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Notre étude a permis d’élaborer une vision globale du fonctionnement de l’association entre H. physophora et A. decemarticulatus, à travers l’examen détaillé de deux aspects pouvant avoir un impact crucial sur son évolution : les multiples échanges structurant le mutualisme et la rencontre entre les deux partenaires. Pour conclure, nous allons dans un premier temps unir les informations fournies par ces deux pans du travail pour décrire le cycle de vie complet de l’association, avant de résumer les facteurs qui la stabilisent et de confronter ces résultats à des questions d’ordre plus général sur les mutualismes.

1.1. Cycles de vie des partenaires

Contrairement aux myrmécophytes pionniers dont le cycle de vie coïncide approximativement avec celui de la colonie qu’ils hébergent, ceux de sous-bois ont une croissance beaucoup plus lente et peuvent vivre nettement plus longtemps que leurs hôtes.

Hirtella physophora, qui est la seule espèce pour laquelle des données précises existent à ce

sujet, peut ainsi vivre bien plus de 200 ans, soit au moins dix fois plus qu’une colonie d’A.

decemarticulatus.

Les jeunes plants d’H. physophora commencent à produire des feuilles sans domaties. Les moyens de défense dont disposent alors les plants juvéniles contre les phytophages sont inconnus, comme d’ailleurs chez la plupart des myrmécophytes. Les quelques études menées à ce sujet suggèrent que certaines espèces présentent des défenses directes (chimiques/physiques), alors que d’autres adopteraient une stratégie de tolérance avec un taux de croissance compensant la défoliation (Nomura et al. 2001; Del Val et Dirzo 2003). Les premières poches foliaires sont produites vers deux ans (Dejean, comm. pers.). Dans les semaines qui suivent, ces plants sont ensuite rapidement colonisés par des reines fondatrices d’A. decemarticulatus provenant des colonies environnantes. Selon nos données, on peut estimer qu’il se passe au moins un an entre le stade « fondations claustrales multiples » et le stade « colonie monogyne unique » à partir duquel la protection biotique peut être efficace pour la plante. Dans les années qui suivent, la colonie se développe, construisant notamment des galeries le long des tiges de son hôte. L’espace devient limitant une fois qu’elle occupe

toutes les domaties, mais l’essaimage des sexués se fait tout au long de l’année si bien que de l’espace se libère régulièrement indépendamment de la croissance continue des plantes. La colonie peut vivre une vingtaine d’années, après quoi elle périclite. Les plants entrent alors dans une courte phase solitaire qui durera tout au plus quelques semaines avant d’être re- colonisés. Durant cette période puis l’année qui suit, leur croissance stagne, la production de nouvelles feuilles étant plus faible car ces dernières sont très attaquées en l’absence de colonie mature. Puis les colonies naissantes atteignent la maturité et le cycle se poursuit ainsi (Fig. 39). La production de fruits par les plants d’H. physophora commence à un âge indéterminé (mais au plus tard vers 15 ans). Par la suite, contrairement à leur croissance, leur reproduction ne semble pas affectée par la présence ou l’absence des fourmis (du moins à l’échelle de quelques mois). Enfin, il y a de fortes chances qu’au cours de leur vie, les plantes d’H.

physophora soient cassés par des chutes d’arbres ou de branches. Ils survivent souvent et tout

se passe comme si le cycle repartait de zéro, avec un rejet assez vigoureux partant de la base du tronc au niveau du sol.

Figure 39. Représentation schématique des cycles de vie d’un plant d’H. physophora

(segment vert) et des colonies successives d’A. decemarticulatus qui l’habitent (segments jaunes), ainsi que de leur dynamique de croissance respective. Celle de la plante est caractérisée par un ralentissement prononcé pendant les périodes d’un an minimum au cours desquelles elle n’héberge pas de fourmis, ou seulement des reines fondatrices et petites colonies naissantes. Celle des colonies est caractérisée par un ralentissement qui commencera plus ou moins tôt en fonction de la taille de la plante (et donc du nombre de domaties).

Age de la plante C roiss an c e Cr o is s a n c e 20 40 ans 10 ans 80 ans 60 ans Age de la colonie 0 0 10 ans 0 20 ans 0 Age de la plante C roiss an c e Cr o is s a n c e 20 40 ans 10 ans 80 ans 60 ans Age de la colonie 0 0 10 ans 0 20 ans 0

1.2. Stabilité de l’association

Notre travail met en lumière un mutualisme obligatoire plante-fourmis présentant un degré de spécificité d’association inhabituel dans ce type d’association. Le myrmécophyte H.

physophora est en effet toujours habité par la même espèce de fourmi, A. decemarticulatus,

indépendamment de l’âge du plant, du fait qu’il ait ou non déjà été occupé, et du stade de développement de ses hôtes (fondations ou colonies matures). Notre étude allonge donc la liste des quelques cas connus où un myrmécophyte n’est habité, au moins localement, que par une espèce de fourmi (Yu et Davidson 1997; Fiala et al. 1999; Brouat et al. 2001), et elle a permis d’identifier les facteurs favorisant le maintien d’une telle spécificité dans ce cas précis.

1.2.1. Exploitation interne

En dépit d’intérêts reproductifs non alignés, les fitness des deux partenaires semblent assez liées puisque leur croissance respective dépend beaucoup de celle de leur associé. La présence de fourmis conditionne l’émergence et le développement des nouvelles feuilles, et le nombre de poches foliaires limite la croissance des colonies. Cette association semble être un exemple de pseudoréciprocité, où la plante est la seule à investir de façon clairement dirigée vers les fourmis. Les possibilités d’exploitation interne apparaissent très limitées.

La tricherie est freinée chez la plante du fait des effets rétroactifs négatifs qu’une telle stratégie entraînerait. Un moindre investissement de sa part dans les récompenses pour les fourmis (par le biais de feuilles sans nectaires ou sans domaties par exemple) priverait sans doute certaines feuilles de la protection biotique dont elles ont besoin pour se développer correctement, au vu des facteurs proximaux guidant les activités constitutives et inductibles des fourmis.

Quant au service de protection rendu par les fourmis, il est essentiellement un sous- produit de leurs activités de fourragement, ce qui empêche la possibilité de tricherie de leur part vis-à-vis de la défense contre les phytophages. Quelques coûts potentiels de la protection de la plante sont difficiles à exclure totalement, mais ils seraient de toute façon faibles et fortement sélectionnés par le même mécanisme de rétroactions qui stabilise les coûts de la plante. Un moindre investissement dans certains aspects de la défense de leur hôte renforcerait en effet rapidement la limitation par l’espace subie par les fourmis puisque la production de nouvelles feuilles et domaties en serait affectée.

Enfin, le maintien d’un bilan net positif pour les deux partenaires est renforcé par le fait qu’aucun conflit d’intérêt lié à leur reproduction ne semble exister. En effet, contrairement à d’autres espèces d’Allomerus, A. decemarticulatus ne castre pas systématiquement son hôte en réponse à la limitation par l’espace.

1.2.2. Exploitation externe

La réunion des deux partenaires à chaque génération est très rapide et efficace, principalement grâce à la capacité qu’ont les reines fondatrices d’A. decemarticulatus de distinguer H. physophora des autres espèces de plantes sympatriques. Une intense compétition intraspécifique marque l’occupation des plants, mais la compétition interspécifique est, elle, beaucoup plus rare. Pourtant, l’occupation massive des plants par les reines fondatrices d’A. decemarticulatus laisse beaucoup de domaties libres, et les filtres sélectifs potentiels que nous avons testés ne semblent pas être très actifs. Il semble que la colonisation des plants par des intrus ne peut devenir significative que sur une longue période car elle est le fait d’organismes très généralistes. Ainsi, le contexte écologique dans lequel se trouve l’association rend la pression exercée par les organismes autres que la fourmi mutualiste beaucoup trop faible pour qu’elle puisse perturber la colonisation très spécialisée d’H. physophora par A. decemarticulatus. Les exploiteurs externes ne représentent donc pas de menaces à court terme pour l’équilibre de l’association et ce en dépit du fait que la séparation et la réunion des partenaires a lieu plusieurs fois au cours de la vie d’un plant d’H.

physophora.

1.3. Importance du modèle Hirtella /

Allomerus dans l’étude du

mutualisme

Notre étude du système H. physophora/A. decemarticulatus contribue à l’étude du mutualisme en général de deux façons principales.

Premièrement, elle valide expérimentalement certaines prévisions théoriques récentes au sujet des conditions permettant la stabilité des mutualismes à transmission horizontale. Wilkinson et Sherratt (2001) pensent que la transmission horizontale a été exagérément associée à l’instabilité évolutive par opposition à la transmission verticale : si la seconde est

par définition plus stable que la première, cela ne veut pas dire pour autant que la première est intrinsèquement instable. Par une approche théorique, ils proposent plusieurs conditions qui peuvent selon eux suffire à stabiliser une association mutualiste à transmission horizontale : 1) une dispersion locale des partenaires hétérospécifiques, 2) la possibilité de riposter aux tentatives d’exploitation, 3) la possibilité de choisir son partenaire.

Notre travail va dans le sens de leurs remarques puisqu’il prouve expérimentalement que les associations à transmission horizontale ne s’accompagnent pas nécessairement de conflits d’intérêt majeurs et n’excluent pas le maintien d’un haut degré de spécificité d’association. Plus spécifiquement, il tend à valider les conditions de stabilités énoncées ci-dessus : si le point 1 ne peut être que supposé au vu de la distribution en patches d’H. physophora (aux sommets des collines), la réalité des points 2 et 3 a pu être mise en évidence (par les effets rétroactifs négatifs dont souffriraient à court terme les tricheurs et par les capacités de reconnaissance des reines vis-à-vis de leur hôte, respectivement).

Deuxièmement, notre étude documente un facteur peu commun participant avec les conditions précédentes à la stabilité de l’association : la faible compétition interspécifique à tous les stades de l’association. Cette caractéristique est frappante car la compétition interspécifique pour l’occupation des plantes marque profondément le cycle de vie des nombreuses espèces de fourmis associées à des myrmécophytes. Divers mécanismes favorisant la coexistence des espèces d’ailleurs ont été décrits (Palmer et al. 2003). Chez le myrmécophyte amazonien Tachigali par exemple, une succession ontogénétique de huit espèces de fourmis a été mise en évidence, les premières présentant un cycle de vie très court avec un investissement précoce dans la dispersion (Fonseca et Benson 2003). Dans d’autres systèmes, c’est un trade-off compétition/colonisation ou dispersion/fécondité qui semble permettre la coexistence de différents habitants potentiels d’une même espèce de myrmécophyte (Yu et Davidson 1997; Stanton et al. 2002). Notre modèle d’étude se distingue donc nettement de ces situations. Les communautés myrmécophytes-fourmis semblent souvent être compartimentées : il apparaît ici que certains compartiments peuvent se réduire à une espèce de plante et une espèce de fourmi. Cela montre que le fonctionnement des mutualismes à transmissions horizontales peut, au moins localement, ne pas être sous l’influence de la compétition interspécifique entre associés potentiels.