaux mouvements sociaux » (féministes, homosexuels, écologistes et antinucléaires) —, le mot d’ordre lancé par des fractions novatrices du patronat puis repris comme slogan largement diffusé par le CNPF porte sur l’amélioration des conditions de travail et sur l’enrichissement des tâches :

« L’intérêt porté aux conditions de travail, la critique du travail à la chaîne, la conscience de la relation entre la satisfaction du travail et l’accomplissement des tâches plus complexes, réalisées de façon plus autonome, constituent autant de thèmes qui sont apparus dès 1970-1971 dans la littérature patronale comme des pistes à explorer pour faire face à la contestation de l’autorité et surtout pour prévenir des révoltes à venir, les grèves des OS de ces mêmes années apparaissent comme le déclencheur d’une telle réflexion. » (ibid., p. 266).

Se mirent alors progressivement en place une série d’innovations dans l’organisation du travail, dont l’objectif était de donner satisfaction aux revendications d’autonomie et, dans le même temps, de contourner les syndicats et de supprimer leur intermédiation dans la gestion de la crise. Or, ces innovations vont consister principalement à faire de l’exigence d’autonomie une valeur centrale du nouvel ordre industriel et cela non seulement en faveur de ceux qui le réclamaient (les ingénieurs et les cadres diplômés des grandes entreprises), mais aussi des ouvriers non diplômés qui avaient mené la lutte sociale sur le terrain de la sécurité et de la stabilité de l’emploi :

« La remise sous contrôle des entreprises, objectif essentiel du patronat à cette époque, fut obtenue, non pas en accroissant le pouvoir de la hiérarchie, la longueur des lignes hiérarchiques et le nombre des instruments comptables ou des directives bureaucratiques, mais grâce à une rupture avec les modes de contrôle antérieurs et à une endogénéisation des demandes d’autonomie et de responsabilité jusque-là tenues pour subversives. On peut schématiser ce changement, en considérant qu’il a consisté à substituer l’autocontrôle au

contrôle et par là à externaliser les coûts très élevés du contrôle en en déplaçant le poids de

l’organisation sur les salariés. […] La série des changements dans l’organisation et la classification des tâches devait également permettre de rendre le travail assez attrayant pour qu’une main-d’œuvre jeune, française et éduquée puisse s’y adapter. » (ibid., p. 274- 75).

Bien qu’indirectement, les thématiques portées par la critique artiste ont été réutilisés par les dirigeants du patronat et de ce fait ont participé involontairement au renouvellement du capitalisme et au passage, dans les années 80, du taylorisme à l’organisation du travail « flexible », « modulaire » ou « par projets ».

L’un des effets de ces déplacements et du brouillage d’une opposition qui, comme le décrit bien E. Chiapello (1998), a joué un rôle central en France au milieu du XIXe siècle, a été de rendre l’adoption d’une posture critique à la fois plus nécessaire que jamais et largement inopérante :

« Elle est nécessaire parce qu’elle constitue, pour les intellectuels, le dernier marqueur capable de maintenir leur spécificité ou leur identité face aux gens d’affaires et de pouvoir. Mais la critique développée par ces intellectuels ou ces artistes, vite saluée comme « décapante », « dérangeante » ou « radicale » par les grands médias et par les adversaires qu’elle était censée scandaliser et qui, se révélant plutôt être des partenaires — voire des doubles —, s’empressent de reprendre la critique à leur compte, perd son point d’application et se condamne à un éternel changement ou à une vaine surenchère. » (Boltanski et Chiapello, 1999, p. 399).

Un autre élément avancé par ces auteurs consiste enfin à rendre compte de ce phénomène d’osmose en le mettant en relation avec le développement durant les trente dernières années d’un public, formé dans les universités et doté de schèmes culturels qui ont été transmis par la génération antérieure et, particulièrement, par celle des enseignants et des médiateurs culturels (journalistes, animateurs, hommes de théâtre…) qui étaient eux-mêmes étudiants autour de mai 1968 et qui occupent aujourd’hui les positions de pouvoir culturel dans l’université, l’édition ou les médias.

À la suite de ce processus, la critique artiste va connaître une crise profonde qui, contrairement à celle de la critique sociale liée à la transformation du salariat et à la désyndicalisation qui s’en est suivie, est plutôt le résultat de son apparent succès et de la facilité par laquelle elle s’est trouvée récupérée et mise à profit par le capitalisme. Se trouvant intégrées dans la rhétorique manageriale comme la nouvelle doxa de l’esprit du capitalisme, les demandes d’autonomie, de créativité, d’authenticité et de libération se vidaient progressivement de leur charge contestataire, même si de nombreux acteurs engagés dans ce qui allait devenir, avec le développement considérable de l’industrie culturelle (dans le domaine de la musique tout particulièrement), un marché de la transgression désinvolte et de l’impertinence, continuaient à croire à l’authenticité d’une démarche critique vis-à-vis de la société du spectacle, de l’information et de la consommation de masse que leurs propres productions contribuent paradoxalement à faire prospérer.

Ainsi, la critique artiste se trouve aujourd’hui paralysée par son succès. Réservée jusqu’aux années 50 à des avant-gardes très minoritaires, elle a rencontré à partir de la fin des années 60 les aspirations d’un vaste public qui a contribué à sa diffusion médiatique et à la prise en compte des thèmes qu’elle portait dans les instances institutionnelles. Mais en contribuant à ébranler les conventions liées à l’ancien monde paternaliste et à surmonter les rigidités de l’ordre industriel, elle a ouvert la possibilité de prendre appui sur de nouvelles formes de contrôle et de « marchandiser » de nouveaux biens, en particulier dans le domaine culturel.

Dans ces conditions, la question posée depuis le début des années 90 est de savoir quelles sont les bases normatives à partir desquelles peut se renouveler la critique artiste dans la société post-industrielle et cela d’autant plus que les thèmes qu’elle a contribué à faire émerger, bien qu’ayant été récupérés par le capitalisme, sont toujours d’actualité.

C’est sans doute le thème de l’authenticité, plus que celui de la liberté et de l’autonomie individuelle, largement récupérés dans le nouvel esprit du capitalisme, qui procure, depuis le début des années 90, la plus grande force d’indignation en portant la critique sur la dénonciation de la mise en scène de la différence à des fins marchandes :

« La marchandisation de tout, comme appropriation capitaliste de la différence pour en tirer un profit, peut-elle, aussi bien être dénoncée /…/ comme mise en spectacle de tout, comme anéantissement de tout élan vital authentique qui, à peine esquissé, est immédiatement encodé afin de prendre place dans la circulation marchande des signes qui

ouvert la voie à une dénonciation de la réalité tout entière comme illusion et comme mise en scène : comme spectacle en tant que forme ultime de marchandise » (p. 445-446).

Or, l’aporie sur laquelle butent les entreprises de déconstruction de la notion d’authenticité et sa critique corollaire du monde comme spectacle rendue célèbre par les analyses de G. Debord en 1967 et de J. Baudrillard (1981) est qu’elle sape toute position normative et cognitive à partir de laquelle une telle dénonciation peut être posée :

« La visée radicale de la nouvelle critique menace sans arrêt sa propre position d’énonciation car on ne peut pas ne pas se demander d’où l’optique critique peut être adoptée si tout n’est que simulacre et que spectacle » (p. 552).

C’est alors, comme le soulignent encore les auteurs du Nouvel esprit du capitalisme, en limitant l’extension de la sphère marchande par la création d’espaces, d’activités et d’artefacts qui tentent de s’en extraire que se régénère aujourd’hui la nouvelle critique artiste. Car « c’est là que se situent peut-être les seules visées critiques que le capitalisme ne puisse pas récupérer parce qu’il est en quelque sorte dans son essence d’avoir partie liée avec la marchandise » (p. 639).

Une telle limitation concerne non seulement les productions artistiques mais, plus globalement, toute forme de biens que l’on considère comme dégradés par leur transformation en produits proposés sur un marché concurrentiel et parmi lesquels les festivals d’été, les carnavals, les produits du terroir ainsi que certains lieux de la ville comme les centres historiques gentrifiés se trouvent particulièrement exposés du fait de leur mise en valeur dans le cadre des politiques culturelles et touristiques des villes.

De ce point de vue, c’est alors « parce qu’il serait contraire à la dignité propre du bien d’être « dénaturé » par le codage, transformé en produit ou, si l’on veut, « aliéné », que sa marchandisation doit être exclue » (p.575).

Une autre forme d’expression de cette exigence d’authenticité est passée, ces dernières années, par le développement de nouvelles démarches culturelles et artistiques inscrites dans « les creux de la ville », dans des squats artistiques implantés dans des friches industrielles ou militaires, ces « espaces interstitiels » comme les a qualifié L. Roulleau- Berger. Dans ces lieux où des mondes sociaux différents s’entrecroisent sont mises en débat critique des questions comme celles qui sont liées aux transformations du monde de l’art, ou celles qui s’organisent autour de la lutte contre l’exclusion sur la base de convictions qui ne sont pas seulement artistiques, mais aussi politiques77 :

« Le développement culturel est aujourd’hui dans une nouvelle époque où l’œuvre, le produit, ne peuvent plus être les seules valeurs appréhendées, les seules valeurs recherchées. Créateurs et publics cherchent d’autres formes de relations fondées sur la permanence artistique dans la cité. Chaque territoire génère ainsi son propre processus actif, en s’appuyant sur des logiques différentes. Cette nouvelle dynamique n’est pas le fruit d’une politique d’animation des territoires, mais le résultat d’une urgence politique et poétique de réinscription de l’artiste dans la cité, vécue et révélée par les artistes eux- mêmes. Ce qui est travaillé par cette nouvelle forme d’engagement des artistes et des populations, c’est une autre définition de l’art. » (Lextrait, 2001, vol. 2, p. 5).

Cette « autre définition de l’art » puise sa source dans les nouveaux questionnements politiques qui se formulent autour du décalage entre la surabondance de l’offre culturelle et le sentiment de vide ressenti par un nombre croissant de personnes qui cherchent à se sentir acteurs de leur cité :

« Face à la dépolitisation de nos sociétés, les mobilisations artistiques et civiques se conjuguent de façon spécifique autour de chaque expérience afin de refuser un certain fatalisme et de construire un espace politique où l’art est interrogé dans sa capacité à

reproduire du lien social et à rénover la cité. Au cœur de ces pratiques se joue le débat du culturel dépolitisé versus culture politisante. » (ibid.)

Ainsi, la critique portée par l’ensemble de ces acteurs pose selon lui des questions essentielles sur les sociétés post-industrielles en des termes politiques : évolution des rapports sociaux, équilibre entre la société marchande et non marchande, arbitrage entre le public et le privé, tentions entre le centre et la périphérie — que ce soit entre les centres historiques et les « quartiers sensibles », entre Paris et les autres métropoles —,entre le Nord et le Sud, usages du temps libre, parité entre les hommes et les femmes, liens intergénérationnels, ré-interrogation du couple amateur-professionnel, réinvention des modes de sociabilité de voisinage, ra-appropriations des lieux publics dans la ville, réflexion sur l’exclusion, sur les discriminations, sur l’intégration sociale, mais aussi sur les équilibres écologiques, sur les relations entre villes et campagnes, sur l’urbanisme, etc. En abordant toutes ces questions très pragmatiquement, sur le « terrain », dans l’expérience concrète des pratiques quotidiennes et des nouveaux projets à réaliser, cette critique contribue à mettre en œuvre de nouvelles figures de l’artiste, de l’intellectuel et du citoyen. Ce qui prime dans ce type d’engagement que l’on voit se développer un peu partout en France et en Europe, dans les grandes métropoles mais aussi dans les arrière- pays et quelquefois sur les territoires les plus reculés, c’est le fait de partir d’une démarche artistique et culturelle pour « travailler le pays » :

« Le principe de “l’artiste, la ville, sa ville” n’a que peu à voir avec le vieux slogan “vivre et travailler au pays”, et en revanche beaucoup à partager avec les notions de développement durable, d’écologie artistique et d’équilibre territorial. Nous revenons donc toujours au positionnement politique territorial qui refuse les modèles d’aménagement et encourage l’affirmation des singularités, des spécificités. Territoires urbains et territoires ruraux sont dans la même résistance envers une certaine forme de mondialisation, celle de l’uniformisation. » (Lextrait, 2001, vol. 2, p. 17).

Ainsi, comme il le souligne, la relance de la critique artiste passe par une alliance avec la critique écologique et avec les mouvements anti-mondialistes tout en portant l’essentiel de son engagement sur le terrain local. Il nous faudra donc analyser le rôle de cette nouvelle critique artiste dans les enjeux autour de la construction sociale de la « localité ».

I.2 / De l’École de Nice au Collectif des Diables Bleus : quarante ans de critique artiste